« Un jour, j’ai servi les repas en cellule avec un t-shirt rose, raconte Déborah. Des personnes ont refusé l’assiette et sont ensuite allées se plaindre à la direction. » Depuis sa cellule, située dans un bâtiment pour hommes, la quadragénaire détaille au téléphone, à voix basse pour ne pas être entendue des autres prisonniers, les conséquences de sa transition, débutée derrière les barreaux il y a un an. Elle sait que cet appel sera écouté par l’administration pénitentiaire mais le besoin de parler est trop urgent.
Depuis des années, associations et collectifs alertent sur la prise en charge des personnes transgenres en milieu carcéral, estimées entre 100 et 200 en France – entre 15 et 30 seulement selon le ministère de la justice. Ce mardi, alors que la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) publie un avis pointant « la persistance de graves atteintes à leurs droits fondamentaux », Mediapart donne la parole à cinq femmes transgenres, détenues ou ex-détenues, envoyées de façon automatique dans des établissements pour hommes.
Parmi la centaine de prisonniers de la maison centrale où elle est enfermée depuis 2013, Déborah est la seule personne transgenre. La plupart des détenus et du personnel utilisent « monsieur » et le pronom « il » pour s’adresser à elle. Elle n’a pas non plus obtenu d’inscrire son nom d’usage sur sa porte de cellule. « Le mégenrage et les propos dépréciatifs peuvent avoir des conséquences délétères sur la santé mentale, voire conduire au suicide », met en garde June, bénévole à l’association de défense des droits des personnes transgenres Acceptess-T. Dans son rapport, la CGLPL, l’ancienne journaliste Dominique Simonnot, rappelle qu’extra-muros, déjà, les personnes transgenres « commettent environ neuf fois plus de tentatives de suicide et d’automutilations que la population générale ».
À chaque fois qu’elle enfreint le règlement intérieur – qui interdit le port de vêtements féminins en dehors de la cellule –, Déborah s’expose en plus à des sanctions disciplinaires. Ces fautes peuvent ensuite être mentionnées lors des audiences d’aménagement de peine en tant que frein à la réinsertion. « Depuis mon adolescence, je refoule, explique la détenue. Il me serait insupportable de perdre encore des années de femme. »
Le droit à l’autodétermination
En France, l’incarcération dans un quartier d’hommes ou de femmes se fait en théorie en fonction de la mention de genre à l’état civil. En pratique, pour les personnes transgenres, l’affectation se fait souvent sur la base des organes sexuels externes. Conséquence : à leur entrée en détention, les femmes transgenres sont soumises à des fouilles intégrales, à nu ou par palpations, pour « vérifier » leurs parties génitales – généralement devant plusieurs agents qui sont des hommes.
« La fouille sera toujours profondément attentatoire à la dignité, affirme l’équipe de Dominique Simonnot à Mediapart. Celles menées en particulier dans le but d’identifier le sexe anatomique doivent être proscrites. » À la place, l’autorité administrative indépendante recommande l’usage du magnétomètre (qui détecte des métaux) et la possibilité pour les personnes trans de choisir le genre des agent·e·s qui les fouilleront. Elle rappelle également que « l’absence de démarches de changement d’état civil ou de modifications physiques ne remet pas en cause la transidentité ». Et qu’« il n’y a dès lors pas de conditions de transition nécessaires à l’affectation dans les quartiers hommes ou femmes : le seul critère à prendre en compte est l’autodétermination de la personne concernée ».
La plupart du temps, les établissements placent les femmes transgenres avec les hommes... à l’isolement. Conduite en détention provisoire à la maison d’arrêt de Seysses (Haute-Garonne) en juin 2020, Jennifer a ainsi passé dix mois à l’isolement dans le quartier des hommes avant d’être transférée dans le bâtiment des femmes. « À l’écart de tous les autres prisonniers, sans accès ni au travail, ni aux activités collectives, ni aux équipements sportifs », précise à Mediapart le collectif qui la soutient. En grande détresse psychologique, au cours de l’été 2020, Jennifer est prise en charge pendant six semaines par l’unité hospitalière spécialement aménagée.
« Déjà, à l’extérieur, les femmes transgenres sont souvent en situation de rupture sociale, explique June d’Acceptess-T. Parmi celles qui sont enfermées, beaucoup sont marquées par un parcours de migration ou de travailleuses du sexe. La prison isole encore davantage. » À ce jour, Jennifer ne peut toujours pas téléphoner. Un de ses amis a même dû faire six demandes de parloir – toutes laissées sans réponse – avant de pouvoir lui rendre visite.
