À bien des égards, 2023 n’a pas été une bonne année pour le syndicalisme français. Les quatre mois de bras de fer avec le gouvernement au sujet de la réforme des retraites n’ont pas donné grand-chose. La loi sur le passage de l’âge de la retraite de 62 à 64 ans est passée en force au Parlement sans qu’il y ait eu de vote. Pourtant, les syndicats français ont le moral au beau fixe.
Pourquoi tant d’enthousiasme ? Tout d’abord parce que les huit syndicats ont réussi à rester unis pendant toute la durée du conflit social. Ensuite parce que les fonctionnaires qui sont généralement les plus mobilisés pour descendre dans la rue ont été cette fois rejoints par des jeunes et des salariés du privé. Seulement 10,8 % des salariés français appartiennent à un syndicat, contre 23,5 % au Royaume-Uni et 16,3 % en Allemagne. Mais les syndicats français tirent leur force de leur capacité à mobiliser les foules, mais aussi de leur rôle inscrit dans la loi dans les entreprises.
La raison la plus frappante tient également sans doute au renouvellement des instances dirigeantes. En mars, pour la première fois de ses cent vingt-huit ans d’histoire, la CGT, un syndicat proche du pari communiste, a élu à sa tête une femme, Sophie Binet. À 41 ans, la nouvelle secrétaire nationale de la CGT, passée par un syndicat étudiant, est aussi à l’aise sur les plateaux de télé que derrière un mégaphone. Elle a aussi le don de la formule. En avril, elle s’est ainsi moquée de l’allocution du président Emmanuel Macron, qui appelait à un retour au calme après des émeutes et des concerts de casseroles, en lançant qu’elle “aurait pu être faite par ChatGPT”.
Préserver l’unité de l’intersyndicale
Écologiste, féministe et issue d’une fédération de cadres, Sophie Binet détonne dans ce qui a toujours été un syndicat très masculin centré sur l’industrie lourde. Mais c’est également ce qui fait d’elle un choix intéressant. Binet pense encore pouvoir contraindre le gouvernement à renoncer à sa nouvelle réforme des retraites. Selon un sondage, 60 % des Français souhaitent que la mobilisation se poursuive. Les syndicats appellent à un 14e jour de grève le 6 juin. Et l’opposition au Parlement essaye de forcer celui-ci à abroger la loi sur l’âge de départ à la retraite.
La féminisation des syndicats est également en marche à la CFDT, le plus grand syndicat français. Après dix ans à la tête du syndicat, Laurent Berger va passer le relais le 21 juin à la secrétaire adjointe, Marylise Léon. Ici, pourtant, c’est le départ de Laurent Berger qui fait l’objet de spéculations. Fils d’un ouvrier des chantiers navals, et figure familière de toutes les manifestations, le cédétiste a gagné l’estime de la gauche en tenant tête à Macron et en préservant l’unité de l’intersyndicale. La rumeur lui prête désormais des ambitions politiques nationales.
Interrogé par The Economist, Berger dément vouloir faire de la politique “si c’est juste avoir son nom sur une affiche”. Il réfléchit toutefois à créer un espace politique entre la gauche radicale et l’hypercentre de Macron. Berger vient de sortir une livre sur le travail [Du mépris à la colère] où il explique que la gauche française doit arrêter de se fourvoyer et de considérer “le travail comme un lieu de misère, d’exploitation et d’aliénation”, mais plutôt réfléchir à rendre le travail plus juste et mieux reconnu.
Si Berger se lance en politique, il pourrait être un adversaire redoutable face à un éventuel successeur centriste de Macron. Le syndicaliste déplore la façon dont le président a imposé sa réforme des retraites, et sa colère est en phase avec le ressentiment de l’opinion publique. Pourtant, il est prudent sur la manière dont la culture du travail doit être repensée. En attendant, Berger compte bien faire une pause pour réfléchir à l’avenir de la gauche mais aussi au sien. “‘Est-ce que je vais disparaître de la vie publique ?’ De toute évidence, non.”
Courrier International
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais.