Introduction
L’histoire de l’immigration politique indochinoise, en fait vietnamienne (« annamite » comme l’on disait à l’époque), illustre un transfert d’influences et d’inspirations ainsi que leur incubation. À quelles fins, par quelles méthodes ou médiations, ces transactions politiques s’opèrent-elles et quels en sont les résultats ? Mon article tentera de répondre à ces questions.
C’est à partir de la conquête française que les mouvements migratoires conduisent les Vietnamiens au delà du Siam, de la Malaisie et de la Chine méridionale. La venue en France, exception faite de raisons diplomatiques (la mission Phan Thanh Gian, en 1863, pour recouvrer les provinces de la Basse Cochinchine), est épisodique et elle concerne un petit nombre d’individus. Des résistants à l’invasion française furent exilés à Toulon d’abord, pour être expédiés ensuite, comme main d’œuvre forcée, dans l’île de la Réunion puis aux Antilles, en Guyane (1863-1872) et en Nouvelle Calédonie (1891) [1]. Plus tard, à l’occasion des expositions universelles et coloniales comme celle de Paris en 1889, en 1900, des artisans, des tireurs de pousse-pousse, des soldats sont « importés » pour faire de la figuration.
Au début du 20è siècle, l’établissement de lignes régulières de transport maritime entre la France et ses possessions d’Extrême-orient sur des paquebots et cargos des sociétés des Messageries Maritimes et des Chargeurs Réunis conduit au recrutement d’un personnel annamite nombreux sans que nous disposions de statistiques exactes. Le cas le plus célèbre est celui du futur Hô Chi Minh qui s’embarqua en 1911 comme aide cuisinier et qui ne posa sac à terre qu’en 1915 ou 1916 en Angleterre après avoir parcouru les océans. Parallèlement à ces allers et venues des navigateurs, des jeunes scolaires commencent à venir en France [2].
Le courant qui porte ces jeunes gens vers la France pour leurs études succède, vers 1910, à celui qui, à l’appel du lettré patriote Phan Bội Châu (1867-1940), en conduit au Japon au tournant du 20è siècle (« voyage à l’Est » ou Đông Du). Il est la conséquence de la fermeture de cette dernière voie aux partisans de la modernisation : en effet, en 1908, pour des raisons diplomatiques, après des tractations avec la France, le gouvernement japonais refuse désormais aux Vietnamiens l’accès de ses écoles et Phan Bội Châu est contraint d’aller s’installer en Chine [3]. En Indochine même, la fermeture momentanée de l’université de Hanoï (récemment constituée de trois écoles supérieures), la suppression du mouvement d’étude et de rénovation culturelle du nord, le Đông Kinh Nghĩa Thục (L’École libre du Tonkin) qui avait des émules, le Duy Tân (modernisation) et le Minh Tân (Lumière nouvelle), dans le centre et le sud du pays, bloquent d’autres issues. Cependant, la modernisation étant à l’ordre du jour, pour les Vietnamiens qui veulent apprendre de l’Occident comme l’ont fait les Japonais et les Chinois, qu’ils soient animés par un idéal désintéressé ou qu’ils visent la promotion sociale (notamment en entrant dans le fonctionnariat colonial), il n’y a d’autre alternative que le « voyage à l’Ouest » ou Tây Du.
Le tournant de 1914-1918
Entre 1910 et la « grande guerre » (1914-1918), le nombre total de ces immigrants n’excédait probablement pas une ou deux centaines de personnes. Pour faire la guerre à l’Allemagne, le gouvernement français met à contribution les ressources humaines et matérielles de son empire colonial. En l’occurrence, le tournant du mouvement migratoire a lieu en 1915 lorsque les premiers travailleurs et soldats (lính thợ) indochinois abordent le sol de France : de 1915 à 1919, 42 922 tirailleurs et 49 180 travailleurs sont envoyés en France [4]. Ce n’est pas de cette population en majorité illettrée (23 234 analphabètes sur 34 715 arrivants en 1915, ils étaient encore 17 308 en 1918) ) que sont issus les idéologues, les animateurs et les organisateurs du mouvement indépendantiste mais elle fournit les indispensables auxiliaires : relais et boîtes aux lettres (les restaurateurs) agents de liaison et diffuseurs (navigateurs, ouvriers, gens de maison et plus rarement militaires).
Cependant, le pôle où se déroule le débat politique sur l’avenir du Vietnam se met en place avant que n’éclate le premier conflit mondial. Il apparaît autour du lettré Phan Chu (Châu) Trinh, une personnalité déjà connue et reconnue dans son pays pour son opposition à la monarchie « protégée » par le conquérant français. Trinh s’est prononcé pour la modernisation (il est un des acteurs du Duy Tân dans sa province du Quang Nam au centre du VN et il participe aux activités du Đông Kinh Nghĩa Thục à Hanoî) en dénonçant en terme très durs le régime impérial soumis et corrompu et son mandarinat sclérosé et exploiteur du peuple ; par le fait même il accuse le régime et l’administration coloniale française qui « coiffe » et perpétue ce régime en l’utilisant à ses fins de domination et d’exploitation [5]. En 1908, un soulèvement antifiscal violent a lieu dans le Quang Nam, la responsabilité en est imputée à Phan Châu Trinh qui est condamné à mort ; sa peine ayant été commuée, il est déporté au bagne de Poulo Condor.
