1. Introduction.
Réflexion : Un spectre hante le monde : le spectre de l’éco-anxiété.
Ce n’est pas un simple effet médiatique, ni un ressenti propre aux pays industrialisés et riches, ni un ressenti propre aux citoyens ayant un haut niveau d’éducation.
C’est un ressenti mondial, de plus en plus prégnant, qui signifie que la crise écologique rebat les cartes. Il ne s’agit plus seulement, pour tous les perdants du système capitaliste, de se battre pour mieux vivre, mais de se battre pour sauver l’humanité en route dans une course vers l’abîme.
L’approche très dominante est celle de la collapsologie. Or les arguments des collapsologues posent cependant questions et souffrent de défauts majeurs :
• Pas de classes sociales ni de responsables identifiés, alors qu’on pourrait être « effondriste » et cibler les responsables
• Les humains seraient du coup fondamentalement responsables en tant que tels, ce qui est contraire aux théories de l’évolution et à l’approche scientifique c’est-à-dire matérialiste, car il s’agit en l’occurrence d’une pensée essentialiste
• Le point de non retour n’est jamais clairement défini.
Mon discours n’est pas une vérité, mais l’état de mes réflexions avec la volonté d’être cohérent et de m’appuyer sur les travaux des anthropologues et archéologues mais aussi sur ceux des biologistes de l’évolution. Mon approche est similaire à celle de l’historien Jérôme Baschet : « Se placer dans la perspective historique permet d’en finir avec l’illusion de la naturalité du phénomène ». Cela suppose aussi de définir la crise écologique pour en définir l’origine.
2. Quelques mots sur la crise écologique.
La crise écologique se décline en deux dimensions qui s’interconnectent à tous les niveaux (dans leur origine, leurs conséquences, leurs interactions) :
• Une crise climatique qui s’insère dans la problématique des limites planétaires : les humains dépassent-ils les limites ? Y a-t-il des limites ?
• Une crise de biodiversité qui peut enclencher un effondrement du vivant.
Ce que nous savons (c’est un consensus scientifique), c’est que cette crise écologique est la conséquence des activités humaines. Il n’y a pas de causes extérieures.
La question se pose du nom à donner à cette période de crise : anthropocène ou capitalocène ? Si la question est pertinente, la poser telle quelle (en opposant les deux termes) l’est moins. En effet, les deux termes ont leur part d’ambiguïté.
Anthropocène peut laisser sous-entendre que cette crise est le produit de l’humanité « en tant que telle » et donc gommer les responsabilités fort différentes des classes dominantes et des classes dominées. Et poser la problématique ainsi fait l’impasse sur pourquoi et comment en est-on arrivés là, et peut nous entraîner sur la pente de la « nature humaine », donc nourrir les pensées de l’effondrement (« De toute façon, il est trop tard »). Mais le terme a toutefois une pertinence dans le sens où il interroge sur le fonctionnement des sociétés humaines, au-delà de la période récente du capitalisme.
Capitalocène peut laisser sous-entendre que l’origine de la crise est le capitalisme, quand tant d’éléments nous indiquent que le problème est antérieur au capitalisme. Et poser la problématique ainsi fait aussi l’impasse sur pourquoi et comment en est-on arrivés là. Cela peut aussi laisser croire qu’il suffirait d’un changement politique et économique pour résoudre la crise « rapidement et facilement », ce qui n’est évidemment pas le cas. Reste qu’à l’évidence, le capitalisme est un fantastique accélérateur de la crise écologique. On peut parler d’accélération exponentielle, ce qui donne une pertinence au terme. Mais le capitalisme n’est pas seulement responsable d’une accélération de la crise écologique. En effet, il engage, via la marchandisation de tout le vivant, un rapport écocidaire avec le monde.
3. la question des limites
Pour résoudre cette difficulté, il est donc indispensable de porter un regard sur les origines de la crise et la place particulière de l’espèce humaine dans le vivant. La question posée est ainsi celle des limites au développement d’une espèce. A l’évidence, les humains sont en train de dépasser les limites.
