Sur l’échelle de l’escalade entre Téhéran et Tel-Aviv, c’est le barreau le plus haut jamais atteint par l’armée israélienne. Les six missiles tirés lundi 1er avril, en pleine journée, par des chasseurs israéliens sur le consulat iranien de Damas, la capitale syrienne, dans le quartier des ministères et des ambassades, ont non seulement détruit entièrement ce bâtiment mais aussi, selon la presse iranienne, tué deux très haut gradés et au moins 11 autres personnes, dont sept officiers de la force Al-Qods (nom arabe de Jérusalem), branche des Gardiens de la révolution chargée des opérations extérieures de la République islamique.
Des images diffusées sur le réseau Instagram montrent un immeuble complètement pulvérisé.
Jamais encore l’armée israélienne n’avait ouvertement frappé une enceinte diplomatique, de surcroît mitoyenne à la fois de l’ambassade d’Iran et de celle du Canada. Elle n’a pas hésité, en outre, à bombarder en plein jour. Jamais, non plus, elle n’avait éliminé de responsables iraniens de cette envergure sur le territoire syrien.
Le bâtiment annexe à l’ambassade iranienne à Damas (Syrie), après la frappe israélienne du 1er avril 2024. © Photo Louai Beshara / AFP
Ancien commandant des forces aériennes des Pasdaran (Gardiens de la révolution), le général Mohammad Reza Zahedi avait été l’un des premiers officiers envoyés en Syrie pour réprimer la contestation alors pacifique de 2011, puis pour assurer la coordination entre les forces iraniennes, le régime syrien et le Hezbollah pendant la guerre civile.
Au moment de l’attaque, il dirigeait une unité chargée de transférer des armes et des munitions vers le Liban. Il figurait sur la liste des responsables iraniens soumis aux sanctions américaines et à celles de l’ONU relatives à la prolifération nucléaire et balistique de l’Iran. Le second général tué, Mohammad Hadi Haji-Rahimi, était son adjoint.
Selon le spécialiste des Pasdaran Jason Brodsky, « Zahedi était depuis longtemps sur la liste des cibles israéliennes » et son assassinat n’est donc pas la conséquence des récentes attaques de drones menées par des milices chiites irakiennes contre la station balnéaire d’Eilat.
De nombreuses attaques depuis le 7 octobre
L’attaque du 1er avril fait suite à de nombreuses autres. Parmi les dernières imputées à Israël, celle qui a tué, en décembre 2023, à Damas, Seyyed Radhi Moussavi, un autre responsable de la force Al-Qods, chargé du transfert et du transport d’armes de l’Iran vers la Syrie, le Liban, l’Irak, le Yémen et les territoires palestiniens. Et, à la mi-janvier, Hojatollah Omidvar, chef adjoint du renseignement militaire de la même branche des Pasdaran, avait été assassiné à son tour près de Damas.
Il faut ajouter les trois commandants de la brigade Al-Radwan, les forces spéciales du Hezbollah, tués dans le sud du Liban, ainsi que quelque 270 autres combattants.
Après chaque assassinat, Téhéran a toujours promis de se venger. Le Guide suprême Ali Khamenei l’a de nouveau réaffirmé sur le réseau social X : « Le régime maléfique sioniste sera puni par nos hommes courageux. »
Mais, jusqu’à présent, les attaques iraniennes n’ont jamais visé directement Israël, préférant s’en prendre à ses alliés, comme celle contre Erbil, capitale du Kurdistan irakien, où, le 15 janvier, des missiles balistiques et des drones suicides ont été tirés sur un quartier huppé de la ville, faisant quatre morts, plusieurs blessés et des dégâts considérables.
Cette fois, l’enjeu est autrement plus important. Même si la représentation iranienne à Damas est connue pour être le quartier général de la force Al-Qods dans la région, le consulat visé bénéficie d’une protection et d’une inviolabilité diplomatiques, et son personnel de l’immunité. C’est donc en quelque sorte le territoire iranien qui a été touché. Le ministre iranien des affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, n’a d’ailleurs pas manqué, mardi 2 avril, de qualifier l’attaque israélienne de « violation de toutes les obligations et conventions internationales ».
Téhéran calibre sa riposte
Pour Téhéran, la difficulté est à présent de bien calibrer sa riposte pour qu’elle ne provoque pas un conflit direct avec l’État hébreu. Les responsables iraniens estiment en effet que les attaques israéliennes sont un piège tendu par Tel-Aviv pour les entraîner dans une guerre qui pourrait ensuite déboucher sur une confrontation avec les États-Unis, au cours de laquelle la République islamique aurait tout à perdre.
