Le bilan démographique annuel de l’Insee, paru le 16 janvier, confirme que la chute des naissances en France, observée depuis 2011, se poursuit. 678 000 bébés sont nés en 2023, soit 6,6 % de moins que l’année précédente. Le soir même, pendant sa conférence de presse, Emmanuel Macron a annoncé son intention de « relancer la natalité » par un plan de « réarmement démographique ».
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), le démographe Hervé Le Bras analyse les causes de cette baisse de la fécondité en France et les propositions du président de la République.
Mediapart : Emmanuel Macron a parlé mardi 16 janvier de « réarmement démographique », et déclaré que « notre France sera plus forte par la relance de sa natalité ». Que vous inspire ce lien entre puissance du pays et natalité ?
Hervé Le Bras : L’expression de « réarmement » est grotesque. On ne fait pas des enfants avec des fusils. Par ailleurs, sur le lien entre natalité et puissance du pays, Emmanuel Macron est très daté. D’habitude, on cite Jean Bodin dans Les Six Livres de la République, qui date du XVIe siècle : il y écrit qu’il « n’est de richesse que d’hommes ».
Le démographe Hervé Le Bras. © Photo Jean-Luc Luyssen / REA
Depuis, il y a eu beaucoup d’études réalisées sur la relation entre croissance économique et croissance démographique, et on n’a jamais pu mettre en évidence la moindre causalité. L’Allemagne en fournit la preuve : le pays a mieux réussi économiquement que la France en ayant une fécondité, pendant près de 50 ans, d’un demi-enfant de moins qu’en France.
Sur ce sujet, il vaudrait mieux s’intéresser à ce que disent les écologistes au sujet de la population. On n’est plus du tout aujourd’hui dans cette idée du nombre qui fait la force.
Comment peut-on analyser la baisse régulière, depuis une dizaine d’années, du taux de fécondité ?
En 2014, on était à deux enfants par femme. En 2022, on était à 1,8. On assistait alors à une baisse lente, graduelle. Puis tout à coup, il y a eu un décrochage de – 6,6 %.
La baisse lente, sur le long terme, est liée à un changement profond des structures de la famille. On constate d’ailleurs une convergence au niveau européen : l’écart entre les pays de l’UE se réduit depuis longtemps, puisque l’indice de fécondité baisse dans les pays où il était fort et il se maintient ou augmente dans les pays où il était faible.
La seconde explication repose sur l’évolution des rapports hommes-femmes concernant les diplômes et les tâches ménagères. Dans les années 1980, a été lancé en France le slogan selon lequel il fallait concilier vie familiale et vie professionnelle. Il consistait à chercher à faire en sorte que la famille ne soit pas un obstacle à la carrière des femmes.
Mais, en pointillé, il a conduit les femmes à mener une double journée de travail : une journée au travail, une journée pour les tâches ménagères, la famille et les enfants. Ce modèle suppose, pour qu’il fonctionne bien, que les hommes s’intéressent davantage aux tâches familiales que par le passé. Or les enquêtes de l’Insee montrent qu’il y a un petit peu de progrès, mais pas beaucoup.
Dans le même temps, et je pense que c’est le facteur important, sur les quarante dernières années, les femmes sont devenues nettement plus diplômées que les hommes. Donc elles ne voient pas pourquoi elles feraient ces doubles journées. Et elles pensent que leur carrière compte aussi.
Prenons les trois pays du sud de l’Europe, la Grèce, l’Italie et l’Espagne : ils ont des fécondités très faibles. On l’explique par la difficulté d’y concilier vie familiale et vie professionnelle. Une jeune femme qui a un enfant en Italie n’a presque aucune chance de trouver un emploi. Résultat : l’Italie est le pays d’Europe où l’âge moyen à la maternité est le plus élevé et celui où la fécondité est la plus faible.
La possibilité pour les femmes d’accéder à l’emploi dans des conditions relativement égalitaires est vraiment une variable importante de la fécondité. Pourtant, Emmanuel Macron n’a pas prononcé le mot « maternelle », ou le mot « crèche » dans son discours. C’est un vrai problème.