Changement climatique, acidification des océans, déséquilibre du cycle du carbone, de l’azote, du phosphore, de l’eau douce, érosion de la biodiversité : tout est interconnecté.
Cette question des limites a une histoire récente : Thomas Malthus (fin 18e, début 19e), Paul Ralph Ehrlich qu’il ne faut pas confondre avec Paul Ehrlich (La bombe P, 1968) et Dennis Meadows (Les limites à la croissance, Club de Rome, 1972).
On peut identifier trois erreurs majeures de Malthus :
• La démographie est pensée comme exponentielle (voir plus loin).
• Les ressources sont limitées. Il n’a pas vu que l’humanité fabrique ses ressources via son travail et sa technologie. La question en fait est avant tout celle des conséquences (en termes de limites planétaires) de la fabrication des ressources en exploitant à outrance la planète. Bien avant d’épuiser les ressources, l’humanité déstabilise la biosphère par les conséquences des formes d’utilisation des ressources. Au passage, c’est la raison pour laquelle l’énergie nucléaire ne peut être (même de manière transitoire) une solution à la crise énergétique, mais au contraire ne peut qu’amplifier la crise.
• Il prend le parti des classes dominantes et fait l’impasse justement sur leurs responsabilités.
On lui pardonne les deux premières erreurs, pas la dernière !
On ne pardonne pas à Ehrlich ni au couple Meadows car ils auraient dû savoir qu’il n’y aurait pas de bombe Population ! Dès 1963, des démographes alertaient sur le prochain déclin de la démographie humaine, comme l’écologiste américain Barry Commoner.
4. Homo sapiens est-il une espèce à part ?
Pourtant, il n’y a pas de différence de nature entre notre espèce, Homo sapiens, et les autres espèces vivantes, végétales ou animales, mais une différence (importante) de degré aux conséquences considérables.
Toutes les espèces, pour survivre, ont vocation à défendre leurs intérêts et donc sont en permanence en situation de dépassement des limites. Si le vivant s’est maintenu, c’est qu’il existe un mécanisme de contrôle qui permet d’éviter le « dérapage ».
Celui-ci a pourtant déjà eu lieu dans le passé. Lors de la crise du Dévonien, il y a 360 millions d’années, on a identifié qu’une des causes est climatique (refroidissement généralisé de la planète) largement amplifié (sinon créé) par le fonctionnement du vivant : la diversification des plantes terrestres ayant (sans limites !) entraîné une baisse importante du CO² dans l’atmosphère, réduisant trop l’effet de serre.
Le mécanisme de contrôle s’est mis en route un peu tard, ce qui a conduit à une perte de 75% des espèces, prélude au redémarrage de la diversification du vivant.
Ce mécanisme, c’est la sélection naturelle. Quant une espèce dépasse les limites (mouvantes et évolutives), la sanction est en général rapide.
Le « jeu », pour les espèces (en fait pour les individus dans le cadre de leur espèce) est de trouver toutes les parades possibles pour résister à la pression de sélection : résister aux changements internes de la biosphère (en particulier climatiques), résister à la pression à l’échelle individuelle (compétition intra-spécifique), résister à la compétition à l’échelle de l’espèce (compétition avec les autres espèces pour l’accès aux ressources).
Dans le cas de la crise du Dévonien, le mécanisme n’a pas fonctionné assez vite car il a été dépassé par l’emballement de la crise climatique. Cela peut nous rappeler le présent…
Et dans le « jeu » des parades face à la pression de la sélection, l’espèce humaine s’est avérée prodigieusement performante. Dans le vivant, la sélection naturelle a favorisé la naissance et le développement des instincts sociaux (empathie, entraide) qui ont permis de s’opposer à la sélection naturelle. L’erreur serait de croire que la sélection naturelle élimine les plus faibles, les moins aptes, ce qui renforce les espèces et porte leur progrès évolutif. Cela paraît une pensée logique, mais c’est en fait un lourd contre-sens.