Grâce à des amis français, le journaliste Ernest Babut et le commandant Jules Roux qui font intervenir la Ligue des droits de l’homme et du citoyen, Trinh est libéré du bagne et il est admis à résider en France c’est à dire qu’il est exilé en 1911. Il fait connaissance avec son compatriote Phan Văn Trương, répétiteur à l’École des langues orientales de Paris, et tous deux fondent la Fraternité des compatriotes (Hội đổng Bào Thân Aí) en 1912 puis l’Association des patriotes indochinois en 1914 [6]. Ces initiatives valent aux deux hommes l’accusation de complot concerté avec le prince Cừơng Để (alors réfugié au Japon et prétendant au trône du Viet Nam) et en collusion avec les Allemands après que la guerre ait éclaté ; Trinh est incarcéré à la Santé et Truong au Cherche-midi, prison militaire, parce que citoyen français, il est mobilisé lorsque la guerre éclate. Les deux hommes sont libérés en 1915 après neuf mois de détention et l’intervention active d’un avocat socialiste, Marius Moutet (au nom lié aux affaires indochinoises jusqu’en 1947), ainsi que du commandant Roux et de la Ligue des droits de l’homme. C’est à ce moment là que Truong est envoyé comme interprète auprès des ouvriers indochinois qui viennent d’arriver à l’arsenal de Toulouse. De son côté, Trinh se voit supprimer l’allocation annuelle de 6 000 francs que lui versait le gouvernement et il doit travailler comme retoucheur photographe, métier auquel il initiera un jeune compatriote, le futur Hồ Chí Minh.
L’exposé de ces détails est nécessaire pour comprendre l’attraction exercée par les deux hommes et les ralliements autour d’eux, en majorité des étudiants. mais également des travailleurs restés en France après la guerre (ouvriers et navigateurs) et les gens de maison (cuisiniers, valets et bonnes que l’on appelait les boys et boyesses) que des coloniaux ont ramenés avec eux de leur séjour en Indochine. Le plus connu de ces intermédiaires est Đăng Văn Thu, navigateur marié avec une Française comme Nguyễn Thế Truyền, il fonde une famille au Havre et ouvre un restaurant qui est à la fois un relais et le « financier » du Parti annamite de l’indépendance ainsi que des journaux (ex. Việt Nam Hôn) que celui ci publie à la fin des années 1920. En même temps ils révèlent les personnalités et les réseaux français qui protégeaient et soutenaient ces immigrés indochinois (M. Moutet, J. Roux, la LDHC, le parti socialiste, les libéraux), d’une façon générale mais non exclusive, la mouvance de gauche ; ces relations forment la trame de la radicalisation progressive dans les années 1920.
Les « Cinq Dragons » (Ngu Long)
Phan Chu Trinh est la personnalité phare, celle qui sert de référence notamment à ses compatriotes qui ont choisi de prendre le chemin de l’Occident, Nguyễn Tất Thanh (Ho Chi Minh) [7] séjournant en Angleterre, avait établi une correspondance (saisie par la police française) avec Phan Chu Trinh avant de franchir le Channel en 1917 [8]. Les soupçons, la surveillance et les brimades dont Trinh est l’objet de la part du gouvernement français ne font que renforcer son prestige auprès de ses compatriotes. Après le décès de son jeune fils et la perte de leurs allocations, Trinh réside dans l’appartement de P.V. Truong au 6 Villa des Gobelins, dans le 13è arrondissement de Paris, c’est également le premier domicile de Nguyễn Tất Thành ainsi qu’un lieu de réunions fréquenté par Nguyễn Thế Truyền8 et Nguyễn An Ninh [9]. Dans cette brève période (1919-1923), les Vietnamiens de Paris ont surnommé le groupe « les cinq Dragons », un premier cercle étroitement surveillé par la police qui y dispose d’un si ce n’est de deux indicateurs.
Les « Dragons » et leurs compatriotes qui gravitent autour d’eux ont un idéal commun : l’indépendance de leur pays et la liberté de leur peuple. Jusqu’en 1919 et mis à part Ninh qui ne s’est pas encore joint aux aînés, ils agissent de concert, ainsi Les Revendications du peuple annamite qui se référent aux Quatorze points du président américain Woodrow Wilson, signés Nguyễn Aí Quốc et portées par Nguyễn Tất Thành à la Conférence de Versailles, sont-ils le fruit de leur concertation. Mais la pétition a certainement été rédigée par Truong qui maîtrisait la langue française au contraire des trois autres, Truyên compris. Il n’empêche que Thanh s’est approprié la signature collective [10]. Ils estiment que le régime républicain français a une influence positive, c’est en sens que Truong fait une conférence le 18 février 1923 où il compare la domination française à celle que les Chinois ont imposée au Vietnam, à l’avantage de la première par ce que la France inculque l’idéal d’une civilisation du Progrès et des arguments propres à revendiquer la liberté et l’indépendance de leur pays (d’après Đặng Hữu Thụ, op. cit. p.41).
