La guerre russe contre l’Ukraine s’enlise, ce qui pourrait inciter la Russie à rechercher le compromis par rapport à son but initial de conquête totale du pays, sauf peut-être l’ouest ultra-nationaliste, tout en intensifiant ses opérations militaires, en particulier aux dépens des cibles civiles, pour améliorer son rapport de forces lors des négociations. Ce pourrait aussi l’inciter à jouer son va-tout jusqu’au risque nucléaire. Il est maintenant clair que la direction Poutine avait gravement sous-estimé le sentiment national ukrainien et surestimé la capacité de son armée réorganisée et renforcée.
La faiblesse logistique de celle-ci reflète la contradiction béante entre la puissance armée, dont celle nucléaire, de la Russie et sa capacité économique qui est moindre que celle du Canada selon leur PIB nominal mesurant le pouvoir économique mondial. L’isolement de la Russie face aux pays du vieil impérialisme accentue cette contradiction. Mais le vote de l’assemblée générale de l’ONU exigeant « que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine » a montré que les pays représentant environ la moitié de la population mondiale, dont la Chine et l’Inde, ont refusé de condamner la Russie, la plupart en s’abstenant ou en étant absent.
De l’autre côté, l’Ukraine a tout intérêt à minimiser les souffrances et les dégâts de la guerre en l’arrêtant le plus vite possible quitte à accepter, du point de vue de son gouvernement libéral-nationaliste des concessions significatives. En retour d’un cessez-le-feu immédiat suivi d’évacuation totale des troupes russes (et biélorusses), l’Ukraine pourrait concéder un régime intérieur fédéraliste à la canadienne ou à l’allemande, ce qui permettrait une autonomie régionale importante en particulier culturelle, linguistique et scolaire, et accepter au niveau externe un statut de neutralité politico-militaire à la manière de la Finlande. Pour la Crimée, une fois les troupes russes parties, l’Ukraine pourrait accepter un référendum sur son statut national ce qui vraisemblablement résulterait en un rattachement à la Russie à moins peut-être que l’Ukraine ait une offre en rupture avec son nationalisme.
Des concessions à l’agresseur qui avancent l’autodétermination et la sécurité collective
On dira que c’est là une prime à l’agresseur. Faudrait-il tester la politique du pire ? À un premier niveau, à moins de vouloir faire du moralisme, c’est le prix à payer pour la fin des hostilités sur la base des rapports de force militaires sur le terrain immédiat. La chimère serait pour les camps en présence de s’accrocher jusqu’à soit l’obtention de leurs objectifs ou de l’amélioration de leurs rapports de force. Plus profondément, cependant, ces compromis sont loin d’être un nouveau Brest-Litovsk, au contraire. Ces compromis seraient dans l’intérêt non seulement de la paix mondiale mais aussi du renforcement du droit à l’autodétermination des peuples et d’un début de démantèlement des alliances militaires vers un système de sécurité pan-européen incluant à terme la Russie.
Se tient derrière le rapport de forces conjoncturel un autre rapport de forces historique découlant de l’effondrement de l’URSS suivi du renforcement subséquent de l’OTAN vers les frontières de la Russie. Ce dernier rapport de forces n’est en rien un facteur immédiat de guerre qui justifierait l’invasion poutinienne d’autant plus que le camp impérialiste dominant ÉU/OTAN battait de l’aile suite à ses déboires irakien et afghan rehaussés de crises internes économiques et politiques. Cette avancée vers l’est d’un OTAN devenu en panne a servi de prétexte commode pour masquer un chauvinisme grand-russe jusqu’à nier l’existence nationale ukrainienne pour justifier la reconstitution de l’empire tsariste reformé par le stalinisme (voir mon blogue « C’est la Russie qui joue à la roulette russe avec l’arme nucléaire, pas l’OTAN — Une guerre de libération nationale que la Russie a aveuglément niée, 27/02/22 » [1]). Elle n’en introduit pas moins un déséquilibre substantiel au détriment de la Russie entre les deux grandes puissances nucléaires mondiales délibérément provoqué les ÉU/OTAN sans aucune nécessité sécuritaire.
Le danger nucléaire se superpose à un sérieux recul de la lutte climatique
Cet affaiblissement géopolitique structurel de la Russie est envenimé par une économie oligarchique, dépendante de quelques ressources naturelles et sujette aux fuites de capitaux, qui fait du sur place. Voilà le fond de décor des surestimations et sous-estimations conjoncturelles du fol aventurisme poutinien qui joue à la roulette russe avec tant le nucléaire militaire que celui civil étant donné les nombreuses centrales en Ukraine. La résultante en est une crise mondiale de premier ordre qui relègue à l’arrière-plan l’existentielle crise climatique au point que la rareté anticipée du gaz et pétrole russes se traduisant en hausse de prix provoque un retour en grâce des hydrocarbures compétiteurs et des profits concomitants.
Cette guerre, en soi une orgie de gaz à effet de serre (GES), invite à la recrudescence des énergivores dépenses militaires, surtout en Europe où l’Allemagne bat déjà la marche. Pendant ce temps, « 3,5 milliards de personnes, soit près de la moitié de la population mondiale, vivent dans des pays très vulnérables aux impacts climatiques, a constaté le [dernier rapport du] GIEC. Ces pays sont généralement des nations plus pauvres qui ont peu contribué au réchauffement climatique et qui en supportent pourtant le poids. » (The Guardian, 3/03/22)
Des sanctions tous azimuts ne font que renforcer les fauteurs de guerre
Les apprentis-sorciers des ÉU/OTAN qui ont dressé la table de la tentation au diable russe essaient ce colmater la béante brèche à coups de soutien militaire retenu pour éviter l’escalade de la catastrophe nucléaire tout en faisant pleuvoir les sanctions frappant indifféremment l’élite dirigeante et le peuple russe quand ce ne sont pas leurs propres peuples. Certes, la fourniture en armes défensives particulièrement antichars et sol-air s’impose. Ensuite, cependant, guette le danger de l’approvisionnement en avions de combat et surtout les no-fly zones qui mènent directement à l’affrontement direct Russie-OTAN de tous les dangers.
