Depuis 2005, la Journée mondiale de lutte contre l’homophobie a lieu tous les ans, le 17 mai. L’un des objectifs de cette journée est la dépénalisation de l’homosexualité dans le monde. Quelles sont actuellement les régions les plus touchées par l’interdiction légale des pratiques homosexuelles ?
Il y a, dans le monde, plus de pays qui sanctionnent l’homosexualité que de pays qui célèbrent la Journée mondiale de lutte contre l’homophobie ! L’homosexualité est aujourd’hui pénalisée, souvent de façon très brutale, dans plus de 80 pays.
Dans la plupart d’entre eux, l’islam est la religion officielle, qu’il s’agisse d’Etats laïquescommela Tunisie, oude régimes islamistes, comme le Soudan. L’homosexualité est ainsi un crime passible de la peine de mort en Arabie saoudite, en Mauritanie et au Nigeria. Les homosexuels risquent la prison à vie enOuganda,en Inde et à Singapour.
Le Coran n’est pas plus homophobe que la Bible, mais dans les pays de tradition chrétienne, l’action des mouvements laïques a permis d’affaiblir le pouvoir religieux.
Ce qui est malheureux, c’est que, dans ces pays, les initiatives de la société civile sont immédiatement censurées. En 2004, un site d’information très important sur la prévention du sida, gaymiddleeast.com, a ainsi été bloqué par les autorités saoudiennes, ce qui a eu des conséquences dramatiques pour la diffusion de l’épidémie. Dans ces pays, les islamistes, qui ont poussé les gouvernementsà unehomophobie virulente, ont une responsabilité très lourde, mais la société dans son ensemble participe aux persécutions en rejetant les homosexuels.
Vous avez montré, dans une anthologie critique qui rassemble les écrits de plus de cinquante auteurs, que l’Occident a, lui aussi, longtemps considéré l’homosexualitécommeun péché, voire un crime. Quels ont été les visages successifs de cette stigmatisation ?
En Europe, la victoire du christianisme a constitué la première étape d’une longue persécution des homosexuels. En 313, sous l’empereur Constantin, le christianisme est devenu une religion d’Etat, et en 390, sous l’empereur Théodose Ier, la sodomie a été sanctionnée par la mort par le feu. Les homosexuels ont alors été persécutéscomme sodomites, et de manière systématique à partir de la fin du XIIIe siècle.
Ces persécutions, qui ont culminé avec la mise en place d’une véritable Inquisition au niveau européen, visaient aussi les juifs et les sorcières, mais les homosexuels ont longtemps eu le triste privilège d’être poursuivis en tant que pécheurs, en tant que malades et en tant que criminels. Après l’Inquisition, la persécution des homosexuels pendant le nazisme constitue le chapitre le plus tragique de l’histoire de l’homophobie. L’Office central du Reich pour combattre l’homosexualité, créé par Himmler, fut à l’origine de l’arrestation, la mise en prison, la déportation et la mort de dizaines de milliers d’homosexuels.
Finalement, jusqu’à la fin des années 1970, l’homosexualité était, d’une manière ou d’une autre, punie dans l’ensemble des pays européens : sanctions légales, répression policière, pratiques jurisprudentielles.
Il a fallu attendre une décision de la Cour européenne de Strasbourg, en 1981, pour que la répression de l’homosexualité entre adultes consentants soit jugée contraire à la Convention européenne des droits de l’homme.
Ces persécutions contrastent avec les pratiques de l’Antiquité, qui tolérait, voire valorisait, certaines formes d’homosexualité. Comment expliquer qu’elle n’ait pas connu ce que l’on appellerait aujourd’hui l’homophobie ?
L’Antiquité gréco-romaine baignait dans un climat de tolérance à l’égard de l’homoérotisme, mais les pratiques homosexuelles étaient très codifiées. La seule forme d’homosexualité acceptée était la pédérastie, c’est-à-dire les relations initiatiques entre un jeune éphèbe qui allait avoir des responsabilités publiques et un homme aristocrate adulte. Car cette société profondément misogyne condamnait fortement le fait qu’un homme libre – romain ou grec – assume le rôle passif, c’est-à-dire qu’il se comporte sexuellement comme une femme. Il ne pouvait donc le faire que s’il était un éphèbe – qui était alors dans un rapport d’apprentissage de la masculinité – ou un esclave – qui était dans une situation sociale inférieure.
C’est donc la dichotomie actif-passif et non homosexuel-hétérosexuel qui déterminait la morale sexuelle des anciens. En France, comment s’est effectuée la remise en cause de l’héritage chrétien ?