Phan Chu Trinh reste un partisan de changements progressifs et non violents - cela le distingue de son alter ego Phan Boi Châu partisan de la révolution par l’action armée et terroriste — Trinh se fonde sur son expérience personnelle pour faire confiance aux institutions de la république française et pour espérer l’application des idéaux de la révolution de 1789 jusque dans les colonies. Il renouvelle ses attaques contre la monarchie et le protectorat lorsque l’empereur Khai Đinh visite officiellement la France dans l’été 1922. À travers « l’empereur jaune [ un mannequin bien habillé] et son troupeau de mandarins obséquieux…prêts à faire…des singeries » c’est en fait le gouvernement français que Trinh interpelle : « Depuis environ vingt ans, le peuple annamite modernisé sous l’influence française, au contact d’un gouvernement républicain, ayant divorcé d’avec ses vieilles conceptions de l’ancienne autorité royale, ne veut plus de cette autorité qu’il trouve non seulement tyrannique mais encore injustifiée, d’autant plus que les hommes qui l’ont détenue jusqu’ici comme les mandarins…sont des hommes sans instruction, sans valeur, qu’il considère comme indignes de présider à ses destinées » [11]. À son tour, Nguyên Ai Quôc écrit une pièce de théâtre satirique contre le même monarque, Le dragon de bambou, que Léo Poldès (fondateur et animateur du Club du Faubourg) fait représenter à Garches, à la fête du journal communiste L’Humanité, en juin 1922 [12].
La radicalisation politique
Mais les divergences apparaissent et se renforcent au fur et à mesure de l’évolution du monde, de la France et de son empire colonial. La révolution russe d’octobre 1917 et la prise de pouvoir par les bolcheviks se révèle un événement capital parce qu’il est suivi de la fondation de la Troisième Internationale et de son projet de révolution mondiale. La fondation du parti communiste français en 1920 s’inscrit dans la nouvelle logique et dynamique révolutionnaire or le « délégué indochinois » au congrès du PSF à Tours en 1920, Nguyễn Aí Quốc, a voté l’adhésion à l’Internationale communiste par ce que « il y a une chose que j’ai bien comprise : la Troisième Internationale accorde une attention à la libération des colonies… Quant à la Deuxième Internationale, elle ne se préoccupe pas de la question coloniale » [13].
Donc, Quôc devient un adepte du socialisme « maximaliste » comme l’on dit à l’époque. En 1919, déjà, il penchait de ce côté là si l’on en croit une note de police : « Au cours de la réunion de Nguyên Ai Quôc, notre agent, Phan Chau Trinh et Khanh Ky, qui eut lieu le 23 décembre , les deux derniers auraient reproché la violence et le manque d’habileté des procédés [du communisme] ; ils auraient déclaré compter sur le Protectorat pour obtenir la réforme qu’ils veulent rapide et profonde… » [14]. En 1921, Nguyên Ai Quôc quitte le 6 Villa des Gobelins pour le 9 de l’impasse Compoint dans le 17è arrondissement.
Ces divergences qui ne sont pas seulement politiques mais proviennent de la différence de générations, n’empêchent pas Trinh d’exhorter Quôc à rentrer au pays [15]. Trinh, l’aîné et le réformiste, s’est rendu à l’évidence que la République française n’appliquera pas ses idéaux dans les colonies, il est revenu de ses espoirs et de ses illusions et il s’apprête lui-même à quitter la France ; Truong, que sa qualité de citoyen français ne met pas à l’abri de la discrimination raciale et des brimades, fait le même constat que sa place est dans sa patrie pour y faire bouger les choses. Trinh exprime son amertume dans L’Oeuvre : « Nous avons toujours cru qu’après cinq années pendant lesquelles la métropole a eu l’occasion de mettre plus d’une fois à l’épreuve notre loyalisme et notre attachement à la cause française, pendant lesquelles nos Indochinois sont venus en foule se ranger dans la tranchée meurtrière à côté de leurs frères français et se sont montrés dignes de leur qualité de fils adoptés, pendant lesquelles du sang annamite a coulé, des biens annamites ont été sacrifiés, un changement politique viendrait nous récompenser de nos efforts… Ce n’est pas par le voyage de l’empereur d’Annam que la République aura le cœur des Annamites » [16].
Par ailleurs, le « danger bolchevik » est à l’ordre du jour des États impérialistes et provoque à la fois un raidissement du pouvoir colonial et une reconfiguration de la mouvance anticolonialiste en France comme dans le monde. Le soutien français aux indépendantistes Indochinois se déplace vers l’extrême-gauche. Certes, l’anticolonialisme libéral et humaniste continue d’agir (la LDHC crée une section qui s’occupe des « abus de la colonisation », termes qui dénotent l’absence de mise en cause fondamentale du régime colonial) mais, la même année 1921, le PCF crée une commission coloniale dont font partie N.A. Quôc et N.T. Truyên ainsi qu’ un cercle extérieur : l’Union intercoloniale où les deux Indochinois se retrouvent aux coudes à coudes avec les Malgaches Ralaimongo et Stephany, les Antillais Max Clainville-Bloncourt, Sarrotte, l’Algérien Hadj Ali, et d’autres ( en 1923, il y a 18 Annamites sur les 121 membres de l’Union). En décembre 1922, dans une réunion à la 17è section de la fédération de la Seine du PCF, Quôc fait une déclaration significative, il estime que « les franc-maçons et les membres de la Ligue des droits de l’homme font de la collaboration de classe et non de la lutte de classes » [17] et il approuve les résolutions du 4è congrès de l’Internationale qui interdit aux communistes d’adhérer à la franc-maçonnerie, à la LDHC et aux organisations anarchistes.