L’isolement, censé être une mesure punitive, est brandi par les chefs d’établissement comme le moyen de protéger les personnes transgenres. Celles qui ne sont pas à l’isolement doivent quant à elles assurer leur propre sécurité. À Caen par exemple, elles évitent les douches collectives et se lavent au lavabo de la cellule. D’autres entretiennent des relations sexuelles avec des détenu·e·s influent·e·s susceptibles de les « protéger ». Déborah, par précaution, refuse l’entrée dans sa cellule à tout détenu.
Selon une étude états-unienne citée par la CGLPL, « le risque d’être victimes d’agressions sexuelles de la part d’agents pénitentiaires [est] plus de cinq fois supérieur pour les personnes transgenres que pour le reste de la population pénale américaine, et plus de neuf fois supérieur s’agissant des agressions sexuelles par des codétenus ». L’autorité relève aussi que « les personnes transgenres, qui ont pour beaucoup subi des parcours d’une très grande violence à l’extérieur, ont tendance à minimiser ce qu’elles vivent en prison ».
Un faux « quartier spécialisé »
En France, deux prisons mettent en avant leurs pratiques : la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (Essonne) et le centre pénitentiaire de Caen (Calvados). Dans la première, la transidentité seule entraîne un placement d’office dans un « quartier hommes » pour personnes vulnérables, où les conditions sont en réalité comparables à l’isolement. Seule liberté supplémentaire : les femmes transgenres peuvent se réunir entre elles deux heures par jour, le temps d’une promenade, et, très rarement, pour une activité collective. Une pratique jugée « discriminante et ségrégative » par la CGLPL.
« La promenade est une cage à poule de 9 mètres carrés, avec un toit grillagé couvert de nids de pigeons et un sol blanc de fientes », dénonce Dounia, 23 ans. La jeune femme a été enfermée à Fleury-Mérogis entre le 8 février et le 29 mai 2021. « Cet endroit me dégoûtait. Je n’y suis allée que deux ou trois fois en quatre mois. » La seule personne à lui rendre visite, sa mère, n’a obtenu un parloir qu’au bout de deux mois. Elle apportait des vêtements pour femme que sa fille ne pouvait pas récupérer.
« On essaie de nous cacher comme si on était des monstres, témoigne Kimberly, également passée par Fleury-Mérogis en 2014. Quand le personnel doit nous emmener de notre cellule à l’infirmerie par exemple, il s’assure avant que personne ne traîne dans les couloirs. Une fois, les matons ont fait entrer un agent de ménage dans un placard à balais le temps que je traverse la pièce, pour ne pas qu’il me voie. » Malgré les sollicitations de Mediapart, l’établissement n’a pas répondu.
À Caen, le centre pénitentiaire réservé à des hommes auteurs d’infractions à caractère sexuel a déjà fait parler de lui : en 2012, lors du suicide de Nathalie, femme transgenre de 41 ans, et en 2006, quand la direction a découvert que Chloë s’était opérée elle-même en cellule, avant d’être conduite à l’hôpital. « Je suis la première femme enfermée à avoir obtenu le traitement hormonal et la possibilité de cantiner des produits féminins en détention pour hommes », explique aujourd’hui la sexagénaire, qui a lutté sans relâche pour ses droits. « Je cousais moi-même mes vêtements en récupérant des bouts de tissu dans les ateliers. Les surveillants m’appelaient “le vilain” et “la chose”. J’ai été violée trois fois. Le jour où je suis sortie de la prison, le personnel m’a dit : “Pas deux comme toi”. »
Aujourd’hui, parmi les quelque 400 cellules de Caen, quatre femmes transgenres se trouvent dans un bâtiment dit « de confiance ». Comprendre : sans barreaux aux fenêtres. Chacune occupe une cellule individuelle. Toutes peuvent travailler, ont accès à la promenade et aux activités organisées en mixité avec les hommes. Un règlement intérieur spécifique, édité en 2016, autorise ces femmes à porter du « maquillage neutre » et des « boucles d’oreille discrètes », ainsi que des robes et des foulards, uniquement dans la cellule. Le personnel du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) peut également accompagner certaines prisonnières dans des magasins lors des permissions. Il y a quelques semaines, la direction a aussi mis en place un nouveau catalogue qui permet de commander les produits d’un magasin à proximité.
« Il faut retravailler ce règlement intérieur car il est obsolète », constate cependant Aurélie Guivarch. La conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation du Calvados est la seule, avec la nouvelle directrice du centre Nicole Mininger, à avoir suivi une formation sur la prise en charge des personnes LGBTQI+. « Pour l’instant, on apprend beaucoup sur le tas », reconnaît-elle.
