C’est un acquis crucial du matérialisme historique que d’avoir démontré qu’il n’y a pas d’unité de la classe ouvrière sans une politique d’égalité nationale radicale. Ce qui ne peut que vouloir dire le droit à l’autodétermination des nations opprimées jusqu’à l’indépendance si nécessaire. Autrement, le prolétariat de la nation dominante colle irrémédiablement à sa bourgeoisie tout autant qu’il crée une méfiance profonde chez le peuple de la nation dominée tout en le forçant lui aussi à se souder à sa (petite)-bourgeoisie. C’en est alors fini de l’indépendance et de l’unité de la classe ouvrière.
La crise du socialisme et le triomphe du néolibéralisme ont laissé le champ libre aux forces nationalistes et réactionnaires pour s’emparer de la tête et de l’âme des mouvements nationaux. Si ces forces ont certes réduit la portée libératrice des mouvements nationaux, elles ne les ont pas tués pour autant, loin de là tellement l’impérialisme néolibéral pèse lourd. N’est-ce pas ce paradoxe déchirant, paralysant même pour les forces anti-impérialistes progressistes, qui se vit en Iraq ? Pourtant, comme l’exemple timorais l’a démontré, ce mouvement est encore capable de remporter des batailles mais, il est vrai, à un prix humain élevé et pour des résultats sociaux décevants, et, à cause de cela, sans trop de conséquences positives sur les mouvements ouvriers et démocratiques.
Aucun réductionnisme du potentiel révolutionnaire du mouvement national n’est justifié pour autant. La revendication du droit à l’autodétermination, si ce n’est de l’indépendance, ne doit pas uniquement se faire pour des raisons négatives parce qu’il faudrait bien admettre que le nationalisme des nations opprimées est une réaction inévitable au chauvinisme des nations dominantes, surtout à une époque de recrudescence de l’impérialisme et de faiblesse généralisée de la gauche.
On en conclurait, à tort, que les luttes nationales n’ont rien à voir avec la stratégie de la révolution permanente, c’est-à-dire avec la possibilité de la transcroissance de la lutte démocratique pour l’indépendance nationale en lutte révolutionnaire pour un monde socialiste. S’il faut rompre avec la vieille théorie stalinienne de « la construction du socialisme dans un seul pays » sur la base de l’indépendance nationale, il faut se garder pour autant de tomber dans le piège de son image renversée, soit la lutte des « multitudes » contre un capitalisme globalitaire sans feux ni lieux sur la base de luttes « locales » ou sectorielles, escamotant complètement le cadre national.
Le cadre national reste le lieu privilégié de la lutte de classe. Même les grands rassemblements du Forum social mondial sont d’abord et avant tout des rassemblements nationaux de la nation hôtesse. De même, les grandes manifestations contre la guerre sont une coordination mondiale de mobilisations nationales. D’où la pertinence de la lutte du peuple québécois pour son indépendance nationale comme élément central de la stratégie révolutionnaire pour arriver à un Canada socialiste.
La nation, un rapport social bourgeois à subvertir
La nation est à l’ethnie ce que le genre est au sexe, c’est-à-dire un rapport social et non un ensemble de caractéristiques physiques. Certes, ces caractéristiques sont le substrat des rapports sociaux mais ils n’expliquent en rien la dynamique de leurs contradictions. La méthode marxiste distingue très clairement ce qui relève du « concret » de ce qui relève des rapports sociaux. Par exemple, c’est la distinction entre « travail concret » et « travail abstrait » qui permet de dégager la théorie de la plus-value de la théorie de la valeur.
Cette distinction élémentaire entre nation et ethnie évite de tomber dans le piège d’une partie du mouvement altermondialiste qui confond les deux concepts. Cette erreur amène à rejeter la lutte nationale comme conduisant irrémédiablement aux nettoyages ethniques.
Pourtant, ne pas s’emparer de ce rapport social signifie laisser le chemin libre aux forces nationalistes. Pire, c’est ne pas profiter du discrédit de l’idéologie nationaliste, par exemple dans le monde arabo-musulman, dont l’espace politique est envahi par le fondamentalisme qui en revient à une mystification pré-nationale moyenâgeuse de la religion comme méthode d’unification identitaire des dominants et des dominés.
