Pour écrire son premier roman, Les Après-midi d’un fonctionnaire très déjanté [2], Upamanyu Chatterjee s’était largement inspiré de son expérience de haut-fonctionnaire au sein de l’Indian Administrative Service (IAS). Son protagoniste, jeune Bengali lettré, atterrissait dans une région rurale du pays, où il se retrouvait en butte à un univers à cheval entre Courteline et Kafka. À travers les yeux d’Agastya, grand amateur de joints et fin connaisseur de Marc Aurèle, il permettait au lecteur européen de découvrir l’Inde contemporaine sous bien des aspects, notamment ceux concernant les tabous sexuels.
Presque deux décennies plus tard, avec Nirvana mode d’emploi, son quatrième roman, l’écrivain met en scène un jeune homme issu des classes moyennes, littéralement dévoré par sa libido. Le lecteur est invité à suivre Bhola depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, pendant un peu plus de 25 années. Très tôt, Bhola n’aime pas son corps, il est gros et s’astreint à des régimes. Son obsession de la minceur va de pair avec une quête sexuelle effrénée, toutes deux révélatrices d’un malaise plus profond. Ses premières amours le portent vers les garçons, la cristallisation fondatrice ayant pour objet le cuisinier de ses parents, suivi de près par son professeur de sport, individu violent et sadique.
Loi des castes
Sauf que l’érotisme que dégagent les aisselles talquées d’un autre de ses professeurs, Miss Jeremiah, surnommée « Tétons fous », vient compliquer la donne de son identité sexuelle. Son imagination déchaînée lui fait, dès son plus jeune âge, envisager des scénarios qu’il s’empresse de retranscrire sur ses cahiers d’écolier : « Créer ainsi, par petits bouts, une épopée imaginaire qui enflait au fil du désir qu’il éprouvait pour toutes sortes de gens bizarres [...] - et remplacer tout cela par une vie sexuelle imaginaire dure, brutale, et complètement débridée - fut aussi [...] une sorte de cure d’amaigrissement, car cela l’aida à alléger le poids de tout ce qui lui encombrait l’esprit. » Les premières pages de l’œuvre présentent, à cet égard, un enchaînement fracassant et virevoltant de situations cocasses, où alternent scènes vécues et scènes rêvées.
Blagues de potaches et expériences diverses sont aussi, évidemment, au rendez-vous. Lorsque la situation le requiert, secondé de son ami Dosto, il n’hésite pas à produire un faux géniteur pour rencontrer le directeur de l’école, après une péripétie quelque peu scatologique... Force est de constater que les parents de Bhola, comme ceux de ses amis, semblent vivre des existences à des années-lumière de celles de leurs enfants ; les rapports sont formels, la tendresse n’y a pas sa place et c’est souvent auprès des domestiques qu’on va la rechercher. Ainsi, à l’adolescence, Dosto, enamouré, veut s’enfuir avec le chauffeur que son père vient de renvoyer ! Quant à celui de Bhola, il ne s’adresse à son fils que pour lui rappeler les devoirs attachés à sa caste. Il récite des passages du Manusmriti, traité où sont énoncées les lois régissant la société indienne, en fonction de sa caste : « Il n’existe point de salut pour celui qui boit la salive aux lèvres d’une domestique ou qui est sali par son souffle ou l’engrosse de son fils. » En dépit de leur abolition sur le plan législatif dans la Constitution indienne, le monde que dépeint Chatterjee ne cesse d’en montrer la prégnance, même si le système semble faire eau de toutes parts.
Personnalité hybride
Parvenu à l’âge adulte, Bhola, solitaire et désenchanté, ne se détermine toujours pas, il passe sans transition des hommes aux femmes et vice-versa, la sexualité se doublant d’une quête vers un absolu dont on a parfois du mal à cerner les contours. Pour satisfaire ses appétits, il ne recule devant rien, les rencontres vénales, les arrangements douteux, la fin justifiant les moyens. Le trait de Chatterjee se fait alors féroce et la comédie vire au noir. Les détails scabreux ne manquent pas. Quant aux amis et relations de Bhola, ils sont essentiellement mus dans leurs choix existentiels par l’appât du gain ou, plus simplement, par un bonheur égoïste.
Le roman décrit, de fait, la longue descente aux enfers du personnage, métaphore d’un monde en pleine déliquescence, d’un monde malade où presque toutes les règles morales ont été abandonnées. Le titre originel, Weight Loss (« Perte de poids »), symbolise à lui seul cette perte de substance, de repères, comme si le personnage n’était plus lesté par quoi que ce soit. Incapable de choisir, de se définir, voire même de s’opposer véritablement. D’ailleurs, la perte de poids véritable ne résout rien pour Bhola : « Il perdit du poids pendant 25 ans, mais n’en fut jamais satisfait. » Éternellement insatisfait, ne s’aimant pas, comme une plume au vent, Bhola se laisse finalement porter par la vie, faute aussi d’être aimé. Comment une existence s’organise-t-elle ? Tous les choix se valent-ils ? Choisit-on vraiment ? Que choisit-on ? Toute quête est-elle vaine ?
Bhola apparaît comme l’avatar du Zeno d’Italo Svevo mâtiné de quelques onces du Dorian Gray wildien. Un hybride détonnant, qui finit par émouvoir le lecteur. Ici, point de portrait qui porte la trace de la flétrissure, des renoncements, des manques de chacun des personnages. Le sort que l’auteur leur réserve est sans appel : les corps sont mutilés, abîmés, dégradés, ravinés ou bouffis à souhait. Si l’exagération est souvent au rendez-vous, c’est pour mieux dynamiter l’éventuel spleen qui pourrait gagner le lecteur. Une chose est certaine, pour dévorer ce roman, nul besoin de mode d’emploi !
Notes
1. Traduit de l’anglais (Inde) par L. Bitoun, C. Grimal, M. Ssossé, éditions Joelle Losfeld, 28 euros.
2. Robert Laffont, 20 euros.