C’est la pression de sélection qui porte sur les plus faibles et les moins aptes, mais l’espèce gagnante est celle qui réussit au contraire à conserver ses faibles et ses moins aptes, pour plusieurs raisons :
• Conserver les soi-disant faibles, inadaptés, marginaux permet de conserver la diversité génétique et culturelle qui porte la capacité de s’adapter aux changements. Le « faible » peut être porteur d’une variation génétique d’intérêt insoupçonné qui permettra la survie de l’espèce dans le cadre d’une pression nouvelle ou particulière de sélection. La population faible, marginale peut porter des connaissances culturelles qui vont être vitales dans certains contextes.
• La notion d’aptitude est discutable : apte à faire quoi ? conserver un « faible physiquement » mais qui va inventer la théorie de la relativité est fortement utile à l’espèce, qui réussit cet exploit par le développement de ses instincts sociaux.
• Conserver les soi-disant faibles augmente la cohésion sociale du groupe (le « fort » du moment va devenir un « faible » un jour) et optimise de manière exponentielle les compétences collectives de l’espèce.
• Et dans ce domaine (à plusieurs on est infiniment plus forts que tout seuls), l’espèce humaine a eu un succès évolutif inédit. On peut parler de « succès » puisque notre espèce est la seule assez puissante pour menacer tout le vivant et donc se menacer elle-même. Pour le moment on est dans le cadre d’une victoire à la Pyrrhus : nous sommes victimes de notre réussite.
Homo sapiens est fondamentalement coopératif ! Et c’est bien Kropotkine qui a raison contre Hobbes.
Chez les collapsologues, on constate une inversion de l’histoire : on invente qu’Homo sapiens est fondamentalement égoïste pour inventer que la crise écologique pourrait le rendre coopératif, alors qu’en fait il est fondamentalement coopératif et que ses réflexes égoïstes prennent le dessus dès l’instauration des sociétés de classes.
5. Pourquoi alors sommes-nous sur une voie de garage qui ressemble à une impasse ?
La question est donc d’identifier pourquoi l’espèce humaine n’a pas mis ses compétences exceptionnelles (sociales et par prolongement cognitives) au service d’un mécanisme de contrôle conscient assurant sa survie.
Nous savons que les sociétés préindustrielles et surtout celles antérieures à l’époque néolithique étaient remarquables par la variété, la diversité de leurs systèmes culturels. Ces sociétés n’étaient pas exemptes de violence (il n’y a pas le « bon sauvage » du communisme primitif), mais la constante est l’invention et le maintien durant de longues périodes de mécanismes culturels de contrôle de l’individualisme, ce qui limitait de manière drastique les possibilités d’accaparement des ressources par des individus ou des minorités.
Ces sociétés n’étaient pas non plus exemptes de dépassements des limites. Ainsi, ce sont bien les populations humaines du paléolithique qui sont responsables en (grande) partie de la disparition de la mégafaune, sur de vastes espaces.
Mais ces impacts étaient limités par le faible nombre d’humains et leurs capacités techniques limitées. Ce n’est pas une question de différence de nature entre ces sociétés anciennes et celles d’aujourd’hui, mais une différence d’échelle.
Le moment de bascule vient de l’émergence de classes sociales dominantes qui, en captant les ressources pour leurs intérêts propres, en faisant ainsi « sauter le verrou » des mécanismes de contrôle de l’individualisme, entraînent toutes les sociétés humaines dans la dérive d’un productivisme sans limites, enclenchant à terme la crise écologique que nous connaissons aujourd’hui.
Et engageant de fait l’espèce humaine dans une voie à contre sens de l’évolution, qui, à l’inverse, avait sélectionné les instincts sociaux de coopération et d’entraide. Le capitalisme n’est pas un progrès, mais le dernier avatar d’un retour en arrière évolutif.