C’est un réflexe des plus normal et sain que le prolétariat s’agrippe à la nation afin d’éviter d’être atomisé par le capitalisme néolibéral. Raison de plus pour l’investir mais aussi la subvertir car la nation est un rapport social bourgeois. La construction de la nation c’est la tendance vers un marché enfermé dans des frontières comme propriété privée d’une bande de bourgeois unifiés dans un État. Ce marché national se construit historiquement comme un rassemblement politique, achevé ou non dans un État national, des bourgeois et des (paysans/artisans/)prolétaires unis de plus en plus par une langue/culture et des institutions communes, ce qui suppose une histoire commune.
La nation, en plus de substituer et de mystifier l’antagonisme national à l’antagonisme de classe, entre en synergie avec le genre et la famille. La famille devient la cellule de reproduction de la nation, tant pour l’extension de son marché que pour sa chaire à canon, tout comme elle est le lieu de reproduction de la force de travail. Ainsi, la femme devient la « mère » de la nation, la responsable de son état démographique. La nation devient ainsi la nouvelle justification de l’esclavage domestique.
Qui dit nation dit en fait un système de nations dont les rapports sont mus en dernier ressort par la loi de la compétition, loi fondamentale de l’accumulation capitaliste. Autant que la compétition entre les capitaux produit le développement des forces productives et donc les rendements d’échelle et de réseaux, c’est-à-dire l’extension du marché national, autant la compétition entre les nations tend à l’extension des frontières — certes dans un mouvement cyclique d’avancées et de reculs — et dans la mesure du développement des moyens de transport et de communication, à la création d’empires coloniaux, mercantilistes puis impérialistes. D’où le pillage anti-écologique des régions périphériques et des colonies. D’où la tendance aux guerres.
La nation, comme elle est le ciment de l’accumulation du capital, est l’unité de lieu et d’action de l’histoire du capitalisme. La rejeter ou la marginaliser comme diversion à la lutte de classe, c’est se mettre hors de l’histoire, se situer en dehors du politique. Le renversement du capitalisme néolibéral passe par la révolution nationale même si celle-ci n’en est pas le terme. La médiation entre nation et anticapitalisme, c’est la lutte contre l’impérialisme, le sien ou celui d’autrui, la manifestation contemporaine de l’extension tendancielle et sans fin du marché national et des frontières nationales. Tout mouvement de libération nationale, en mettant automatiquement en cause l’État-nation impérialiste ou expansionniste, met aussi en cause la base territoriale du pouvoir bourgeois. Il est donc objectivement gros d’une révolution.
La nation, réelle ou imaginaire ?
De ce socle socio-économique naît l’idéologie nationale, le nationalisme, c’est-à-dire l’identification de la nation, bien réelle, à une histoire mystifiée et fétichisée dont les frontières idéelles sont imaginaires. Les frontières du grand Israël se justifient par celle des royaumes de David et de Salomon d’il y a trois mille ans, celle de la grande Serbie par celle du royaume serbe du 13iè siècle, celles du grand Canada par le « don » des terres aborigènes par la Compagnie de la Baie d’Hudson au nouveau Dominion du Canada en 1871, celles du grand Québec par le « don » des terres nordiques aborigènes par le gouvernement fédéral à la province de Québec en 1898 et 1912.
Le nationalisme a un double but. Il justifie l’extension des frontières pour justifier l’expansion du marché national. Il crée une idéologie commune entre exploiteurs et exploités qui fait dévier la lutte de classe vers l’irrédentisme national. On pourrait considérer le nationalisme comme une extension politique de l’identité du prolétaire à son patron dans « leur » lutte commune, économique celle-là, au sein de « leur » entreprise pour être des « gagnants » sur le marché mondial. Ainsi, à comprendre les mouvements nationaux comme seulement des mouvements nationalistes bourgeois, on réduit la lutte de libération nationale à la lutte nationaliste. On en vient aussi à concevoir la nation à une catégorie imaginaire, a-historique.
Pourtant, la nation étasunienne a fait et a encouragé d’immenses dégâts bien réels dans le monde. Tout comme la nation canadienne vis-à-vis les nations aborigènes, acadienne et québécoise. Bien sûr, on peut attribuer cette triste réalité au fait que ces nations sont des États. Et comme toutes les nations anglophones sont aussi des États, et parmi les plus puissantes, quand on est anglophone on peut confondre l’un pour l’autre et, à la limite, reconnaître le statut de nation aux seuls États et réduire toutes les nations sans État à des groupes ethniques s’imaginant être des nations et rêvant de devenir des États par nettoyage ethnique. C’est exactement ça que signifie la politique « multiculturelle » de l’État canadien qui tente de réduire le peuple québécois à une grosse ethnie qui s’imagine être une nation.