Ce risque de confrontation est craint par les États-Unis qui, très vite, ont fait savoir qu’ils n’étaient pas impliqués dans l’attaque du consulat. « Israël a informé l’administration Biden quelques minutes avant que son armée de l’air ne mène la frappe, mais n’a pas demandé le feu vert des États-Unis […]. L’avertissement israélien n’était pas détaillé », a indiqué un porte-parole américain.
Jusqu’à présent, pour justifier son absence de réponse aux attaques israélienne, Téhéran a forgé le concept de « patience stratégique ». Un concept que la frappe israélienne sur le consulat de Damas met cependant à mal.
À l’évidence, celle-ci répond non seulement à la volonté de désorganiser la logistique iranienne, de desserrer la pression de Téhéran dans le Nord, de montrer sa capacité de frapper son ennemi à la tête dans ses repaires les plus secrets, mais aussi celle de tester les réactions de l’Iran, tout en pariant sur le fait que la République islamique et le Hezbollah ne voudront pas mener une guerre d’envergure et que leur calcul ne changera pas, quel que soit le nombre d’échelons gravis lors de l’escalade. Est-ce que, cette fois, ce sera encore le cas ?
Cibler le consulat, c’est cibler la métropole. Ne pas réagir, c’est courber l’échine.
« Devant une attaque comme celle du 1er avril, l’Iran se doit de répondre, souligne le politiste Firas Kontar, auteur de Syrie, la révolution impossible (éditions Aledeia, 2023). Va-t-il le faire directement ou, à nouveau, via le Hezbollah et ses autres mandataires dans la région ? Mais on voit déjà de la prudence, des hésitations, qui en disent long. Le Hezbollah aurait dû répliquer immédiatement par des salves de roquettes, il ne l’a même pas fait. C’est vrai aussi que, dès le 7 octobre, Benyamin Nétanyahou avait prévenu qu’il ferait payer très cher à ce pays si le parti de Dieu levait le petit doigt. »
« Téhéran a un problème d’image, renchérit Alex Vatanka, directeur du programme Iran au Middle East Institute, cité par le quotidien libanais L’Orient-Le jour. Si vous dites que vous êtes très fort, mais que vous êtes constamment frappé et que vous ne réagissez pas, alors votre force n’est plus crédible. Jusqu’à présent, l’Iran pouvait faire la sourde oreille, du moins à moitié, face aux actions israéliennes visant ses hommes en Syrie. Dans son esprit, Damas est une “colonie”. En revanche, cibler le consulat, c’est cibler la métropole. Ne pas réagir, c’est courber l’échine. Le 1er avril, Israël a fait un quasi-strike. Dès lors, il sera impossible pour Téhéran de trouver la parade rhétorique adéquate pour se dérober. »
Les options qui s’offrent au régime iranien comportent toutes un risque, en particulier s’il riposte à partir de son territoire, comme celui d’une guerre totale avec les États-Unis alors qu’il est déjà confronté à un front intérieur, avec une jeunesse qui lui est largement hostile. Mais la possibilité de recourir une nouvelle fois à ses alliés et mandataires à partir des fronts libanais, irakien, yéménite et syrien n’est pas non plus sans risque, à l’heure où Nétanyahou semble chercher la confrontation.
Là encore, la prudence s’impose pour Téhéran. Car ce qui interroge, dans l’attaque du 1er avril, c’est la qualité du renseignement israélien.
« On doit se poser la question : qui les informe avec tant de précision ?, souligne Firas Kontar. On a appris que le consul iranien participait à la réunion avec les officiers d’Al-Qods. Les militaires israéliens ont donc attendu qu’il sorte du consulat pour tirer leurs missiles. Pareil pour l’assassinat de Hojatollah Omidvar : la frappe l’a visé dans une ferme isolée de la banlieue de Damas où il avait rendez-vous avec une femme – tuée elle aussi. Est-ce que ces informations viennent du régime syrien, où certains responsables en ont sans doute assez de la mainmise des Iraniens sur le pays ? Ils décident en effet de tout, contrôlent les aéroports, les frontières, entrent et sortent du pays comme dans un moulin. »
« Quant aux Israéliens, ils doivent se mordre les doigts d’avoir préféré soutenir Bachar al-Assad pendant la guerre civile syrienne en faisant valoir qu’un diable que l’on connaît est préférable à un diable que l’on ne connaît pas, conclut le même chercheur. Ils n’avaient pas prévu que leur ennemi iranien allait faire main basse sur le pays et qu’il serait à leur frontière. »
Jean-Pierre Perrin