L’apparition du communisme internationaliste, le « péril rouge » pour certains, détermine le réaménagement de l’échiquier politique dans le monde et par conséquent dans l’immigration vietnamienne. C’est par rapport au bolchevisme que les forces politiques, les courants intellectuels définissent leur orientation et leurs prises de position vis à vis de la question coloniale.
En 1923, après avoir joué un rôle important dans la rédaction du Paria [18], Quôc part pour Moscou où l’Internationale l’envoie en Chine du sud pour créer une organisation révolutionnaire indochinoise. Nguyên Thê Truyên le remplace dans l’Union intercoloniale et à la rédaction du journal Le Paria (où il entre en conflit personnel avec Max Clainville Bloncourt au sujet de leur prééminence dans l’organisation) jusqu’à ce qu’il démissionne du PCF en 1925. Le parti communiste français et le syndicat CGTU ouvrent aux colonisés les colonnes de leur presse (L’Humanité, La Vie ouvrière, La Revue communiste) et mettent à leur disposition des locaux de réunion (à cet égard, le Cercle international des marins de Marseille, 1927, et de Bordeaux, 1928, créé par la CGTU joue un rôle très important) ainsi que des militants pour accomplir certaines tâches (distribution de tracts sur la voie publique, transport de courrier vers l’Indochine). C’est encore le PC qui se charge d’acheminer des Vietnamiens vers l’Université des travailleurs d’Orient à Moscou (faux passeports, argent, billets de train ou de bateau) par des filières que le Komintern a mis en place (sur 47 élèves Vietnamiens de l’UTO entre 1925 et 1934, quarante viennent de France). Plus tard, Truyên justifiera sa coopération par ce que les communistes français étaient les alliés les plus proches et les plus fiables [19]. En 1925 et en définitive, le cercle des « Cinq Dragons » disparaît de lui-même après les départs successifs de Nguyên An Ninh, Nguyên Ai Quôc, Phan Van Truong et Phan Chu Trinh [20]. Mais la relève est d’ores et déjà assurée.
Le passage du témoin
À partir de 1925, la composition de l’immigration vietnamienne en France se modifie, la plupart des soldats lính (dès la signature de l’armistice en novembre 1918) et la majorité des ouvriers thợ a été rapatriée. Mais les navigateurs sont encore nombreux et les effectifs de la population estudiantine augmentent : de 177 en 1924, ils passent à 1 700 en 1929 [21], à la veille du soulèvement de 1930-1931 en Indochine. Ces jeunes gens fréquentent les lycées, les facultés mais aussi des écoles professionnelles et ils sont répartis dans la France entière avec une majorité, 1 100, à Paris, 200 à Aix en Provence, 80 à Montpellier et 110 à Toulouse, le reste à Marseille, Bordeaux et Lyon. Les navigateurs sont nombreux à Marseille, au Havre mais il y en a également à Dunkerque [22] et à Bordeaux. Au total il y aurait 5 000 Indochinois dont 3 675 « ont un dossier individuel au ministère des colonies » [23].
Les travailleurs comme les étudiants se groupent au sein d’associations à caractère professionnel et/ou mutualiste ; en 1927 la police française en recense sept dont le nombre d’adhérents varie entre 15 et 450 [24]. Les unes sont dirigées ou fonctionnent sous l’influence de militants indépendantistes, d’autres se placent à l’écart de la politique et bénéficient de subventions gouvernementales mais sont l’objet de tentatives de prise en mains par les radicaux.
Cependant, il est impossible de mesurer l’impact réel de la propagande communiste sur les travailleurs. D’un côté l’historiographie vietnamienne monte en épingle l’action des navigateurs mais d’un autre côté, des militants communistes français et vietnamiens eux mêmes, qui à Marseille, qui au Havre, se plaignent de ce que leurs compatriotes préfèrent le jeu et l’opium à la politique, n’assistent pas aux meetings ni ne participent aux actions syndicales sous le prétexte (d’ailleurs admissible) qu’ils ne comprennent pas les discours en français [25]. Il n’en reste pas moins que le syndicat des cuisiniers dont le siège est au 8 de l’avenue Hoche à Paris, qui revendique 450 adhérents, finance les journaux du Parti de l’indépendance annamite, organise des fêtes dont les revenus sont consacrés à ce financement ou à secourir les victimes de la répression en Indochine. Il est catalogué organisation « nettement communiste » par les autorités. En 1924, un cas significatif est évoqué dans les rapports de police, celui de Hô Trân, engagé comme cuisinier par le vicomte Rivaud de la Raffinière. La vicomtesse, d’abord satisfaite du service de Trân, le licencie par ce qu’elle constate chez lui une « mauvaise volonté croissante », car il lit L’Humanité et Le Paria et tient fréquemment des propos anti-français. Le cuisinier avoue à sa patronne qu’il participe à toutes les manifestations et meetings du PCF et de la CGT et déclare qu’il « n’y a pas de raison pour que seuls les capitalistes recueillent les bénéfices du labeur des travailleurs » [26].
Une configuration politique plus diversifiée que précédemment se développe dans ces milieux de l’immigration. Une de ses composantes se pose en continuatrice de l’esprit de la politique de Phan Chu Trinh tandis que les trois autres s’en démarquent par leurs orientations radicales : le Parti annamite de l’indépendance, la section indochinoise du PCF et quelques uns qui sont attirée par l’Opposition ouvrière du parti bolchevik et L. Trotsky.