Sans doute que le français, langue prépondérante au Québec, relève de l’imagination ; que l’histoire de l’oppression du Québec est pure invention (tout comme la conquête des territoires aborigènes par la « horde blanche » et la déportation du peuple acadien qui explique leur dispersement territorial d’aujourd’hui) ; que la grande richesse de la culture québécoise, y compris sa production télévisuelle dont les cotes d’écoute l’emportent sur les cotes d’écoute des programmes étasuniens, ce qui n’est pas le cas dans plusieurs pays européens ; que les réseaux financiers — Mouvement coopératif Desjardins, Banque Nationale — et manufacturiers — Bombardier, Quebecor — basés au Québec sont des produits de l’imagination.
Malgré l’offensive planétaire de l’anglais dans le sillage du néolibéralisme, malgré les politiques d’immigration anti-francophones du gouvernement fédéral, la nation québécoise a intégré et continue d’intégrer en français, sans toutefois l’assimiler, une forte proportion de ses minorités nationales et de son immigration même si cette proportion est encore moindre que celle entre francophones et anglophones au Québec. Seule une nation est en mesure de faire cela même si elle n’est pas un État.
L’impérialisme déconnecte l’État-nation de son marché national
L’avènement de l’impérialisme a obligé les mouvements révolutionnaires à s’articuler aux mouvements nationaux (tout comme ils devaient le faire par rapport aux mouvements paysans à l’époque du capitalisme libéral du XIXiè siècle). Si cette nécessité n’était pas encore très claire après la Première guerre (mais les Bolcheviques le pressentirent après Octobre et l’échec de la révolution allemande en comprenant de plus en plus le potentiel de la « révolution d’Orient ») elle le devint après la Deuxième guerre.
À la montée des mouvements de libération nationale, les forces de l’impérialisme répondirent par le néocolonialisme. Encouragé par le développement des forces productives exigeant plus que jamais d’être rentabilisées par l’accès au marché mondial, le néocolonialisme corrompt l’indépendance nationale en déconnectant marché national et État-nation. Pour ce faire, le nécocolonialisme substitue la division internationale du travail des transnationales financières et manufacturières du « troisième âge du capitalisme » analysés par Ernest Mandel aux antiques monopoles nationaux aux tentacules mondiales analysés par Hobson, Hilferding, Lénine et Luxembourg, tout en créant un cadre d’institutions mondiales qu’ils contrôlent pour réguler les flux de capitaux et de marchandises.
Certes, les contraintes de la guerre froide ont orienté le premier déploiement politique de ce nouveau dispositif de l’impérialisme du « troisième âge », mis en place dès après 1945, dans un sens « développementaliste ». Il y avait alors l’espace voulu pour que ce développe un capitalisme national porté par un grand mouvement indépendantiste anti-impérialiste malgré un hégémonisme étasunien sur le monde capitaliste. Ce mouvement, cependant, dont l’écho dans les pays impérialistes était la domination sociale-démocrate « nationale » du mouvement ouvrier, fondement de la collaboration de classe, était gangrené par la conception stalinienne de la « construction du socialisme dans un seul pays » qui faisait de l’indépendance nationale son horizon indépassable.
Reste que certains mouvements nationaux d’après 1945, n’étant pas de nature bourgeoise, ont tenté une rupture avec le capitalisme même s’ils sont tous restés peu ou prou prisonniers de la théorie stalinienne. Il y a une différence qualitative entre un mouvement national dirigé par la (petite)-bourgeoisie dont le but final est l’indépendance, si démocratique soit-elle, et un mouvement dirigé par une force anticapitaliste, si stalinienne soit-elle, qui tente un dépassement du capitalisme mais tout en restant cantonné dans un cadre national.
On ne peut donc pas mettre tous les mouvements nationaux dans le même sac. La lutte anti-impérialiste chinoise fut qualitativement différente de celle de l’Inde ; celles de Cuba et du Nicaragua qualitativement différentes de celles de l’Égypte et même de l’Algérie. En Chine comme à Cuba et au Nicaragua, la question de la transcroissance socialiste a été posée mais non résolue.