Un nouveau-né dans une maternité française en 2021. © Photo Amélie Benoist / BSIP via AFP
Il y a une troisième explication : la véritable cause du babyboom, c’est le rejet de l’enfant unique. Il y a eu de grosses campagnes dans l’entre-deux-guerres expliquant qu’être enfant unique était mauvais pour l’enfant. Cette idée a longtemps imprégné la mentalité française. Mais ce tabou s’est érodé. Les psychologues ont montré que les enfants uniques se portaient aussi bien que les autres, et la proportion de familles avec un seul enfant augmente en France.
Moins de 700 000 naissances en France en 2023, une baisse de 6,6 % par rapport à l’année précédente. Ce recul brutal est-il surprenant ? Et faut-il s’en inquiéter ?
On ne s’y attendait pas. On constatait une baisse lente depuis des années mais là, il s’agit d’une chute brusque. C’est assez mystérieux.
Mais ce n’est pas inquiétant. À court terme, c’est même plutôt positif : il y aura moins de pression sur le nombre d’enfants par classe, sur le nombre d’enfants par professeur, pourvu que l’État ne ferme pas des classes. Et puis, un enfant, ça coûte cher. Donc les ménages auront un peu plus d’argent pour la consommation ou pour l’épargne.
En revanche, dans 20-25 ans, les générations creuses arriveront à l’âge de l’emploi. Et là, cette baisse de la fécondité posera un problème pour financer les retraites. Mais on a le temps de voir venir. Surtout quand on fait une réforme des retraites tous les quatre ou cinq ans !
Je pense donc que c’est une erreur de s’inquiéter. Surtout que l’on raisonne, comme toujours, à immigration nulle. Or l’immigration corrige, ou corrigera cette baisse de la fécondité.
Ces questions démographiques sont aussi historiquement un thème de prédilection de l’extrême droite : pourquoi ?
C’est une évolution curieuse : au début, le thème du natalisme est plutôt républicain. Par exemple, il existe une grande association nataliste fondée en 1891, qui s’appelle l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française. Parmi les fondateurs, vous avez Émile Zola. Vous avez aussi Jacques Bertillon, qui était dreyfusard.
Cette approche était plutôt considérée comme patriotique, par peur de l’Allemagne.
Cela a changé dans les années 1930, et puis surtout sous Pétain, avec le slogan « Travail, famille, patrie ». La natalité est alors devenue un thème de droite et même d’extrême droite. Dès cette époque, c’était un moyen de dire qu’il faut faire des enfants et ne pas accepter d’immigrés.
Aujourd’hui, l’extrême droite lie étroitement la question de la natalité et l’immigration. Marine Le Pen parle de « submersion migratoire », Éric Zemmour de « grand remplacement »...
C’est un fantasme complet : il n’y a pas de grand remplacement, cela n’existe pas. La pierre d’achoppement du grand remplacement, c’est la mixité des unions. Le racisme, c’est la haine du métissage, c’est un des marqueurs les plus profonds de la pensée d’extrême droite. Dès qu’on discute un peu avec des gens de Reconquête, ils récusent absolument les chiffres. Ils récusent les modèles, ils récusent les statistiques.
En Italie, en Hongrie, quand l’extrême droite arrive au pouvoir, elle s’attaque généralement à la question de la baisse de la fécondité.
Tout à fait, Orbán a par exemple une grande politique d’encouragement à la natalité, avec retour des femmes au foyer. D’une manière générale, les mesures envisagées ont très peu d’effet et l’on voit que ça ne marche pas. En cela l’extrême droite française est ringarde sur le sujet. En Italie, Georgia Meloni est plus réaliste finalement : elle a compris que la seule chose qui marche, c’est de faire appel à l’immigration.
Cette baisse de la fécondité est-elle une spécificité européenne ?
Pas du tout. En 2021, la Chine est à 1,16 enfant par femme. Singapour est à 1 enfant par femme, le Japon à 1,25, Taïwan est à 1,11. La Corée du Sud en 2023, c’est 0,78 enfant par femme. Vous avez donc aussi une convergence dans l’Est de l’Asie avec ces fécondités extrêmement faibles.
C’est peut-être le meilleur exemple du manque d’efficacité des politiques natalistes. En 2017, alors que la politique de l’enfant unique était encore en vigueur, la Chine était à 1,8 enfant par femme. Depuis, cette politique a disparu : alors que la possibilité est donnée de faire plus d’enfants, c’est exactement le contraire qui se produit.
Youmni Kezzouf