La première est représentée par le parti constitutionnaliste indochinois animé par deux brillantes personnalités : l’agronome Buì Quang Chiêu et le juriste Dương Văn Giao. Tous deux exposent clairement leur principale aspiration, Chiêu (qui est citoyen français) publie une brochure au titre explicite : France d’Asie, L’Indochine moderne. être ou ne pas être, vers le dominion ; Giao ajoute « nous cherchons à nous entendre avec les Français pour qu’ils nous rendent notre civilisation, nous ne voulons pas les chasser de notre pays mais nous voulons être traités à égalité » [27]. Ces déclarations ne rassurent pas le gouvernement ni les milieux coloniaux qui qualifient Chiêu « d’agitateur » et considèrent que le « parti constitutionnaliste est, au reste, peut être le plus dangereux par ce qu’il attire de nombreuses personnalités de la métropole par son programme réformiste » [28].
Le fait est que le parti constitutionnaliste est soutenu par les socialistes [29], certains franc-maçons, mais aussi par les libéraux comme Jules Roux, l’ami de Phan Chu Trinh et avocat du barreau de Tours après avoir quitté l’armée, Léon Werth, Félicien Challaye, les écrivains « coloniaux » Albert de Pouvourville et René Maran (lauréat du prix Goncourt de 1921) [30]. La réputation du parti « d’être aussi funeste que le parti extrémiste le plus nettement tranchée » [31] va accompagner Chiêu et Giao et tous les autres constitutionnalistes en Indochine pendant quelque années encore.
La conjoncture 1925-1931 est fertile en événements dramatiques dont les échos retentissent dans l’immigration indochinoise de France. ils sont contemporains de la « deuxième révolution » chinoise, conduite par Sun Yatsen et le Guomindang, qui se déroule à Canton où Nguyên Ai Quôc forme les militants révolutionnaires Vietnamiens avec le soutien de l’Internationale communiste. En février 1930, ont lieu la révolte de Yên Bay et la fondation du Parti communiste du Vietnam à Hong Kong. Ces deux initiatives des dominés sont contemporaines de l’échec de la « politique d’association franco-indigène » d’Albert Sarraut, promoteur du développement économique et de la « colonisation civilisatrice », échec confirmé lorsque le gouverneur général, le socialiste A. Varenne nommé en 1925, se heurte aux intérêts investis dans la colonie et capitule en fait devant eux. Enfin, elles précèdent de peu le soulèvement populaire qui a pour théâtre le nord Annam et la Cochinchine qui dure approximativement une année (mai 1930-juin 1931) et où, pour la première fois, les communistes vietnamiens mobilisent la population rurale (plusieurs milliers si ce n’est dizaines de milliers de manifestants). Ils sont les ressorts qui font rebondir le mouvement indépendantiste vietnamien.
Lorsque Bui Quang Chiêu et Duong Van Giao retournent au Vietnam à la fin de l’année 1927, leur parti ne fait plus parler de lui en France et le terrain est libre pour l’expansion du Parti annamite de l’indépendance (PAI) et les communistes. Entre temps, Phan Boi Châu est enlevé par la police française de Shanghaï et condamné à mort (en 1925, mais cette peine est commuée en une assignation à résidence à Huê jusqu’à sa mort en 1940). Phan Châu Trinh meurt en 1926 et la population l’honore par de véritables funérailles nationales dans tout le pays. L’effacement de ces deux personnalités emblématiques consacre le passage du témoin à une génération plus jeune.
Les indépendantistes radicaux
En 1926, un fois sorti de l’Union intercoloniale parce que la lutte pour l’indépendance du Vietnam n’est pas l’objectif principal de l’Union, Truyên fonde le Parti annamite de l’Indépendance ; le but du parti est affiché dans le premier numéro de La Nation annamite du 15.1.1927 : « Nous sommes des esclaves qui veulent devenir des hommes libres, nous sommes vingt millions d’opprimés qui veulent former une nation indépendante » (N.T. Truyên). Les statuts du PAI sont déposés à la préfecture de police de Paris le 14 juin 1926 , le siège central est à Paris mais il y a trois sections en province : au Havre, à Bordeaux et à Toulouse.. Il semble qu’une majorité des radicaux se regroupe au sein ou autour du nouveau parti au point que le gouvernement français considère que le parti est « nettement révolutionnaire, très comparable au Kouomintang chinois où les progressistes côtoient les bolcheviks » [32]. Le parti est dissout en mars 1929. Un certain nombre de militants font le voyage de Moscou où ils entreront à l’Université des travailleurs d’Orient : Bui Cong Trung, Hoang Quang Giu, Bui Ai, Nguyên Thê Vinh, Dang Dinh Tho, Nguyên Thê Thach, pour ne citer que ceux là. D’autres comme Ta Thu Thâu, Huynh Van Phuong rejoindront « l’opposition ouvrière » et seront désignés bientôt comme trotskystes. Les militants du PAI sont très actifs, ils multiplient les meetings , ainsi Truyên lui même fait un tour des villes de Clermont-Ferrand, Bordeaux, Toulouse, Aix en Provence, Grenoble, ce qui fait dire « un peu partout les éléments perturbateurs indochinois gagnent du terrain et deviennent la majorité » [33].