Impérialisme néolibéral et mouvements nationaux
Ces faiblesses inhérentes au mouvement de libération nationale de l’après-guerre ont été la cause majeure de la victoire stratégique de l’impérialisme tout comme la même conception nationaliste du socialisme explique en dernière analyse la victoire de la bourgeoisie contre l’URSS. Ainsi le dispositif d’après 1945, transnationale cum institutions de Bretton Woods plus ONU et avec transformation de l’OTAN à l’avenant, allait être libéré de tout entrave. La contre-offensive libre-échangiste allait pouvoir pleinement se déployer.
La victoire de l’impérialisme néolibéral a démontré que l’indépendance nationale ne peut plus être le but ultime du mouvement de libération nationale même s’il en reste le moyen terme incontournable comme seule réponse possible à une oppression nationale s’appuyant sur le renforcement de l’impérialisme. Le renouveau néocolonialiste néolibéral révèle ce qu’avaient compris les révolutionnaires à propos de l’avènement de l’impérialisme : pas plus que la révolution socialiste ne peut s’arrêter aux frontières d’un seul pays, pas plus la libération nationale ne peut s’arrêter aux frontières de l’indépendance nationale. Même si la révolution doit d’abord commencer dans un seul pays et la libération nationale d’abord passer par l’indépendance ou l’autonomie.
La victoire de l’impérialisme contre les mouvements nationaux qui se sont laissés prendre dans le mirage de l’indépendance nationale, articulée à celle du capitalisme contre le stalinisme qui servait de modèle aux mouvements nationaux a pavé la voie à l’affaiblissement et parfois à la destruction des capitalismes nationaux des pays dépendants par les programmes d’ajustement structurels. Cette victoire a même créé les conditions d’une plus forte subordination des pays impérialistes les plus faibles, ceux sans centres financiers majeurs, sans monnaie forte ou sans influence sur l’euro. Pour ce faire, les grands centres impérialistes ont libéralisé la circulation des capitaux, et dans une moindre mesure celle des marchandises et services — mais dans un sens seulement — pour se donner les moyens de mater l’État clientéliste ou providence, base de la légitimation de l’État-nation.
Cette réduction de l’autonomie de plusieurs États impérialistes, et encore plus le nouveau néocolonialisme néolibéral, a comme résultat paradoxal de favoriser les mouvements nationaux internes à ces pays par l’affaiblissement de l’État central tout en réduisant, cependant, la portée libératrice de la revendication d’autonomie ou d’indépendance nationales portée par des directions nationalistes bourgeoises. Car comment l’éventuel nouvel État intégré dans le système de libre-échange pourrait-il devenir réellement indépendant sauf à se contenter de gérer les conflits sociaux ?
Il n’est pas évident, cependant, que cet affaiblissement augmente la probabilité de l’indépendance ou de l’autonomie politiques parce que les bourgeoisies des États-nations réagissent en tentant de renforcer leur centralisation afin de préserver et d’accroître leurs rapports de force au sein des proto-États comme l’Union européenne et des institutions mondiales. Emprisonnée dans le cadre néolibéral, la lutte pour l’indépendance en devient moins significative mais paradoxalement encore plus incontournable comme seule réponse possible aux renforcements de la hiérarchisation impérialiste et de l’oppression nationale mue par la centralisation étatique.
La médiation de la lutte pour le socialisme par la lutte nationale n’est donc pas sans risque et sans complexité. Mais elle est incontournable. C’est d’ailleurs pourquoi, comprenant le potentiel révolutionnaire des mouvements nationaux, les forces du capital font tout pour les dévoyer en mouvements nationalistes qui peuvent sombrer jusqu’à la tactique du nettoyage ethnique. Mais ces nettoyages sont surtout le fait d’États-nations sur la défensive, économiquement et politiquement très affaiblis, jouant souvent leur existence contre l’impérialisme, et non de nations opprimées sans État. Cette médiation complique certes la stratégie du mouvement révolutionnaire au sein d’un État multinational. Mais qui a dit que la révolution relevait de la simplicité mécanique et n’était pas sans risque de détours historiques ?