On peut situer ce moment de bascule il y a environ (suivant les régions de la planète) entre 12 000 et 8 000 ans. En sachant que des sociétés humaines ont résisté (jusqu’à aujourd’hui) à cette dérive. Et même dans les sociétés qui se sont engagées dans cette voie sans issue (99% des humains aujourd’hui…), les comportements de coopération n’ont jamais cessé. Toute l’histoire des sociétés humaines est celle des révolutions contre les classes dominantes et plus largement encore du maintien, de la diversification, de l’adaptation de systèmes culturels coopératifs. On nous dit que le moteur économique de nos sociétés industrielles est l’appât du gain en faisant abstraction de tous les comportements et investissements individuels non marchands, moteurs d’évolution des sociétés en fait beaucoup plus importants.
Il est remarquable aussi de constater que ce moment de bascule vers des sociétés de classes est aussi celui du basculement des sociétés vers le modèle patriarcal.
Il est temps d’aborder une question majeure : pourquoi cette bascule ? Si elle a eu lieu, c’est qu’elle a malgré tout représenté un avantage évolutif pour les populations concernées. Etait-elle alors fatale, comme une conséquence déterminée du processus évolutif de l’espèce ?
Vient évidemment à l’esprit la corrélation entre ce moment de bascule vers des sociétés de classes et patriarcales et l’émergence de l’agriculture comme système économique dominant.
On a alors une explication de bons sens : agriculture = sociétés de classes= crise écologique. Bref, on aurait dû rester comme avant ! C’était mieux !
Mais souvent le « bon sens » est un contre sens…et la corrélation n’est pas une preuve.
En effet, si certains systèmes agricoles (les céréales) ont pu favoriser la dérive, celle-ci n’est pas un produit fatal de l’économie. Il faut bien avouer que l’on n’a pas (et on aura peut-être jamais) la clé du problème. Tout au plus peut-on avancer une explication qui aura au moins le mérite de stimuler les recherches : l’avantage évolutif des sociétés patriarcales contrôlées par une classe dominante est certainement militaire. Ces sociétés ont été plus performantes pour écraser et faire disparaître les autres par la force. En quelque sorte l’émergence de l’agriculture aurait créé les conditions favorables pour la dérive, mais sans être une cause obligatoire.
Un avantage évolutif peut cependant être provisoire et constituer à terme un désavantage évolutif. On estime à quelques millions d’années le temps d’existence d’une espèce. Même si ceci est un constat sur le passé du vivant et n’exclut pas la possibilité d’un temps plus long, il n’en reste pas moins que si notre espèce ne contrôle pas (vite) la crise écologique, elle risque fort d’être bien loin du temps moyen en termes de durée de vie.
Et des successeurs « intelligents » qui dans 10 millions d’années se pencheraient sur l’étude du « moment Homo sapiens » seraient contraints de dire que le faible temps d’existence des humains était le signe d’une impasse évolutive et non d’un progrès.
Si l’on prend en compte l’explication de l’avantage militaire, on doit constater que la fragilité culturelle des populations humaines pour y résister s’appuyait sur une réalité : les instincts sociaux d’entraide et de coopération restaient « cantonnés » au clan et à la tribu. L’autre n’était pas considéré comme un humain. Un autre élément à prendre en considération est que les systèmes culturels de contrôle de l’individualisme étaient aussi porteurs de formes de négation de l’individu, donc de libertés.
Or la naissance récente de l’individu ne favorise pas l’individualisme et l’égoïsme (sublimé dans la création de classes sociales dominantes), mais c’est tout le contraire !
6. le processus de civilisation
L’évolution des sociétés humaines a eu comme conséquence une réalité factuelle : les populations humaines sont passées de quelques milliers d’individus à 8 milliards aujourd’hui et 9 milliards demain, ce qui évidemment change complètement le contexte.