Ils publient plusieurs journaux : Việt Nam Hôn (L’Âme du Viet nam), Hôn Việt Nam, Phục Quốc (Restauration nationale), An Nam Hôn (les changements de titres sont la conséquence des interdictions successives) . Ils sont différents du Paria en ce qu’ils s’adressent aux seuls Vietnamiens et sont publiés en quốc ngử (transcription romanisée) ou en quôc ngu et français, le VN Hôn porte même une troisième transcription avec les caractères idéographiques chinois. Les colonnes de ces périodiques sont ouvertes même aux constitutionnalistes. À partir de 1928, une presse d’extrême gauche apparaît parallèlement, à titre d’exemples : Lao Nông (Ouvriers et Paysans) publié par le PCF à Paris, le Quốc Tế Lao Đông Vận Tải (l’Internationale des travailleurs des transports) à Marseille et au Havre. Tous ces journaux sont éphémères car ils sont frappés d’interdiction et saisis [34]. La plupart de ces journaux ou brochures sont expédiés par bateaux vers l’Indochine comme en témoignent les saisies par le service des Contrôles postaux, exemple dans le courant de 1927 : 781 numéros de L’Annam scolaire (édité par les étudiants annamites de Toulouse), 489 puis 993 exemplaires de La nation annamite (revue de l’assemblée générale des étudiants annamites d’Aix en Provence) ainsi que 878 Appel de Jacques Doriot à la jeunesse annamite traduit en quôc ngu [35].
Lorsque Truyền retourne dans son pays en compagnie de sa femme française et de ses trois enfants, le PAI, sa presse surtout, sont animés par des jeunes étudiants tels que Tạ Thu Thâu et Trần Văn Thạch qui, sous l’influence du marxisme, vont donner une nouvelle orientation au mouvement indépendantiste Vietnamien en France [36]. Deux questions vont être au centre des débats surtout dans le milieu estudiantin mais en étant répercutés dans le monde du travail manuel. La première concerne le rôle des intellectuels diplômés : viennent-ils faire des études en France pour retourner dans leur pays et se cantonner dans l’exercice d’une profession qui leur donnera un statut en haut de l’échelle sociale si ce n’est même qu’ils deviendront des agents de l’administration coloniale ? Ou vont-ils se mettre au service de leur nation en contribuant à l’éducation du peuple et en participant à la lutte pour l’indépendance ? Ces questions sur le rôle de l’élite intellectuelle sont débattues dans une presse étudiante vivante en 1927 et 1928 dans deux centres principaux : Toulouse et Aix en Provence. C’est dans cette ville que se tient le Congrès des étudiants annamites en septembre 1927, une initiative des constitutionnalistes qui réunit une centaine de participants et qui établit une communication permanente entre les groupes dispersés à travers la France en même temps qu’une structure d’accueil pour tous les nombreux arrivants. C’est la mise en place d’un terrain d’expansion des idées révolutionnaires.
La deuxième question porte sur le projet révolutionnaire : va-t-il être limité à l’obtention de l’indépendance nationale ou sera-t-il élargi et prolongé par la révolution sociale qui associera le peuple à la direction des affaires ? C’est alors que la relation entre capitalisme et colonialisme est dénoncée, le second étant l’enfant du premier. Selon Tạ Thu Thâu, la bourgeoisie vietnamienne est appelée à évoluer dans l’orbite du capitalisme colonial. Cette thèse concorde avec la ligne politique « classe contre classe » du Komintern et du PCF. De façon corollaire, l’alliance avec la paysannerie est indispensable à la libération nationale et au triomphe de la révolution. À Marseille, l’étudiant en médecine Hồ Tá Khanh exhorte les étudiants et les travailleurs manuels à la bonne entente ; d’une manière générale, la nécessaire action concertée des uns et des autres est évoquée à maintes reprises
S’il est relativement aisée de s’accorder sur le premier point, le second provoque une divergence qui s’accentue et que l’on retrouve dans d’autres mouvements pour l’indépendance des pays colonisés. Au fur et à mesure que l’on s’avance dans le siècle, les positions respectives se durcissent et Nguyên Thê Truyên, à l’occasion d’un bref retour en France en 1934, est attaqué par le journal Vô Sản (Le Prolétaire, n°4, juin 1934). Publié par le PCF, le journal qualifie Truyên de « traître qui fréquente les flics, les fascistes », de surcroît il est le « valet de Bui Quang Chiêu » [37].