Il est impossible pour tout anticapitaliste sérieux, voulant s’inscrire dans les rapports sociaux réellement existants, de passer à côté du mouvement national. Autrement, on se limite à la lutte idéologique comme cela se fait encore dans le mouvement alter-mondialisation. Ou bien, sentant la nécessité de s’enraciner, on le fait dans les luttes « locales », escamotant les luttes nationales. On ne peut, en effet, réduire l’essence d’un mouvement national à sa direction et à son idéologie proclamée pas plus qu’on peut le faire pour le mouvement ouvrier. La tâche des anticapitalistes est plutôt d’œuvrer à faire divorcer libération nationale et nationalisme.
C’est la nécessité de la géographie, du rassemblement identitaire contre un néolibéralisme désincarné et excluant, qui aujourd’hui redonne vie aux mouvements nationaux, dévoyés ou non. En fait, l’impérialisme néolibéral donne naissance, par exemple en Argentine, à une deuxième lutte pour l’indépendance cette fois-ci contre le FMI et les transnationales. Si l’alternative socialiste était plus crédible, les mouvements nationaux s’inscriraient dans cette mouvance. La direction en reviendrait au mouvement ouvrier qui prendrait le dessus sur les forces nationalistes.
La centralité stratégique de la question nationale québécoise au Canada
Les colonisateurs britanniques, après la conquête de 1763 suite à la guerre des Sept Ans, ont d’abord dû accepter une politique de conciliation avec la population très majoritairement francophone de la vallée du St-Laurent. Il fallait, en effet, se concilier les élites seigneuriales et ecclésiales pour qu’elles protègent le peuple de la contagion des révolutions étasunienne puis française. Mais ce fut en vain.
Sur la base de cette sainte alliance s’est construit le pouvoir colonial tant des « Bureaucrates » [1] au Bas-Canada (Québec) que du « Family Compact » [2] au Haut-Canada (Ontario) où avaient émigré les « loyalistes » fuyant la révolution de libération nationale étasunienne. Dans les deux colonies, la pénétration des idées républicaines du « gouvernement responsable » mena aux révolutions démocratiques-nationales de 1837-38. À cause de l’oppression nationale, elle fut cependant de plus grande ampleur au Bas-Canada, allant jusqu’à une situation de double pouvoir sur une partie du territoire. Cependant, elles furent défaites assez facilement par les colonisateurs britanniques.
Ont conduit à la défaite tant le refus des principaux chefs de la rébellion d’envisager la lutte armée, qui leur fut finalement imposé, que leur refus initial d’abolir le cens seigneurial et de proclamer l’indépendance, sans compter l’annulation du vote des femmes par l’assemblée contrôlée par les « patriotes » trois ans avant la rébellion [3]. Ont aussi contribué à la défaite la force de l’empire britannique alors au faîte de sa puissance et l’expérience acquise lors de la lutte de libération étasunienne ; la non-coordination des deux révolutions, malgré un appui réciproque, séparées par l’oppression nationale des « Canadiens » comme se nommaient alors les descendants de la Nouvelle-France ; la stabilité des quatre plus anciennes colonies de l’Atlantique permettant ainsi la concentration des troupes au Bas-Canada et, last but not the least, l’isolement international. Pas plus les gouvernements des États-Unis que celui de la France n’a appuyé les rébellions malgré un appui significatif du peuple étasunien. Le mouvement chartiste anglais a bien soutenu avec enthousiasme les tentatives révolutionnaires mais ce soutien ne fut que moral.
De cette défaite provient le tournant assimilationniste des francophones qui prévaut toujours. Les « héritiers de Lord Durham » [4] que nous sommes ont dû résister à leur minoration, accomplie dans la décennie 1850-60, grâce à l’importation d’une nation canadienne-anglaise autour d’un noyau original de loyalistes et d’immigrants britanniques. Loin d’être une concession, la Confédération de 1867 signifia à la fois le confinement provincial du peuple « canadien » au Québec et son ravalement officiel à l’état d’ethnie « canadienne-française ». Ce confinement fait, la porte était ouverte à l’écrasement militaire, en 1871 puis en 1885, du fait français — lingua franca du commerce des fourrures — et du fait aborigène dans les Prairies. La nation Métis [5], majoritairement francophone, n’allait pas pouvoir se développer en État-nation. Cet écrasement fait, la nouvelle bourgeoisie canadienne, par le chemin de fer, ouvrit l’Ouest à l’immigration allophone qu’on assimila en anglais.