A ce stade il est important d’aborder la question de l’augmentation de la population. Nous l’avons abordé sous l’angle positif (la naissance de l’humanité comme unité symbolique).
N’est-elle pas aussi ou surtout le principal problème ? C’est le concept « malthusien » de la « bombe P ». La crise écologique serait due au trop grand nombre d’humains. Cela parait effectivement de bon sens et encore une fois, le bon sens conduit au contre sens.
Et ce pour deux raisons :
• Les humains ont fabriqué leurs propres ressources. S’ils sont encore restreints par les ressources fondamentales (la diminution des matières premières et les limites énergétiques), nous savons aujourd’hui que l’essentiel des problèmes ne vient pas du nombre d’humains, mais de la façon dont ceux-ci impactent la biosphère. Et en particulier nous savons que les classes dominantes (le capitalisme aujourd’hui) portent (et de loin) la principale responsabilité dans la mauvaise gestion de la biosphère. La Terre peut en fait facilement faire vivre 10 milliards d’humains…sans crise écologique, ni climatique ni de biodiversité.
• La bascule démographique rebat les cartes. Cela n’avait pas été prévu par les démographes avant les années 1970 et évidemment pas par les écologistes. Partout le taux de renouvellement des populations n’est plus assuré. Ce phénomène qui est une tendance lourde d’origine sociale est accentué fortement par la diminution des capacités reproductives des humains. La population humaine va diminuer. Elle augmente encore pour quelques décennies par effet retard, puis va diminuer drastiquement. La « bombe P » existe donc, mais dans l’autre sens. Et ceci va poser d’innombrables problèmes.
Il a fallu un long « processus de civilisation » pour que l’augmentation de la population humaine et son interconnexion économique (la mondialisation) conduisent à l’existence symbolique de l’ensemble de l’espèce comme une tribu unique, pouvant partager les comportements d’entraide, d’empathie et de soutien.
Cela pose évidemment la question du sens de l’histoire (un processus de civilisation). On peut dire qu’il existe effectivement un sens de l’histoire porté par deux données factuelles : l’augmentation de la population (on ne pense pas de la même façon à 8 milliards interconnectés ou à 200 000 en populations éclatées et se rencontrant en fait très peu) et l’augmentation des connaissances portées par les facultés d’enseignement cumulatif et permettant donc de sortir des explications non matérialistes du monde.
Ainsi, le processus de civilisation est en fait paradoxal : il est construit par l’émergence de l’humanité comme une entité potentiellement solidaire, mais ceci s’est fait au détriment de la perte des mécanismes de contrôle de l’individualisme.
La crise écologique est donc à appréhender en quatre étapes, en sachant qu’il s’agit plus d’un continuum que d’étapes séparées clairement les unes des autres et que ces étapes ne signifient pas un déroulement historique mécanique. Si rien ne vient de rien, donc si l’étape 2 est bien le produit de l’étape 1, l’étape 2 n’est pas obligatoire dans sa forme. L’espèce aurait pu ne pas s’installer dans la voie de l’étape 2 mais dans une autre étape 2 et du coup l’étape 3 n’aurait pas eu lieu ou bien sous une forme totalement différente.
Pour comprendre ce fonctionnement, on peut faire appel à l’évolution des primates. L’espèce de primate phylogénétiquement la plus proche des humains est le Bonobo. Cette espèce est coopérative, non violente, non compétitive, non hiérarchique, utilise la sexualité comme une médiation sociale alors que notre espèce humaine est (à l’heure actuelle !) compétitive, hiérarchisée, violente et patriarcale (la seule espèce de primate dont les mâles peuvent tuer les femelles !). L’ancêtre commun à ces deux espèces a évolué dans deux directions totalement opposées.
