Le 26 décembre 2004, chacun vaquait à ses activités habituelles sur les côtes du Tamil Nadu, dans le sud-est de l’Inde... Rien, strictement rien, n’annonçait la catastrophe. La vie suivait son cours quotidien. Alors, comme surgit du néant, le tsunami a frappé. En cinq minutes, il a tout anéanti. Grâce aux reportages télévisés, chacun a pu voir la violence du raz-de-marée, l’ampleur des destructions, la détresse des populations. Mais il est plus difficile de percevoir la profondeur du choc psychologique. En temps de guerre, la mort n’est plus une surprise. La surprise fut, cette fois, totale. Personne n’était préparé.
Des villages entiers ont été décimés, laissant les survivants sans communauté vers qui se tourner. Sans ennemi contre qui se révolter, non plus. Qui est responsable d’un tsunami ? Comment laisser exploser sa colère ? On ne peut s’en prendre à la mer ! La mort, une violence indicible, est venue de cet océan nourricier dont dépendent vitalement les populations de pêcheurs. Qu’adviendra-t-il à l’avenir ? Le rapport à la mer est profondément remis en cause. Certains peuvent rester une journée entière à la regarder...
Un tel choc collectif ne se soigne pas comme une maladie. D’autant plus que la majorité des victimes sont pauvres. Les survivants ont souvent vu une vie de travail réduite à néant. En cinq minutes ! Ils se retrouvent d’un coup totalement dépendants, obligés de mendier. Or, malgré l’ampleur de la catastrophe, les inégalités propres à la société indienne n’ont pas été réduites, mais aiguisées. La politique de l’aide épouse les clivages sociaux, politiques, religieux et de castes Sans pouvoir, les plus démunis sont aussi les moins aidés.
Le nombre des victimes est fortement sous-estimé. D’abord parce que les autorités ne sont arrivées sur place que tardivement. Depuis plusieurs jours, les secours étaient assurés par des gens comme vous et moi. Bien des corps étaient déjà enterrés et n’ont plus été officiellement comptabilisés. Ensuite, ce sont souvent les partis politiques en place qui recensent. Ils s’occupent de leur clientèle et ignorent les autres, pour mieux capter l’aide. Les mouvements fondamentalistes hindouistes ne portent secours qu’aux leurs ; pas aux musulmans ni aux chrétiens. Des cultes hindous et des Eglises chrétiennes indépendantes profitent de l’occasion pour faire du prosélytisme et distribuent l’argent en escomptant la reconnaissance éternelle des bénéficiaires, comme si la religion institutionnelle devait capitaliser sur les morts, devait se comporter comme une multinationale à la recherche de clients plutôt que de croyants. Le système des castes continue à imposer sa loi. En bas de l’échelle, les dalits (« Intouchables ») ont été les plus touchés par le tsunami, avec les communautés de pêcheurs. Ils ne reçoivent pourtant que des miettes d’aide et n’ont parfois pas le droit d’être logé avec les autres. Les fossoyeurs dalits ont été envoyés enlever les corps sans masques et sans gants...
La catastrophe a aussi été l’occasion de traits d’humanité, comme là où les musulmans ont accueilli dans leurs mosquées tous les morts, quelle que soit leur religion ou leur caste. Le mouvement de solidarité international, d’une extraordinaire ampleur, a contribué à redonner espoir. La solidarité a aussi été très importante en Inde même. Mais la corruption, les « commissions » que s’octroient les officiels et le clientélisme font que bien des communautés ne reçoivent pas ce qui leur et dû. Des cadavres ont mêmes été dépouillés de leurs bijoux par l’armée, quitte à couper un doigt ou un nez.
Pour notre part, nous agissons auprès des « oubliés » du tsunami, en particulier les dalits : 2000 familles ignorées des partis en place. Dans cette zone, seuls un mouvement islamique progressiste et un mouvement marxiste-léniniste [extrême gauche d’origine maoïste] sont intervenus. Or, tout est à reconstruire, économiquement, socialement et psychologiquement. Tout, y compris l’espoir.
Nous réunissons des fonds et des produits, offrons des conseils. Mais, il faut insister là-dessus, ce n’est pas notre association qui reconstruit. Ce sont des collectifs d’habitants, la population concernée. Nous ne nous substituons pas à elle. En effet, la reconstruction pose le problème du contrôle, de la propriété. L’industrie de la pêche ou du tourisme veut profiter de l’occasion pour renforcer son contrôle sur les territoires dévastés. Nous impulsons, à l’opposé, une démarche collective qui permet aux communautés de reprendre le contrôle de leur propre avenir ; et de transformer le système économique. Des collectifs de femmes deviennent ainsi propriétaires des bateaux qu’elles louent aux pêcheurs. Le statut des femmes comme celui de la communauté entière s’en voit transformé.
Nous essayons de faire en sorte que toutes et tous se retrouvent égaux en favorisant, par exemple, le dialogue entre dalits et pêcheurs dans la reconstruction de l’avenir. Les rapports entre travailleurs se modifient, en même temps qu’ils affirment leur autonomie face aux pouvoirs. Dans ses modalités et ses objectifs, la reconstruction ne doit pas être imposée d’en haut, mais collectivement menée. Si ce type d’action est aujourd’hui possible, c’est que depuis des années, nos associations, des mouvements sociaux et politiques militants, luttent contre le fatalisme. La conscience que les dalits ont d’eux-mêmes s’est, par exemple, profondément transformée. Le fruit de ce travail s’est fait sentir immédiatement après la catastrophe du tsunami. Les premiers secours ont été apportés par des femmes membres d’associations populaires qui sont venues vivre sur place. Une aide de pauvre à pauvre, dont les médias en Inde ne parlent jamais.
La reconstruction matérielle est la plus simple, bien qu’elle ne doive pas reproduire ou accentuer les inégalités. La reconstruction psychologique des communautés détruites est plus difficile. Mais l’auto-organisation collective, le renforcement des solidarités populaires aident à refonder l’espoir.
Propos recueillis par Pierre Rousset