Les enjeux autour de la Convention abolitionniste
D’un côté, la CATW assure que la Convention contre la criminalité transnationale organisée s’insère dans le corpus des instruments internationaux des droits humains, en filiation avec la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui (ou Convention abolitionniste 1949) [1], la Convention relative aux droits des enfants et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) [2]. L’article 6 de la CEDEF demande aux États de prendre « toutes les mesures appropriées […] pour supprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes » [3].
De l’autre côté, les règlementaristes prétendent que la Convention abolitionniste de 1949 est obsolète. Par exemple, le Parlement européen a adopté une résolution le 9 mai 2000 qui, dans ses considérants, assurait que « les instruments juridiques internationaux existants, notamment la Convention des Nations Unies relatives à l’abolition de la prostitution, l’exploitation de la prostitution des êtres humains, ne sont pas appropriés » [4]. Depuis de nombreuses années, aucun des textes élaborés, « ni sur le plan européen, ni à l’ONU, ne fait plus aucune référence à cette convention » [5]. C’est notamment le cas de la Convention de Palerme. En outre, les règlementaristes prétendent que le Protocole additionnel contre la traite la remplace. Ce Protocole qui condamne les trafiquants ne condamne aucunement les proxénètes. L’enjeu peut se résumer ainsi : « Faire disparaitre cette convention [abolitionniste], c’est donc faire disparaitre à la fois le jugement éthique sur le système prostitutionnel, le lien entre la traite et la prostitution et la condamnation pénale du proxénétisme. » [6]
À l’évidence, la convention abolitionniste est aujourd’hui un enjeu politique international important. Les règlementaristes tentent de la délégitimer. Soulignons que, depuis la Convention abolitionniste de 1949, la Convention de Palerme est le premier texte juridique international qui se penche sur la question de la traite des êtres humains. Il importe donc de le juger par rapport à cette convention.
Selon la Convention abolitionniste de 1949, la prostitution est une atteinte à la dignité humaine et doit être combattue en tant que telle ; il faut cesser de criminaliser les personnes prostituées, qui sont des victimes du système prostitutionnel et non ses responsables et des criminelles, et réprimer ceux qui exploitent leur prostitution, les proxénètes ; l’État ne doit ni imposer de règlements sur les personnes prostituées, ni les surveiller ; la prostitution est le socle sur lequel se développe la traite des êtres humains — combattre la traite sans en combattre sa cause, la prostitution, est un cul-de-sac ; le consentement ou l’absence de consentement dans la prostitution est une question non pertinente car, comme pour l’esclavage ou le colonialisme, c’est l’existence même de l’institution qui pose problème ; l’État est responsable de la prévention de la prostitution et de la traite à des fins de prostitution ainsi que du développement de programmes en faveur des personnes prostituées qui veulent quitter cette activité. Les États s’engagent en outre à protéger toutes les victimes de la traite.
Soixante-quatorze États ont ratifié la Convention de 1949. Certains d’entre eux comme le Cambodge et la République Tchèque sont des lieux importants de prostitution et de traite à des fins de prostitution. Les lois, même les meilleures, ne sont pas nécessairement appliquées. Cela est d’autant plus vrai que les traités internationaux rédigés avant 1960 ne sont pas dotés de mécanismes de contrôle [7]. Contrairement aux traités subséquents, les pays adhérents qui ne respectent pas leurs engagements ne subissent ni remontrance ni sanction de la part des instances internationales [8]. Ne sont pas non plus appliqués les articles de la Convention de 1949 qui demandent aux États adhérents de communiquer au Secrétaire général de l’ONU « leurs textes de lois ou règlements ». En retour, ce dernier a l’obligation de publier « périodiquement » les renseignements reçus. Dans un rapport sur La traite des femmes et des petites filles, le Secrétaire général a déploré l’inexistence d’un organe de surveillance et d’un mécanisme d’application de la Convention. Il observe « qu’il serait peut-être opportun d’envisager la possibilité de réviser ledit instrument afin de le rendre plus efficace en augmentant le nombre des États parties et en créant un organe chargé d’examiner périodiquement des rapports » [9]. Dans un rapport pour la Conférence mondiale des femmes de Beijing, le Secrétaire général de l’ONU, signale que la Convention de 1949 « n’a eu que peu d’impact sur l’élimination de la traite des femmes à des fins sexuelles » [10].
Du point de vue règlementariste, cette Convention a le défaut de lier la traite et la prostitution, de condamner la prostitution et de considérer les personnes prostituées, qu’elles soient recrutées localement ou à l’étranger, comme des victimes du système prostitutionnel et non comme des criminelles. La Convention abolitionniste limite toutefois sa portée à l’abolition des règlements qui pèsent sur les personnes prostituées et à la pénalisation des proxénètes au lieu de lutter pour l’abolition proprement dite de la prostitution et, en conséquence, elle oblitère la question de la responsabilité des prostitueurs dans la prostitution des personnes, acceptant de facto leur impunité. Néanmoins, ce texte de droit international pose, dans son préambule, un jugement politique et éthique fondamental sur la prostitution : « La prostitution est incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine. » Cette Convention reste donc un obstacle majeur pour les règlementaristes qui la considèrent à juste titre comme une entrave à la libéralisation du système proxénète.