Ces quatre étapes de la crise écologique, pensée comme une crise de dépassement des limites, sont les suivantes :
• Le dépassement des limites vient de fonctionnement même du vivant. Chez les autres espèces, le dépassement (permanent) se paie cher et la sélection naturelle vient rappeler très vite à l’ordre. Faute de ressources suffisantes dues au dépassement des limites, l’espèce décline jusqu’à revenir au niveau où elle ne fait plus porter une pression trop forte sur ses ressources.
• L’évolution, chez Homo sapiens, a conduit au développement de ses instincts sociaux, et dans un processus dialectique au développement de ses compétences cognitives, développement qui, du coup s’oppose à la sélection naturelle : c’est le principe réversif de l’évolution. Le premier « verrou » est débloqué, l’espèce humaine peut fabriquer, par son travail, ses propres ressources. De « singe nu », proie des grands prédateurs, Homo sapiens est devenu dominant et super-prédateur.
Ses compétences auraient dû alors lui permettre de gérer de manière organisée et coopérative ses limites (il avait tout pour cela puisque le dépassement des limites était lui-même conduit par ses compétences sociales), mais l’installation dans des sociétés de classes, dont le fonctionnement est dépendant des intérêts des classes dominantes en lieu et place de l’intérêt collectif de ses membres, permet de passer le deuxième verrou : la crise écologique se profile, le processus n’a plus de contrôle ou en tout cas le contrôle devient de plus en plus difficile.
• Le capitalisme constitue la quatrième étape. Cette forme d’organisation a deux conséquences : par le processus d’aliénation du travail la grande masse des humains n’a plus aucun contrôle sur son lien avec la nature et le capitalisme augmente de façon exponentielle la pression sur les ressources et induit des dysfonctionnement du système terre, conduisant à la crise écologique perceptible et prégnante : crise climatique, crise de biodiversité. A ce stade, l’emballement est possible et peut porter la disparition de l’espèce humaine et de beaucoup d’autres avec elle.
Si on a l’explication du problème de la crise écologique, on a du coup aussi les clés de la porte de sortie : l’émergence de l’espèce Homo sapiens est datée d’environ 300 000 ans, sa dérive sur une voie inverse à l’intérêt collectif de ses populations d’environ 12 000 ans, c’est-à-dire 4% de son existence. Nous sommes porteurs aujourd’hui d’un capital génétique et culturel (en coévolution) qui s’est construit pendant 96% de l’existence de notre espèce. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de la puissance et du maintien de nos comportements et compétences sociales et coopératives !
7. En conclusion provisoire
La sortie des sociétés de classes et donc du capitalisme est possible et peut nous permettre de sortir de la crise écologique. C’est une condition nécessaire même si elle n’est pas suffisante. Car il faudra beaucoup d’efforts matériels et surtout intellectuels pour écarter le danger. Et plus c’est tard, plus ce sera difficile.
Si je ne me trompe pas, les conditions objectives n’ont jamais été aussi favorables, voire c’est seulement à l’aube du 21e siècle qu’elles deviennent favorables.
Bien sûr on fera une objection : à l’heure de la montée des fascismes à l’échelle planétaire, peut-on penser que les conditions objectives sont favorables pour sortir de la période des sociétés de classes ?
Certes, la période précédente (du 19 ème siècle au milieu du 20 ème) a connu une classe ouvrière concentrée, ce qui participe des conditions objectives favorables. Mais c’est oublier que dans cette période les sociétés sont majoritairement rurales, ce qui participe des conditions objectives défavorables. En France en 2024, il reste moins de 400 000 exploitants agricoles et les sociétés sont de plus en plus urbaines.
La montée des fascismes peut être pensée comme un phénomène réactionnaire au sens historique. Face aux mouvements telluriques qui les menacent, les classes dominantes se défendent avec acharnement et regardent de nouveau vers le fascisme comme solution d’urgence.
Mais il me semble qu’il faut penser un autre problème : l’idée du socialisme est profondément altérée par les impostures, produits de l’échec des espérances de la révolution française. Et même l’idée de république (les citoyens souverains) est altérée par l’imposture bourgeoise, induisant un déficit d’image de la démocratie.