Personne ne s’opposera aux sanctions ciblant la clique dirigeante russe, sa haute bureaucratie et sa coterie d’oligarques de même que l’approvisionnement de l’industrie militaire et bien sûr en armement. Cependant, les sanctions tous azimuts prenant à partie le commerce et les transferts monétaires, et encore plus les fermetures d’entreprises, ne sont que des bombes économiques commotionnant le peuple. Loin de l’amener à se retourner contre la direction Poutine, ces sanctions le mettront en colère contre les persécuteurs étrangers pour mieux se ranger derrière les fauteurs de guerre ou les tolérer. Ces sanctions empirent déjà, amplifiées par la spéculation, l’inflation par le biais du secteur énergétique.
Partout, une mobilisation populaire soit réprimée soit qui doit s’autonomiser et parfois freiner
Seulement les mobilisations populaires pourraient sauver la situation et même la retourner. On ne peut que saluer et soutenir la lutte armée et non-armée ukrainienne tout en souhaitant que son organisation s’autonomise par la gauche d’un gouvernement libéral-nationaliste, et de son armée qui flirte avec l’ultra-nationalisme. On laisse toutefois à la propagande russe et campiste le qualificatif de fasciste à affubler à ce gouvernement pas plus mal élu que le gouvernement étatsunien. On ne peut pas en dire autant du gouvernement russe. On ne peut aussi qu’être admiratif et solidaire du courage des protestations du peuple russe contre le gouvernement Poutine qui l’accable d’une écrasante répression. À moins de devenir massives, ces rassemblements risquent cependant la disparition.
Il ne s’agit pas pour les gouvernements de l’OTAN de rajouter une couche de sanctions créant chômage et inflation au fardeau répressif. On s’attendrait de la part des partis de gauche et des organisations syndicales et populaires des pays de l’OTAN et alliés de freiner le zèle belliqueux de leurs gouvernements pour qu’il n’aille pas au-delà de la fourniture d’armes défensives. Il en est de même de l’ardeur des sanctions pour qu’ils ne dépassent pas le niveau de la pénalisation ciblée des élites politiques et économiques russes et biélorusses.
Il est heureux que se manifeste une pression populaire pour que les gouvernements riches des pays de l’OTAN et alliés cessent de se traîner les pieds et lèvent les obstacles administratifs pour l’accueil des personnes réfugiées au lieu, comme d’habitude, de balancer le problème aux pays limitrophes plus pauvres et à l’ONU. Des ponts aériens, ferroviaires et routiers sont à organiser dès maintenant et les vérifications d’usage, si nécessaire, à organiser après l’accueil. En plus, la générosité citoyenne, pas toujours bien avisée, aura besoin d’un soutien étatique.
En creux, un racisme des deux poids, deux mesures qui ne dit pas son nom
Mais il y a ici un malaise de racisme en creux qu’on ressent face d’abord au gouvernement ukrainien qui crée des obstacles administratifs à l’évacuation des personnes racisées non-citoyennes. Cependant, cette paille ukrainienne est bien légère en comparaison de la poutre des pays de l’OTAN et alliés. Le zèle tant gouvernemental que citoyen des pays de l’OTAN et alliés envers l’Ukraine laissent croupir sous les bombes et/ou tenailler par la faim et la maladie les populations racisées du Yémen et de l’Afghanistan, et même de l’Iran affligé de dures sanctions parce que les ÉU ont renié leur signature, et de la bande de Gaza devenue une prison à ciel ouvert abandonnée à l’apartheid sioniste.
A-t-on jamais parlé de réparations de guerre en faveur des pays, tel l’Irak, la Lybie et la Serbie bombardés et/ou occupés par les ÉU/OTAN de même qu’à tous les autres où les ÉU/OTAN ont fomenté et encouragé de barbares guerres civiles tel l’ancienne Yougoslavie et plusieurs pays d’Amérique centrale ? Cette solidarité est d’autant plus pressante que la pandémie ravage la majorité de ces pays faute souvent de doses de vaccin insuffisantes ce à quoi les ÉU/OTAN n’ont jamais remédié en levant les brevets enrichissant une poignée d’entreprises pharmaceutiques. Les peuples racisées victimes des guerres sans fin de l’alliance impérialiste ÉU/OTAN ont besoin et ont aussi droit à la même solidarité que celle envers le peuple ukrainien.
C’est dans l’au-delà de ce racisme systémique, caché dans la solidarité à géométrie variable, que réside l’au-delà de cette solidarité réactive qui serait en mesure de forcer la main d’un Brest-Litovsk gagnant pour tous les peuples et d’un coup de main à l’éventuelle reconstruction de l’Ukraine à commencer par l’annulation de sa dette externe. Cette solidarité internationaliste aboutirait à l’initiative de grèves politiques prolétariennes dotées d’un programme anticapitaliste. On y trouve la fin des alliances militaires à commencer par l’OTAN étatsunienne et l’OTSC russe et de leurs gouvernements fauteurs de guerre et accroc aux hydrocarbures.
Marc Bonhomme, 4 mars 2022
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