C’est qu’entre temps des événements dramatiques se sont déroulés en Indochine en 1930 (après quelques préludes en 1929 ) : le Việt Nam Quốc Dân Đảng a provoqué une mutinerie dans la garnison coloniale de Yên Bay, tous les insurgés sont tués pendant la bataille ou sont exécutés après leur capture, tandis que ceux qui se réclament du communisme de la Troisième Internationale et que Nguyễn Aí Quốc vient d’unifier au sein du Parti communiste indochinois, ont pris la tête d’un « soulèvement de masse » dans le nord Annam et en Cochinchine. La répression fait des centaines de victimes et des milliers d’emprisonnés. À Paris, en mars et mai 1930, les militants radicaux manifestent contre la répression de Yên Bay, sur 51 Vietnamiens arrêtés lors de l’inauguration de la Maison de l’Indochine de la Cité universitaire internationale, puis devant le Palais de l’Elysée et au Mur des Fédérés, 19 sont expulsés vers l’Indochine en juin, parmi eux Tạ Thu Thâu (déjà sur des positions trotskystes), Nguyễn Văn Tạo (chargé des questions coloniales auprès du comité central du PCF). En Cochinchine, le mot d’ordre de confiscation des terres des propriétaires fonciers locaux lancé par les communistes alarment les bourgeois possédants du parti constitutionnaliste et un premier divorce est perçu entre les modérés et les révolutionnaires. La Tribune indochinoise, porte-parole des constitutionnalistes, met alors le doigt sur la résultante des débats au sein de l’immigration en métropole : « au lieu de combattre l’impérialisme comme l’exige le principe fondamental de leur parti, les communistes s’attaquent aux riches propriétaires annamites qui se trouvent comme eux dans la même situation de conquis » [38]. À partir de 1930, le PCF s’engage plus à fond dans la lutte anticolonialiste notamment contre la répression en Indochine ; L’Humanité consacre un article sur ces événements presque chaque jour, tracts et meetings se multiplient. Un instituteur communiste, Jules Guieyesse, écrit une pièce en trois actes intitulée Bougre de Nhaquê, le groupe artistique prolétarien La Bellevilloise en donne une représentation en décembre 1932 devant 300 personnes. En janvier 1933, 350 personnes assistent à une deuxième représentation au Grand Orient de France, rue Cadet, elle est l’occasion de lever une souscription et de faire signer une pétition pour les emprisonnés d’Indochine. Le mois suivant la pièce est interdite de représentation à la salle des Sociétés savantes, rue Danton, sous l’égide du Secours rouge international, mais le surlendemain elle est montée au siège de la LDHC, rue Jean Dolent [39].
Dans les années 1930, les prises de position sont, pour ainsi dire, nettement définies dans le champ politique de l’immigration comme dans celui de l’Indochine elle même. La courte période du Front populaire en France va encore les souligner et accentuer les clivages entre les modérés (les constitutionnalistes et autres réformistes) et les révolutionnaires, entre ceux-ci divisés entre nationalistes et partisans de l’extrême gauche, à l’intérieur de celle-ci où les staliniens et les trotskystes [40] s’affrontent après une brève période d’unité d’action au sein du groupe La Lutte [41]. En France, un certain nombre d’étudiants sympathisent avec, voire rallient les organisations du « Front popu » [42]. Dans le monde des travailleurs, les rapports de police enregistrent un fait significatif : le Foyer indochinois de Dunkerque (voir supra) est l’objet de dénigrement de la part de deux Annamites qui ont ouvert un restaurant et, fait majeur, en novembre 1938, un groupe tente d’ instaurer l’auto-gestion « nous sommes Annamites, un conseil annamite, nous sommes navigateurs par conséquent ouvriers, il n’y a pas de Français , pas de patrons, c’est la classe ouvrière qui gouverne » [43]. En décembre 1938, le Foyer ferme ses portes définitivement.
La Seconde guerre mondiale est une étape cruciale des migrations « de masse » des Indochinois en France car, pour les mêmes raisons qu’en 1914-1918, le gouvernement français fait appel aux ressources humaines et matérielles de l’empire colonial. En 1939, le ministre des colonies E. Mandel réclame 80 000 Indochinois, en juin 1940 lorsque la France capitule devant l’Allemagne, il y en a 28 000 (8 000 tirailleurs et 20 000 ouvriers non spécialisés) arrivés sur le sol de France [44] . Une partie est rapatriée avant que les communications maritimes avec l’Indochine ne soient interrompues mais 15 000 connurent l’occupation allemande parfois dans de très mauvaises conditions matérielles et sanitaires (de 1939 à 1944, 595 sont décédés dont 319 de la tuberculose) [45].
Psychologiquement et moralement, on imagine aisément quelles sont les effets de la débâcle et de la défaite de la « Mère France » sur ces hommes. Certains sont carrément abandonnés par leur encadrement français au moment de l’exode [46], ensuite ils se retrouvent dans des camps livrés à l’oisiveté (« mère de tous les vices » comme l’on sait), après la capitulation ils sont nombreux à être sans travail et à apparaître comme des concurrents de la main d’œuvre française [47]. Ils assistent à l’humiliation de leurs maîtres vaincus mais aussi à la résistance qui se développe contre l’occupant ; certains d’entre eux participent à celle ci en combattant dans les maquis, ils paient l’impôt du sang ainsi que Phan Chu Trinh le rappelait aux Français vingt ans plus tôt. Les autorités virent la main du PCF et de la CGT ou encore des militants trotskystes dans les mouvements de revendications de 1945-1946 mais le commandant de la 2e légion indochinoise cantonnée à Bergerac rapporte sa conversation avec l’aumônier catholique, le RP Duu Duong, qui « avoue être absolument convaincu que l’heure a sonné pour l’Indochine de revendiquer son indépendance totale […] il ne s’est pas caché que le matin même il avait dit une messe devant les travailleurs réunis à fin que les vœux des travailleurs annamites soient exaucés » À la Noël 1945, dix compagnies ou détachements cantonnées dans le sud-ouest de la France entreprennent une grève de la faim contre la guerre d’Indochine naissante [48].