L’offensive règlementariste
C’est à partir des années 1980, sous l’influence des Pays-Bas, que s’engage une mobilisation internationale visant à distinguer la traite de la prostitution, ainsi que la traite « forcée » de la migration volontaire des « travailleuses du sexe ». En 1984, est créé à Amsterdam l’International Committee for Prostitutes Rights. En 1985, lors d’un congrès au Parlement européen, est présentée la Charte mondiale des travailleuses du sexe qui revendique la décriminalisation de l’ensemble des activités du système prostitutionnel, y compris le proxénétisme. Est créée en 1987 la Fondation néerlandaise contre le trafic des femmes, Stichting tegen Vrouwenhandel (STV), laquelle prétend s’opposer à la seule coercition subie par les « travailleuses du sexe » migrantes. Cette fondation est à l’origine du European Network against Trafficking in Women (1991) et du GAATW (1994). En 1991, est organisé un séminaire au Conseil de l’Europe, préparé et financé par les Pays-Bas, « contre la traite et la prostitution forcée ».
Les Pays-Bas, qui se cherchent des alliés, financent de nombreuses ONG sur les droits humains ou sur ceux des femmes. « Cette aide [est] conditionnelle à l’adoption des positions politiques néerlandaises » [11], c’est-à-dire en faveur de la libéralisation de la prostitution.
La première dérive institutionnelle internationale en faveur de la libéralisation du système prostitutionnel mondial s’est manifestée en 1995 lors de la quatrième Conférence mondiale de l’ONU pour la femme, tenue à Beijing, où l’on voit apparaitre pour la première fois le principe de prostitution « forcée » dans une conférence internationale, ce qui sous-entend que seule la contrainte dans la prostitution doit être combattue. En 1997, sous la présidence néerlandaise, les lignes directrices issues de la Conférence interministérielle de La Haye font apparaitre une définition de la traite, uniquement contingente à la preuve de la force, de la contrainte et de la menace. La même année, l’organisation Anti-Slavery International publie un rapport prônant une redéfinition de la prostitution comme un « travail du sexe » sur l’agenda international [12]. En 1998, l’OIT appelle dans un rapport à la reconnaissance économique de l’industrie du sexe. Sous le prétexte d’adopter une approche pragmatique, ce rapport considère qu’il est avantageux de reconnaitre, de règlementer et de taxer l’industrie du sexe, afin de « couvrir nombre d’activités lucratives qui y sont liées » [13]. En juin 1999, l’OIT adopte la Convention contre les formes intolérables de travail pour les enfants [14]. Parmi la longue liste dressée, se trouve la prostitution, reconnue pour la première fois dans un texte international comme un travail. Le rapport du Rapporteur spécial sur les violences faites aux femmes à la Commission des droits de l’Homme de l’ONU, en avril 2000, à Genève, affirme que la définition du trafic devait exclure les femmes « professionnelles du sexe migrantes illégales » [15]. En 2001, par la voix de son bureau en Asie du Sud-Est, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) appelle à la légalisation de l’industrie du sexe afin de réduire l’épidémie de sida, réintroduisant ainsi l’argument hygiéniste qui a été le prétexte à la règlementation de la prostitution en Europe au XIXe et au cours de la première moitié du XXe siècle.
Selon certains tenants de la légitimation du « travail du sexe », l’instrument législatif de 1949 se « limitait uniquement » à la traite des femmes aux fins de prostitution et « délaissait la protection des enfants » [16]. Mais au même moment, la Convention relative aux droits de l’enfant qui demande aux États « d’empêcher » la vente, la prostitution et la pornographie mettant en scène des enfants [17], est interprétée comme une acceptation de la prostitution « adulte ». Tous conviennent que l’« exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales » est inacceptable. Or, les campagnes internationales contre cette « exploitation sexuelle commerciale » ne ciblent pas la prostitution et la pornographie comme les causes essentielles de cette « exploitation », mais restreignent le problème à l’âge de consentement. Avant cet âge, il est interdit d’utiliser des enfants dans la pornographie et la prostitution, après cet âge, pour les règlementaristes, les jeunes adultes sont « libres » de « se prostituer » ou de tourner dans une production pornographique.
Enfin, l’article 6 de la CEDEF, qui pourtant a pour origine directe la Convention abolitionniste, est interprété par les membres du Comité contre la discrimination à l’égard des femmes, l’organe de l’ONU chargé de suivre l’application de la CEDEF, comme relevant de la « prostitution forcée » [18]. La condamnation de la Convention de 1949 de « l’exploitation de la prostitution » d’autrui, c’est-à-dire du proxénétisme, a été transformée au cours de la dernière décennie en condamnation de « l’exploitation » dans la prostitution, laquelle est nécessairement liée à l’usage de la force ou de la contrainte.