La forte domination de la bourgeoisie anglophone de Montréal sur le Québec, la prééminence constitutionnelle du gouvernement fédéral sur le gouvernement provincial et le renoncement des élites nationalistes, traditionalistes et même ultramontaines, à l’indépendance fit du peuple canadien français, qu’alimentait la « revanche des berceaux », des porteurs d’eau et scieurs de bois à bon marché. Cette forte exploitation et oppression, cependant, si elle contribuait à plein à l’accumulation du capital, transforma la nation paysanne francophone en prolétariat surexploité qui s’étendait même au nord-est de l’Ontario et des États-Unis.
La bourgeoisie canadienne sous-estima les conséquences sociales de cette industrialisation-urbanisation des Canadiens-français. Il en résultat un prolétariat francophone regroupé et organisé syndicalement qui fut le moteur du renouvellement du mouvement national et social après la Seconde guerre mondiale. Y prédominât dans les années 1960 la tendance libération nationale que le nationaliste PQ [6] réussit finalement à dompter — mais seulement après et grâce au coup de force d’Octobre 70 [7]. À ce mouvement, la bourgeoisie canadienne répondit par Trudeau [8] — comme jadis elle avait répondu par Laurier [9] aux séquelles manitobaines de la révolte du peuple Métis — dont Chrétien [10] a été le pitoyable avatar.
Il s’agissait cette fois d’angliciser une fois pour toute la nation québécoise par l’intermédiaire du bilinguisme et du multiculturalisme. Ottawa sait fort bien que l’égalité linguistique formelle impose « librement », à la longue, la prédominance de l’anglais étant donné sa prééminence comme langue de la nation dominante que renforce son statut de lingua franca du capitalisme néolibéral et de la culture hollywoodienne. Le peuple québécois força le PQ à répondre par la loi 101 [11] qu’Ottawa s’acharne à démolir depuis ce temps.
Il ne faut pas alors s’étonner que de nouveau la majorité anglo-québécoise conteste le français comme langue commune du Québec et rêve d’un bilinguisme intégral. En dernière analyse, c’est ce rêve — plus une police d’assurance scissionniste anti-indépendantiste — qui anime l’actuel mouvement défusioniste [12]. N’eut été la volonté anglophone du West Island montréalais de retrouver leurs municipalités, il n’existerait pas de mouvement défusionniste, indépendamment de l’ambiguïté démocratique de la fusion imposée par le PQ.
C’est toujours le projet politique du « libéral » Lord Durham qui est à l’œuvre. L’État canadien est une prison qui vaut au peuple québécois mépris, humiliation, refus constitutionnel de sa reconnaissance nationale, même pas à titre de « société distincte », imposition d’une constitution contre son gré en 1982 [13] et, depuis la loi dite de la « clarté » [14], refus formel de son droit à l’autodétermination.
De tous les facteurs de division du peuple travailleur du Canada, la question nationale québécoise ressort comme le principal sinon le seul facteur incontrôlable de la politique canadienne. Non pas parce que la nation québécoise est « plus opprimée » que les nations aborigènes ou acadienne ou que les nationalités de couleur ou francophones hors Québec. Ce serait plutôt le contraire même si les principaux indicateurs socio-économiques sont inférieurs au Québec par rapport au ROC (Rest of Canada). Mais parce que la nation québécoise, dans un avenir prévisible, a seule la force démographique, économique et, depuis une génération, politique d’ébranler dans ses fondements l’État canadien fédéraliste.
Il faut remonter à 1976 pour retrouver une action unitaire pancanadienne du mouvement syndical. Cette incapacité s’explique en dernière analyse par le nationalisme canadien, auquel répond le nationalisme québécois, qui garde profondément divisé le peuple travailleur du Canada. Même les divisions régionales au sein du Canada anglais, qui ont confiné, à quelques exceptions près, dans un cadre provincial les luttes ouvrières et populaires depuis une génération sont dues à la question nationale québécoise. En effet, la division du Canada en « provinces égales » lors du pacte confédératif de 1867 est essentiellement due à la volonté de la bourgeoisie d’alors de ne pas donner aux « Canadiens français » quelque pouvoir que ce soit qui aurait reposé sur une base nationale et non provinciale. C’est cette logique d’égalité absolue des provinces qui explique le refus de tout « fédéralisme asymétrique » dont l’ancien Parti Conservateur, une alliance de bourgeoisies régionales, avait tenté en vain de faire passer une version édulcorée, dont la reconnaissance du Québec comme « société distincte », par un référendum pancanadien en 1992. On verra à l’usage ce que vaut la redécouverte de ce concept par les Libéraux fédéraux et québécois en panne de popularité.