Certain·e·s détenu·e·s, pourtant muni·e·s d’une ordonnance, voient aussi parfois leur traitement hormonal interrompu à l’arrivée en prison.
La fonctionnaire admet aussi les défauts de la prise en charge médicale : « Certaines détenues demandent à être transférées au centre pénitentiaire de Caen en pensant qu’elles vont pouvoir y rencontrer plus facilement des spécialistes : psychologues, endocrinologues, chirurgiens pour une réassignation génitale… Mais, en réalité, les délais sont très longs, comme partout, et il est impossible de se faire opérer au CHU de Caen. »
L’affectation des détenu·e·s transgenres et le recours fréquent à l’isolement entravent leur accès aux soins. Par exemple, un·e psychothérapeute ne peut pas recevoir une personne en isolement dans son bureau et doit se déplacer. Un·e gynécologue peut difficilement se rendre dans un quartier pour hommes. Après leur vaginoplastie, opération qui nécessite des soins quotidiens, il arrive que des détenues n’aient pas accès au matériel indispensable pour se soigner. Certain·e·s détenu·e·s, pourtant muni·e·s d’une ordonnance, voient aussi parfois leur traitement hormonal interrompu à l’arrivée en prison, ce qui peut entraîner des effets somatiques délétères pour l’organisme.
« Les médecins rencontrés ont très majoritairement mégenré les personnes dont ils assuraient le suivi », s’inquiète l’équipe de Dominique Simonnot dans son rapport. « Nombreux ont suivi des formations anciennes. » La CGLPL s’alarme aussi du fait que plusieurs de ces soignants « ont indiqué que le refus de certaines personnes transgenres de recourir à une opération de réassignation sexuelle est le signe que leur transidentité n’est pas acquise ». Une vision régulièrement dénoncée comme transphobe par les associations.
L’accès à des produits spécifiques
Sandra, enfermée à Caen depuis février 2020, évoque aussi les comportements abusifs de surveillants lors des rendez-vous médicaux. « Le docteur n’a pas pu m’examiner car j’étais menottée, témoigne-t-elle. Le surveillant a dit que s’il m’enlevait les menottes, il devait rester dans la salle. Ce que j’ai refusé. » La jeune femme dénonce de manière générale un voyeurisme inquiétant : « Il y a des surveillants qui regardent un peu trop souvent et trop longuement dans l’œilleton lors des rondes. Ils entrent aussi parfois dans la cellule sans frapper avant. »
Même avec un règlement intérieur spécifique, les règles et le traitement des demandes évoluent au gré des agents en poste ou des chefs d’établissement. Quand Sandra a commandé un épilateur électrique, « l’achat a été annulé par un surveillant » au motif que Caen « est une prison pour hommes ». La prisonnière a dû attendre quatre mois avant d’en obtenir un. Et le jour où elle a demandé une montre rose, on lui en a rapporté une bleue. « Le personnel n’a pas à porter de jugement sur la transition de ces personnes », répond la conseillère du SPIP Aurélie Guivarch, lorsque Mediapart l’interroge sur le comportement de ses collègues.
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« Obtenir un déodorant d’homme alors qu’on a commandé un déodorant pour femme peut paraître un détail très futile pour les personnes cisgenres [dont l’identité de genre est en adéquation avec le sexe assigné à la naissance – ndlr], explique June, de l’association Acceptess-T. Pour les personnes transgenres, cela est vécu comme un piétinement de leur identité, puisque le choix des produits d’hygiène reste une des seules possibilités d’affirmer son identité en prison. »
Dans le plan gouvernemental d’actions pour l’égalité des droits, contre la haine et les discriminations anti-LGBT pour la période 2020-2023, une mission sur la prison figure en trois lignes : garantir l’accès à un parcours médical pour les personnes trans, créer une ligne d’écoute et former les agents. « Un travail est en cours pour harmoniser les pratiques des différents établissements pénitentiaires, fondé sur une enquête menée en juillet 2019 auprès de l’ensemble des centres, affirme le ministère de la justice à Mediapart. Un des points cruciaux sera la formation. Il existe déjà des modules sur les violences sexistes, sexuelles et les discriminations dans la formation initiale du personnel pénitentiaire. Nous voulons développer ces questions dans la formation continue. »
Si la détention ne peut pas garantir à une personne transgenre une prise en charge respectueuse de sa dignité, de son identité, de sa vie privée, de son intimité, de sa sécurité, de sa santé et de sa transition médicale, pour la CGLPL, « des alternatives à la privation de liberté, des sorties temporaires ou une remise en liberté doivent être envisagées ».
Romane Lizée