La remise en cause s’est effectuée grâce à cette véritable révolution politique et culturelle que fut la pensée libérale du XVIIIe siècle, qui prônait la distinction entre vie privée et vie publique et la protection de l’individu contre l’ingérence du pouvoir politique. Pour les philosophes libéraux comme Condorcet ou Bentham, unacte ne causant aucun tort à autruicomme l’homosexualité entre adultes consentants pouvait être condamnable moralement mais il ne méritait aucune sanction pénale ou civile. Plus tard, la révolution industrielle et la migration croissante des populations vers les villes ont permis aux homosexuels de prendre leurs distances à l’égard des structures sociales rigides des campagnes. Libérés des contraintes familiales de la vie rurale, les homosexuels ont pu assumer leur sexualité plus librement.
L’épidémie de sida, à partir des années 1980, a-t-elle joué un rôle dans cette prise de conscience des discriminations subies par les homosexuels ?
On dit souvent que le virus du sida est « intelligent » en raison de sa manière de muter, qui rend le combat médical très difficile. J’ai envie de dire que ce virus a eu l’« intelligence » d’apparaître à un moment où le mouvement gay et lesbien était structuré. Jusqu’alors, toute épidémie de cette ampleur était traitée par les mécanismes classiques de l’enfermement et de l’exclusion des malades. Cequi est extraordinaire avec le sida, c’est que l’épidémie a été gérée, en Occident, de manière démocratique et libérale, grâce à la responsabilisation individuelle des malades et le partenariat entre les associations et les pouvoirs publics.
Ce n’était pas évident : du fait du sida, les pratiques homosexuelles devenaient dangereuses et la société aurait pu avoir une attitude d’hostilité accrue. Mais l’existence d’un mouvement gay organisé a montréque l’exclusion, la précarité et l’isolement aggravaient à la fois la situation médicale des malades et les problèmes sociaux auxquels était confrontée cette communauté.
Malgré sa dimension dramatique, le sida a finalement fait plus pour l’égalité que toutes les mobilisations antérieures.
C’est à ce moment-là que la société a pris conscience du fait qu’un homme qui avait accompagnépendant des années son compagnon malade n’était pas reconnu par les autorités de l’hôpital et qu’il pouvait être expulsé du jour au lendemain de leur logement commun. C’est d’ailleurs à la mobilisation politique autour du sida que l’on doit le pacte civil de solidarité.
L’Europe sous ses diverses formes (la Commission de Bruxelles, le Parlement européen, le Conseil de l’Europe, la Cour européenne de Strasbourg) a-t-elle participé à ce mouvement de dépénalisation de l’homosexualité, puis de pénalisation de l’homophobie ?
Le Conseil de l’Europe et le Parlement européen ont été pionniers dans ce combat pour l’égalité. Ces instances supranationales ont permis de changer de perspective : en vingt ans, l’Europe est passée de la criminalisation del’homosexualité à la pénalisation del’homophobie. Je cite souvent Sartre, qu’on interrogeait sur la question juive et qui répondait : « Il n’y a pas de question juive, la véritable question, c’est l’antisémitisme. » Pour l’homosexualité, c’est la même chose : la question, aujourd’hui, en Europe, ce n’est plus l’homosexualité, c’est l’homophobie. L’homosexualité n’est plus un péché, une maladie mentale ou un crime. Cequi estunproblème pour la démocratie, c’est l’intolérance envers l’homosexualité.
Aujourd’hui, quelles sont, à vos yeux, les discriminations qui persistent, en France, à l’égard des homosexuels ?
La France manque d’une véritable politique de prévention de l’homophobie à l’école et dans la formation des policiers ou des magistrats, mais la principale discrimination est inscrite dans la loi : c’est le refus de l’homoparentalité et du mariage entre couples de même sexe. Pour moi, cette revendication ne nie pas la différence des sexes : ce sont la liberté et l’égalité, pas le masculin et le féminin, qui constituent des valeurs démocratiques. Je viens de lire un rapport de l’Unicef qui affirme que vingt millions d’enfants sont aujourd’hui orphelins dans le monde : je me dis que l’urgence, c’est d’accueillir ces enfants, et non de débattre de la différence des sexes, comme le font les opposants à l’égalité.
Depuis une dizaine d’années, plusieurs pays européenscommela Belgique, l’Espagne ou les Pays-Bas ont ouvert le mariage et la filiation aux couples de mêmesexe. Considérez-vous que cette évolution est « inéluctable », selon le mot de Luc Ferry ?
L’histoire ne se fait pas d’elle-même : elle est faite, jour après jour, par les mouvements sociaux. Si le mouvement gay et lesbien continue son combat, oui, ce changement de législation sera inéluctable. La France rejoindra ainsi l’Espagne, où le mariage est autorisé et où l’homosexualité s’est banalisée, ce qui est la situation idéale.
Mais il faut se méfier des discours démobilisateurs, car les acquis sont toujours fragiles : l’exemple de la Pologne des frères Kaczynski hier ou de l’Italie de Berlusconi aujourd’hui montre que les retours en arrière sont toujours possibles.