Imposture bourgeoise qui a réduit à néant le principe « Liberté Egalité Fraternité ». On assassine Robespierre quand il dit que la révolution cours à l’échec car elle est en train de « remplacer le pouvoir du sang par le pouvoir de l’argent ».
Imposture social démocrate. Il n’y a plus de réformisme. Il est remplacée par une adhésion au capitalisme des partis issus de la classe ouvrière.
Imposture stalinienne qui représente une contre révolution au bout de 10 ans, dès la mort de Lénine. Le point de bascule est l’exil de Trotsky. Il n’y a plus de socialisme dans la société stalinienne.
Comment en sortir ?
Dans le débat entre Hans Jonas (Heuristique de la peur) et Ernst Bloch (Principe espérance) , on comprendra que je me situe du côté de Bloch.
Il me paraît nécessaire de refonder le socialisme autour de ses valeurs historiques :
• Société démocratique, plus de démocratie et non moins de démocratie : allier démocratie directe et démocratie représentative et non les opposer, intégrer les référendums ou votations.
• Société égalitaire par la mise en place du revenu maximal acceptable et du patrimoine maximal acceptable.
• Et donc société fraternelle.
La question écologique devient alors centrale. Elle est la critique absolue du capitalisme car celui-ci est dans l’incapacité structurelle de la résoudre.
Frédéric Malvaud
BIBLIOGRAPHIE
Ces sources sont celles sur lesquelles je me suis appuyé pour ce texte (en positif et en négatif). Elles sont présentées dans l’ordre chronologique de mes lectures (2014-2024).
Je remercie vivement toutes celles et tous ceux qui m’ont tant aidé par leurs réflexions et objections dans les nombreuses discussions individuelles ou en collectif !
– La 6e extinction, comment l’homme détruit la vie. Elizabeth Kolbert. La librairie Vuibert. 2014
Biodiversité, l’avenir du vivant. Patrick Blandin. Albin Michel. 2010
– L’archipel de la vie. Jacques Blondel. Buchet Chastel. 2012
– Philosophie de la biodiversité. Virginie Maris. Buchet Chastel. 2016
– Biodiversité : vers une 6e extinction de masse. Billé, Cury, Loreau, Maris. La ville brûle. 2014
Darwin et le Darwinisme. Patrick Tort. Que sais-je ? Puf
– La face cachée de Darwin, l’animalité de l’homme. Pierre Jouventin. Libre et Solidaire. 2014
– De Darwin à Lévi-Strauss. Pascal Picq. Odile Jacob. 2013
– Une planète trop peuplée ? Angus et Butler. Ecosociété. 2014
– L’entraide, un facteur de l’évolution. Pierre Kropotkine. Aden Belgique. 2015
– L’évènement anthropocène. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz. Seuil. 2016
– Darwinisme et Marxisme. Anton Pannekoek et Patrick Tort. Arkhé. 2011
– Sommes-nous tous voués à disparaître ? Eric Buffetaut. Le Cavalier bleu. 2012
– Théorie du sacrifice. Patrick Tort. Belin. 2017
– L’impossible capitalisme vert. Daniel Tanuro. La découverte. 2010
– L’intelligence des limites. Patrick Tort. Gruppen. 2019
– Evolution, la grande aventure du vivant. Steve Parker, Delachaud et Niestlé. 2018.
