Le 6 mai 2007 est plus qu’une défaite, c’est une déroute. Parmi toutes ses causes, l’une
porte sur le cœur même des contradictions de la société capitaliste depuis son origine : le
travail, dans le rapport qu’il entretient avec son vis-à-vis, le capital. Or, la gauche politique et
une bonne partie des gauches intellectuelle et mouvementiste ont, depuis deux décennies,
déserté toute pensée un tant soit peu cohérente sur le travail. Comme la politique a horreur du
vide, la droite s’est engouffrée dans la brèche, non pour récupérer ce qui était laissé en
jachère, mais pour le dévoyer.
Les déserteurs avaient emprunté deux voies qui ne pouvaient être que sans issues. Pour
les uns, le travail était « une valeur en voie de disparition » et ils entrevoyaient « la fin du
travail ». Sans aucune vérification factuelle, assimilant la hausse du chômage à une baisse de
l’emploi, glosant sur la diminution de la quantité globale de travail nécessaire à la production
en omettant le facteur durée individuelle du travail, ils invoquaient Hannah Arendt qui était
d’un piètre secours pour comprendre l’ambivalence du travail, à la fois aliénant et source de
lien social.
Pour d’autres, ou parfois les mêmes, le travail avait cessé d’être productif. Qui
produisait alors ? Qu’est-ce qui créait la valeur nouvelle ? Mystère. Un concours d’hypothèses
avait été ouvert : les marchés financiers à la place de la sphère productive grâce à des
prophéties auto-réalisatrices, l’intellect classé « catégorie hors travail » par les adeptes du
cognitivisme, la multitude substituée à un prolétariat à qui on avait dit adieu en même temps
qu’au plein emploi. Le comble fut atteint avec cette aporie : puisque le travail ne produit plus,
versons une allocation universelle… tirée du néant.
Avec ce fatras, les gauches furent bien dépourvues quand la bise néo-libérale fut venue.
Car comment s’opposer résolument à la mise en place d’un système de retraites par
capitalisation quand on a intégré l’idée que le capital pouvait s’auto-engendrer par la magie de
la Bourse ? Comment refuser la destruction du droit du travail et la flexibilité quand on a gobé
que le salaire était un coût toujours trop élevé et que le profit était une récompense toujours
méritée ? Les travailleurs peuvent-ils relever la tête quand tout est fait, dans la société, pour
dissimuler qu’eux seuls supportent et rapportent tout par leur travail ? Nous y voilà : le capital
ne paie rien, il ne fait qu’avancer et récupérer ensuite avec une plus-value. Mais, depuis
longtemps, les bien-pensants des gauches avaient enterré Marx et sa théorie de la valeur-
travail, fondement de la critique du capitalisme, d’autant plus pertinente que la
financiarisation du système s’emballait. Et nous nous sommes retrouvés nus.
Dès lors, la droite entreprit de nous tailler un costume sur des mesures à elle. Les
financiers de Wall Street et les éditorialistes du Financial Times ou des Echos, eux, ont lu
Marx et saisi l’essentiel de leur système. Et Sarkozy aussi, lui qui a répété inlassablement
qu’il fallait travailler pour produire. Il avait raison, pendant que sa rivale s’égosillait sans
comprendre la relation complexe entre le travail comme valeur philosophique et le travail
comme source unique de la valeur économique. Il y a une cohérence néo-conservatrice : seul
le travail produit (exact), donc il faut travailler plus, oubliant les dégâts écologiques ; le
salaire est un coût (exact en apparence) et, pour ne pas qu’il augmente, on supprime les
cotisations sociales sur les bas salaires et sur les heures supplémentaires ; les caisses
publiques se dégarniront (exact) et alors on ne remplacera pas les fonctionnaires à la retraite ;
la population vieillit (exact) et, pour ne pas ponctionner les profits, il faut travailler plus
longtemps.
Les causes de la débâcle électorale remontent loin. Dans l’abandon, lorsque fleurirent
les thèses révisionnistes sur le travail, de tout regard positif et critique à la fois. Ramant à
contre-courant, ceux qui plaidaient en faveur de la RTT pour utiliser les gains de
productivité étaient soupçonnés de « partage du travail », alors que seule la préférence d’un
taux de chômage élevé était malthusienne. Voulaient-ils un plein emploi de qualité ? Ils
étaient accusés de productivisme. Or, si l’on en repense les finalités, économiser le travail
permettra d’économiser les ressources. Mieux, le travail nécessaire pour pouvoir utiliser
celles-ci est un indicateur de leur raréfaction puisque leur valeur augmente au fur et à mesure.
Ce n’est donc pas d’un aggiornamento dont les gauches ont besoin, mais d’un retour
aux sources. Et il y a du travail à faire !
Jean-Marie Harribey
Voir les chroniques dans Politis
771 : http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/restauration.pdf
790 : http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/riche-en-emplois.html
816 : http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/quel-droit.pdf
828 : http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/rapporteurs.pdf
841 : http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/directive.pdf
901, 910 : http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/emploi-ecologie
930 : http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/travail-a-la-une.pdf
dans L’Humanité
http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/vengeance.pdf
http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/dessin-modele.pdf
et les articles
http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/travail.pdf
http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/travail-ecologie