Une stratégie pour vaincre la bourgeoisie canadienne passe alors nécessairement par une alliance entre le peuple québécois, et les autres nations et nationalités opprimées du Canada, avec les mouvements ouvriers et démocratiques. Mais, pour cela, il faudrait que le mouvement ouvrier du Canada anglais, en commençant par la gauche, accepte explicitement la revendication de l’indépendance du Québec et non seulement l’appui au droit à l’autodétermination du peuple québécois comme le fait, par exemple, le Nouveau parti démocratique (NPD) qui, par ailleurs, n’a pas hésité à voter en faveur de la loi dite de la « clarté ».
La ZLÉA aiguise les contradictions nationales du Canada
L’offensive pour la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) — ou son substitut de pactes bilatéraux pour contourner la résistance du Mercosur — et la prétendue « lutte contre le terrorisme », contrairement aux apparences, rend encore plus actuelle la centralité de la question nationale québécoise sur l’échiquier politique canadien. La dynamique du libre-échange amplifie l’acharnement historique du gouvernement fédéral contre le Québec.
Pour maintenir sa marge de manœuvre face à son allié étasunien, l’impérialisme canadien peut à peine compter sur des alliances inter-impérialistes comme cela se fait au sein de l’Union européenne. Son intégration de plus en plus forte, économique et militaire, avec les ÉU est trop contraignante. La recherche d’alliances en Amérique latine se bute non seulement aux peu de liens commerciaux avec ces pays mais surtout aux rapports de domination impérialiste. Pensons seulement au conflit Bombardier-Embraer [15] au sein de l’OMC sans compter la présence des transnationales canadiennes financières dans toute l’Amérique latine et celle des transnationales minières en particulier dans les pays andins.
La bourgeoisie canadienne, pour se ménager un rapport de forces dans son face-à-face avec la bourgeoisie étasunienne, doit donc centraliser ses pouvoirs politiques et unifier davantage son marché interne. D’où son offensive pour étouffer financièrement les provinces et envahir leurs champs de compétence, offensive à laquelle résiste surtout le gouvernement québécois. En effet, la ZLÉA, en symbiose avec la ronde de Doha de l’OMC, ouvrirait à la privatisation et au marché mondial les secteurs de la santé, de l’éducation, de l’énergie et des ressources naturelles, dont l’eau, tous essentiellement de juridiction provinciale. Il est donc impératif pour Ottawa d’en prendre le contrôle politique tout en laissant aux provinces leur administration de sorte à continuer à provincialiser/diviser les conflits sociaux qui découleront inévitablement de cette nouvelle phase libre-échangiste.
Cette politique se butera à l’ensemble des forces sociales mais surtout elle envenimera d’autant plus le tendon d’Achille du système politique canadien, la question nationale québécoise qui a l’avantage de se poser immédiatement comme une crise politique pancanadienne [16]. D’où la nécessité pour la gauche politique québécoise, en particulier l’Union des forces progressistes (UFP) [17], d’en faire l’axe central de sa plate-forme, tout autant que l’antinéolibéralisme. D’où aussi la nécessité pour la gauche canadienne d’en faire une revendication centrale comme condition nécessaire à l’unité antinéolibérale du peuple travailleur pancanadien pour pouvoir construire un mouvement de riposte pancanadien et surtout un parti anticapitaliste pancanadien. L’absence d’un parti pancanadien antinéolibéral et antinationaliste — pire l’absence totale de cette perspective — s’est faite en effet cruellement sentir dans la campagne électorale fédérale de juin 2004. La gauche anticapitaliste québécoise en a été réduite au choix faustien entre voter pour le NPD, un parti social-libéral et nationaliste canadien, l’annulation — qui n’est même pas compiler séparément — ou l’abstention, choix qu’a fait l’auteur de ces lignes.
Marc Bonhomme, 25 juin 2004 (mise à jour le 12 septembre)