Les promoteurs de la prostitution d’autrui ont réussi à imposer un nouveau vocabulaire qui structure grandement l’opinion publique internationale et les politiques publiques. Outre l’introduction des concepts « prostitution forcée » et « volontaire », qui légitime la prostitution, les mots ont été détournés de leur sens, voire inversés. Les industries du sexe sont des « industries du loisir » (pour qui ?) ; la prostitution est rebaptisée « travail du sexe » ou « vente de services sexuels » (ou encore « érotiques » et « sensuels »), elle est devenue une « sexualité récréative » (pour qui ?) ; les proxénètes sont des « managers », des « entrepreneurs érotiques » ou de simples « gens d’affaires » ; les bars de danse nue et les maisons closes sont des « lieux de divertissement », des « établissements érotiques » ou des « entreprises de relaxation » (pour qui ?). Les « travailleuses du sexe » « érotiques » ou « exotiques » obtiennent des « visas d’artiste ». La personne prostituée est même, à l’occasion, considérée comme non plus comme une « travailleuse du sexe », mais comme une « entrepreneure », son corps étant un « capital » à faire fructifier. Ils ont introduit le concept d’« exploitation sexuelle » pour remplacer le terme « prostitution », étant entendu qu’il n’y a plus d’« exploitation sexuelle » lorsqu’il y a « consentement ».
D’un côté, le vocabulaire adopté est essentiellement économique : on y parle de travail, d’exploitation, de demande, de vente et d’achat de services sexuels, de clients ou de consommateurs, de managers ou de chefs d’entreprise, de trafic, etc. En faisant ainsi de la prostitution un phénomène stricto sensu économique, on fait l’impasse sur la prostitution comme forme et moyen de la domination masculine, laquelle réduit les femmes à un sexe qui se voit, en outre, transformé en marchandise. D’un autre côté, on fait appel aux « droits humains », en créant le « droit de se prostituer », lequel ne relèverait que d’un choix strictement individuel.
En guise de conclusion
Les gouvernements favorables à la règlementation de la prostitution et à la légalisation du proxénétisme soutiennent dans un même mouvement la criminalisation des « travailleuses du sexe » migrantes illégales et celles qui refusent l’enfermement en bordels ou dans les zones de « tolérance ». Ils refusent la notion de « victime » dans le cas du trafic et amoindrissent sérieusement sa portée dans le cas de la traite. Par conséquent, les personnes arrivées dans le pays via la traite ou le trafic sont considérées comme des criminelles plutôt que des victimes d’un crime ; elles sont une menace à l’intégrité territoriale de l’État ainsi qu’à sa sécurité.
À première vue, la reconnaissance de la prostitution comme travail semble une avancée par rapport à la situation antérieure, puisque les personnes prostituées obtiendraient des droits qu’elles n’auraient pas autrement. Toutefois, pour obtenir ces droits, les personnes prostituées d’Allemagne, dont le nombre est estimé, en mars 2006, à 400 000, doivent signer un contrat de « travail » avec les propriétaires d’un bordel ou d’un eros center. Selon le gouvernement allemand, seulement 1 % d’entre elles a signé un tel contrat. Or, historiquement, on constate que les maisons closes agréées n’empêchent pas la prostitution de rue et les clandestines sont nettement plus nombreuses que les enregistrées. En France, avant 1946, année de la fermeture des 1 500 maisons closes officielles, on estimait qu’une femme prostituée sur cinq était en bordel, et une sur 14 seulement n’était pas une « insoumise », c’est-à-dire était enregistrée [19].
Les études récentes sur le système légal de la prostitution en Australie [20] et au Nevada [21] que la prostitution règlementée s’opère au détriment des personnes prostituées et au profit des proxénètes et des prostitueurs.
La règlementation de la prostitution et la légalisation du proxénétisme donne une impulsion importante à l’industrie prostitutionnelle et, par conséquent, à la traite à des fins de prostitution. Aux Pays-Bas, 80 % des personnes prostituées sont originaires de l’étranger et 70 % d’entre elles sont sans papiers. Les proportions sont similaires, malgré quelques variations mineures, en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Grèce et en Australie.
Il y a historiquement une forte corrélation entre les politiques libérales de laisser-faire et leur équivalent moderne, le néolibéralisme, la croissance de l’industrie de la prostitution ainsi que de son corolaire, la traite des femmes et des enfants à des fins de prostitution, et le règlementarisme (première et deuxième vague). Moins l’État intervient pour contrer les effets producteurs d’inégalités et de pauvreté du capitalisme, plus il intervient pour enfermer les femmes, victimes d’une marchandisation sexuelle, dans des bordels règlementés, desquels il tire d’importants bénéfices sous forme de taxes et d’impôts. A contrario, plus les États interviennent pour limiter la production d’inégalités et de pauvreté, moins les femmes et les enfants sont victimes de l’industrie du sexe, moins leur corps et leur sexe sont soumis au marché du plaisir masculin. Aujourd’hui, dans un monde où règnent les valeurs libérales, comme à l’époque de la première industrialisation et des politiques de laisser-faire économique, la prostitution des femmes et enfants est un phénomène de masse.
Les arguments ont changé : l’hygiénisme de la première règlementation a laissé place au « droit » des personnes de « se prostituer »… au plus grand profit des proxénètes et des prostitueurs.
Richard Poulin