– Par-delà nature et culture. Philippe Descola. Folio. 2005
– L’extinction d’espèce, histoire d’un concept et enjeux éthiques. Julien Delord. MNHN 2010
– Raviver les braises du vivant. Baptiste Morizot. Actes Sud 2020
– Biodiversité, le pari de l’espoir. Hervé Le Guyader. Le Pommier. 2020
– La symphonie inachevée de Darwin. Kevin Laland. La découverte. 2022
– Trop tard pour être pessimistes ! Daniel Tanuro. Textuel. 2020
– Les paradoxes de la nature. Frédéric Thomas et Michel Raymond. Humen Sciences. 2022
– Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces. Franz Broswimmer. Agone. 2010
– Les harmonies de la nature à l’épreuve de la biologie. Pierre-Henri Gouyon. Quae. 2020
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– La filiation de l’homme. Charles Darwin. Honoré Champion. 2013
– Introduction à l’évolution. Carl Zimmer. De Boek. 2012
– Comprendre la notion d’espèce. Philippe Lherminier. Ellipses. 2018
– Lettres sur les sciences de la nature. Marx et Engels. Editions sociales. 1973
– Ecosocialisme. Mickaël Löwy. Mille et une nuits. 2011
– Voyage dans l’anthropocène. Claude Lorius et Laurent Carpentier. Actes Sud. 2010
– Le Marxisme ouvert et écologique de Mickaël Löwy. Arno Münster. L’Harmattan. 2019
– Dialectique de la nature. Friedrich Engels. Editions sociales. 1952
– Guide critique de l’évolution. Guillaume Lecointre. Belin. 2021
– Qu’est-ce que le matérialisme ? Patrick tort. Belin. 2007
– Planète vide. Darrell Bricker et John Ibbitson. Les arènes. 2019
– Une planète trop peuplée, le mythe populationniste. Ian Angus et Simon Butler. Ecosociété. 2014
– L’odyssée des gènes. Evelyne Heyer. Flammarion. 2020
– Au commencement était…une nouvelle histoire de l’humanité. David Graeber et David Wengrow. Les liens qui libèrent. 2021
– Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire. Jean-Paul Demoule. Fayard. 2017
– Et l’évolution créa la femme. Pascal Picq. Odile Jacob. 2020
– Homo domesticus. James C. Scott. La Découverte. 2019
– Avant l’histoire. Alain Testart. Gallimard. 2012
– Evolution, la grande histoire du vivant. Steve Parker. Delachaux et Niestlé. 2018
– Une histoire des civilisations. Jean-Paul Demoule, Dominique Garcia et Alain Scnapp. La Découverte. 2018
– La vie large, Manifeste écosocialiste. Paul Magnette. La Découverte. 2022
– Le vivant et la révolution. Bram Büscher et Robert Fletcher. Actes Sud. 2023
– Ecologie et Socialisme. Mickaël Löwy et Al. Syllepse. 2005
– L’homme peut-il accepter ses limites. Bœuf et Al. Quae. 2017
– Rien n’est joué. Jacques Lecomte. Les arènes. 2023
– Sapiens face à Sapiens. Pascal Picq. Champs. 2019
– Démystifier le vivant. Guillaume Lecointre. Un monde qui change. 2023
– L’homme, cet animal raté. Pierre Jouventin. Libre et solidaire.2020
– La collapsologie ou l’écologie mutilée. Renaud Garcia. L’échappée. 2020
– Les limites planétaires. Aurélien Boutaud et Natacha Gondran. La découverte. 2020
– Gouverner la biodiversité. Vincent Devictor. Quae 2021
– Pour sauver la planète, sortez du capitalisme. Hervé Kempf. Seuil. 2009
– L’encerclement. Barry Commoner. Seuil. 1972
– Ecofascismes. Antoine Dubiau. Grevis. 2022
– Comment les riches détruisent la planète. Hervé Kempf. Seuil. 2007
– La nature contre le capital. Kohei Saïto Syllepse. 2021
– Les chasseurs cueilleurs ou l’origine des inégalités. Alain Testart. Gallimard 2022
– Extinctions, du dinosaure à l’homme. Charles Frankel. Seuil. 2016
– Comment tout peut s’effondrer. Pablo Servigne et Raphael Stevens. Points. 2021
– Les européens et leurs valeurs. Pierre Bréchon. 2023
– L’âge de l’empathie. Franz de Waal. 2010
– Les limites planétaires. A. Boutaud et N. Gondran. 2020