Il n’est pas jusqu’aux étudiants « sérieux » qui avaient donné la priorité à leurs études sur les activités militantes qui ne se décident à franchir le pas : en 1946, Nguyễn Ngọc Bích, promotion 1931 de l’École polytechnique, rejoint le Comité de la résistance du Nam bô (Cochinchine) contre les Français, il est capturé. Son compatriote et condisciple à Polytechnique , Hòang Xuân Hãn (promo 1930), adresse alors une lettre ouverte à ses camarades polytechniciens français où il rappelle l’enseignement de leur professeur d’Histoire « Quand vous serez officiers, ingénieurs ou administrateurs dans les colonies, n’oubliez pas qu’il y en est dont l’histoire est aussi belle que la nôtre et dont les hommes ont su défendre leur patrie avec dignité et honneur. Vous respecterez vous- mêmes en estimant et en respectant les sentiments patriotiques de de leurs habitants. L’Annam est de ces pays » [49]. L’ingénieur de l’École Centrale Trần Đại Nghĩa rejoignit la résistance où il devint général chargé des armements, des médecins et d’autres techniciens firent de même.
Conclusion
Selon la dialectique marxienne, le capitalisme est son propre fossoyeur en créant le prolétariat ouvrier, la même image est applicable au colonialisme. Les dominants ont besoin de travailleurs manuels et intellectuels et de soldats. De leur côté, si les dominés ont besoin de travail, ils aspirent aussi à entrer dans la modernité : ces besoins conduisent les uns et les autres à entrer en relations et à former une configuration transactionnelle. Que cela soit par contrainte ou de plein gré, les colonisés acquièrent les techniques et les savoirs qui avaient doté leurs maîtres d’une supériorité stratégique et ils les retournent contre ceux ci. Nguyễn An Ninh écrivait que « les « retours de France » avaient reçu des mains des Français même l’acte de condamnation du régime imposé par les coloniaux à l’Indochine… Ils combattent ouvertement au nom des idées humanitaires et des principes de 1789 » [50]. La France, plus que la Chine, fut le laboratoire de la modernisation politique et culturelle du Vietnam parce que l’immigration indochinoise fut un riche bouillon de culture. Cette histoire est simultanément celle d’un moment de la mondialisation et de la nationalisation ou indigénisation de ce même processus, les deux termes contraires d’une même dialectique.
L’ histoire des pérégrinations des colonisés dans la métropole impériale en quête de réponse aux interrogations soulevées par la domination française révèle deux faits : l’ambivalence de la culture impériale française du 20è siècle en même temps que la faculté d’adaptation des Vietnamiens à la nouvelle donne politique et culturelle qu’une puissance étrangère leur imposait. En outre, les interactions et les transactions sont un exemple pertinent pour les tenants de l’histoire croisée ou de l’histoire partagée. Elle est une sortie de l’histoire univoque des rapports colonisés-colonisateurs.
Sources
1. Les documents d’archives utilisées sont référencés dans les notes infra-paginales.
2. livres de souvenirs :
Hồ Hữu Từơng, 41 năm làm bảo (41 ans de journalisme), Saïgon 192
Militant trotkyste, il échappa à l’élimination de ses camarades au Vietnam mais il mourut dans les années 1980 au moment où il était libéré d’un camp de rééducation du Vietnam socialiste.
Lê Huu Tho, Itinéraire d’un petit mandarin, Paris, 1997. Accompagna les travailleurs en France en tant qu’ interprète en 1939. Il décrit notamment l’exode de 1940.
Nhất Linh, nom de plume de Nguyễn Từơng Tam, Đi Tây (Le voyage en France). Il séjourna en France en 1930-1931 pour des études de littérature. Écrivain chef de file du mouvement littéraire et artistique Tư Lực Văn Đoàn qualifié de « romantique ». Nationaliste, il fut ministre des affaires étrangères (sans pouvoir) du gouvernement Hồ Chí Minh (1946), réfugié au Sud Vietnam, emprisonné par le gouvernement Ngô Đình Diệm, il se suicida en 1963.
Ngô Văn, Au pays de la cloche fêlée. Tribulations d’un Cochinchinois à l’époque coloniale, Paris 2000. Militant trotkyste, il échappa lui aussi au Viet minh et se réfugia en France en 1948.
Phan Văn Trừơng, Une histoire de conspirateurs annamites à Paris ou la vérité sur l’Indochine, rééditée par les soins de Ngô Văn en 2003, Paris.
Trần Dân Tiên, Những mẫu chuyện về họat đông cửa Hồ Chủ tịch traduit en français Avec le président Hô chi Minh, Hanoï, 1970. Écrit autobiographique de Hô chi Minh
3. Travaux :
Đặng Hữu Thụ , Thân Thế và sự nghiệp nhà cách mạng Nguyễn Thế Truyền (La personne et l’œuvre du révolutionnaire NTT), Melun, 1993 (Contient de nombreux textes de NTT en français).
Hémery Daniel, « Du patriotisme au marxisme. L’immigration vietnamienne 3en France (1926-1930) », Le Mouvement social n°90, janvier-mars 1975, p. 3-54
Huê Tâm Hô Tai, Radicalism and the Origins of the Vietnamese Revolution, Harvard University Press, 1992
Lê Huu Khoa : Les Vietnamiens en France. Insertion et identité, Paris, 1985
Rives Maurice, « 1939-1954, les travailleurs indochinois en France », Hommes et Migrations n°1175, avril 1994, p.24-29
Thu Trang-Gaspard, Nhung Hoat dong cua Phan Chu Trinh (Les activités de PCT), Paris 1983
Trần Ngươn Phiêu, Phan Văn Hùm, Texas, 2003. Hum fut un intellectuel et militant trotskyste assassiné par le Viet minh en 1945.