Impression étrange de voir en une semaine le monde entier soudain découvrir un pays. Sidération de le voir saisir enfin, avec quelques images, en or, en rouge et en kaki, sa beauté, sa bonté, sa violence, sa grandeur son héroïsme, et sa malédiction. Le besoin qu’il a de nous. Souvenir, aussi des bonnes âmes qui, il y a quelques années, dissuadaient ceux qui voulaient aller voir. Simplement voir ce qui se passait dans le pays. Au silence auquel une junte (assez dénuée de scrupules - mais non d’humour pour se baptiser « Conseil pour la paix et le développement ») réduisait son peuple, ces bonnes âmes voulaient qu’on ajoute la peine d’invisibilité.
Cette semaine, pourtant, le peuple invisible à fait la une. Cette semaine, le peuple invisible a montré son visage au monde. Celui d’un jeune moine, suivi de centaines de milliers d’autres, pieds nus sur le bitume mouillé de Rangoun, et portant l’effigie du Bouddha comme seul bouclier face à une armée qui frappe. Les mêmes moines qui chaque matin depuis la nuit des temps quittent leurs monastères leur bol à offrandes devant eux pour aller en silence rencontrer la population, qui les nourrit d’une poignée de riz. Et qui, aujourd’hui, font offrande d’eux-mêmes pour cette population dont ils connaissent, comme personne, les souffrances quotidiennes.
Courageuse Birmanie. Sublime Birmanie. Lacs d’azur et montagnes d’émeraude d’où l’on tire ces rubis appelés « sang de pigeon », expression qui dit, mieux que tout, sa beauté en souffrance. Sang de la terre, terre de sang. Ses noms qui suscitent le rêve, Mandalay, Irrawaddy et enfin Shwedagon, la pagode la plus sacrée du pays parce qu’y reposeraient huit cheveux du Bouddha, et sous la protection de laquelle s’est placée cette armée pacifique. La sérénité active de ses monastères, sa foi dans les astres, dans ses esprits qu’ils appellent les Nats, et dans le Bouddha.
Un paradis oublié du temps et de la géographie, et changé en enfer par une clique de généraux prête à tous les comportements orwelliens pour en accaparer les richesses. Pétrole, gaz naturel, bois précieux. D’abord, ils lui ont volé son nom en la rebaptisant « Myanmar », exigeant des services postaux qu’ils renvoient à l’expéditeur tout courrier portant le nom « Birmanie » avec la mention « pays inconnu ».
Et puis ils lui ont volé sa capitale, construisant dans la jungle leur capitale à eux, aux allures de bunker, décor factice et sans âme pour l’organisation des parades militaires d’un généralissime paranoïaquissime. Than Shwe, Big Brother en chef, Ubu roi prêt à passer « à la trappe » tout élément contestataire, fût-ce une femme, fût-ce un prix Nobel de la paix, eût-elle des fleurs de jasmin dans ses cheveux noirs.
Il y a trois ans, en 2003, un attentat a failli coûter la vie à Aung San Suu Kyi. Celle qu’on appelle « la Dame », de peur de prononcer son nom. Armés de barres de fer, une centaine d’hommes, repris de justice payés par la junte, parfois déguisés en moines, prenaient d’assaut son convoi dans le nord du pays.
Pour la première fois dans l’histoire contemporaine, un Nobel de la paix était blessé au visage dans son propre pays, juste avant que l’armée n’intervienne et ne l’enlève, laissant derrière elle 80 cadavres de ses sympathisants. On en a peu parlé. On l’a vite oublié. Comme on avait oublié ce pays, rayé des cartes et des consciences par quarante années de dictature et d’indifférence générale.
Il a fallu qu’un verrou saute, le plus solide de tous, celui de la peur, pour que saute aussi le verrou de cette indifférence. Il a fallu que ces moines s’ébranlent dans un chant d’amour pour que chante aussi l’espoir, presque immédiatement bâillonné par la répression. « Nous pouvons être comme l’eau au creux des mains, mais nous pourrions être comme des éclats de verre au creux des mains », a écrit Aung San Suu Kyi dans l’un de ses plus beaux textes. Pour l’instant, aucun de ces morceaux de verre n’a eu la force de trancher la main qui l’opprime et qui, comme il y a vingt ans, vient de faire couler le sang.
La communauté internationale ne voit pas très bien comment faire pression sur cette junte qui pressure. Sanctions économiques ? Elles durent depuis des années. L’exemple irakien, avant la guerre, ou celui de Cuba, montre que les sanctions n’ont jamais fait plier les dictateurs, auxquels elles donnent souvent des arguments pour justifier la situation économique catastrophique du pays.
Alors ? Nous ne savons pas ce qui peut aujourd’hui tirer de sa malédiction ce beau pays et ce peuple digne. Ne nous donnons pas non plus bonne conscience en en parlant quelques jours et puis en l’oubliant, une fois de plus, quand la tempête médiatique aura cessé. Quand les images ne seront plus là pour habiller le drame. Quand la rumeur remplacera l’information. Oublier, c’est nier. Oublier, c’est tuer.
Lettre d’un Birman ordinaire, confiée à celui qui venait pour voir, en 2003, quelques mois après la tentative d’assassinat de la Dame : « Nous ne voulons pas continuer à attendre. Nous devons agir de concert, de l’intérieur comme de l’extérieur. Plus vous laissez de temps au gouvernement, plus les gens meurent. Plus Mme Suu Kyi vieillit, plus sa marge de manœuvre rétrécit. Nous avons déjà donné quinze ans. Ne songez pas à laisser ce pays se réguler de lui-même : notre gouvernement est un chien enragé qui mord tout ce qu’il peut. A ce chien, vous ne pouvez enseigner la loi du Bouddha. Il est malade et fou, on ne peut pas attendre qu’il aille mieux : le seul moyen de l’arrêter est de le tuer avant qu’il ne morde tout le monde. C’est pourquoi nous avons besoin de vous. » Une chose à faire pour commencer : ne les oublions plus. Oublier, c’est nier. Oublier, c’est tuer.