La crise venait de loin. La récession frappait depuis trois ans. Ses conséquences économiques et sociales venaient s’ajouter à celles des politiques néolibérales appliquées au forceps depuis dix ans. En novembre 2001, juste avant que la crise financière explose et aggrave encore la situation, les chômeurs représentaient officiellement 25 % de la population – dans un pays sans assurance chômage. l’Institut national de statistiques évaluait le nombre des pauvres, disposant de moins de 200 dollars US par mois, à 14millions de personnes soit plus d’un tiers de la population ; parmi elles, 4,9 millions d’« indigents » n’avaient aucun revenu fixe et survivaient par des expédients ou grâce à des œuvres caritatives.
« Sans anesthésie ni parachute… »
Sous la présidence (1989-1999) du péroniste Carlos Menem, l’économie argentine a connu un processus de libéralisation, déréglementation et privatisation sans équivalent dans le monde par son ampleur et sa rapidité. Selon ses propres termes, Menem a présidé à un changement du « modèle » économique du pays « sans anesthésie ni parachute ». L’ancien modèle industriel de « substitution des importations », appuyé sur un secteur étatique fort, a été liquidé au profit d’une insertion précaire et défavorable dans la mondialisation capitaliste. L’Argentine était « le meilleur élève du FMI ».
Pratiquement tous les services et entreprises publics ont été privatisés, pour l’essentiel au profit de groupes étrangers notamment étatsuniens, espagnols ou français qui les ont acquis à vil prix, dans le cadre d’une immense « braderie ». Entre 1990 et 2000, la vente des entreprises d’état (pétrole, gaz, électricité, eau, chemin de fer, lignes aériennes, mines, sidérurgie, etc.) qui représentaient un secteur très important de l’économie n’ont au total rapporté que la somme dérisoire de 23,7 milliards de dollars. Dans certains cas, elles ont été simplement échangées contre des créances de la dette publique. La concentration de la propriété foncière et de la production agricole s’est également accélérée. Tandis que de vastes étendues de terres étaient cédées à des groupes tels que Benetton, d’autres tombaient en friche, abandonnées par leurs petits producteurs dans l’incapacité de continuer à les exploiter.
Alors que les restructurations accompagnant les privatisations jetaient à la rue des millions de travailleurs, les prix des produits et des services s’envolaient, s’alignant pratiquement sur ceux des pays développés. Les groupes propriétaires des anciens services publics bénéficiaient de monopoles leur permettant de fixer les tarifs à leur gré. En dix ans, les salaires réels de ceux qui ont conservé un emploi ont baissé de 30 % dans le secteur privé. Le système national des retraites a été démantelé, et remplacé par des fonds de pension par capitalisation dont la gestion a été confiée à des compagnies d’assurance, des filiales de grandes banques ou des sociétés mises en place par la bureaucratie syndicale ultra corrompue et alliée fidèle du gouvernement.
C’est à la même époque que la dette publique, principalement extérieure, a augmenté de façon dramatique. Selon des mécanismes que l’on commence maintenant à bien connaître aussi en Europe, son montant est passé de 76 milliards de dollars en 1994 à 167 milliards en 2001. Dans le même intervalle, le paiement des intérêts bondissait de 9 à 30 milliards, jusqu’à absorber la moitié du budget de l’état. Le total des intérêts versés depuis 1976 s’élevait à 212 milliards de dollars.
Un élément constitutif et aggravant du nouveau « modèle » a été la décision, prise en 1991 et inscrite dans la constitution, d’ancrer la monnaie nationale, le peso, au dollar dans un système dit « un pour un », un peso valant invariablement un dollar. Parce qu’il permettait d’écarter le spectre de l’hyperinflation [1] ayant marqué les derniers mois de la présidence du radical Raúl Alfonsín (1983-89), l’ancrage peso-dollar avait été au départ largement accepté dans la population. Selon le gouvernement et aux yeux des privilégiés du système (bourgeoisie, classes moyennes supérieures, bureaucratie d’état, bureaucratie syndicale), il était devenu le symbole de la prétendue entrée du pays dans le « premier monde » des pays capitalistes développés.
Mais les inconvénients d’un tel dispositif ne se limitent pas au fait de tirer les prix à la hausse, vers ceux du marché mondial. Impliquant que chaque émission par la Banque centrale d’un nouveau peso corresponde à l’entrée dans ses réserves d’un nouveau dollar, il suppose un haut degré de « confiance » des marchés financiers et, en cas de difficulté, place le pays à la merci de ses créanciers internationaux – comme on le voit aussi aujourd’hui en Grèce, avec l’euro. Que l’économie entre en récession, que sa capacité à payer sa dette soit entamée et c’est la fuite massive des capitaux avec son corollaire, la faillite des finances publiques. Ce qui s’est produit en 2001.
L’insurrection populaire
En 1999, une coalition dirigée par Fernando De la Rua, composée de son parti l’UCR (Union civique radicale, traditionnellement soutenue par la petite bourgeoisie urbaine), ainsi que d’un regroupement de « centre gauche » issu notamment du mouvement péroniste, avait remporté les élections présidentielle et législatives en promettant de rompre avec la politique de Menem. Mais comme c’est si souvent le cas, les promesses électorales se sont évaporées devant les « réalités économiques », c’est-à-dire les exigences de l’impérialisme et de la bourgeoisie.
Début 2001, le gouvernement De la Rua avait été contraint de suspendre le versement des intérêts de la dette. Pour accorder de nouveaux prêts, le FMI, la Banque mondiale et les gouvernements occidentaux exigeaient encore plus d’austérité, plus de mesures anti-populaires.
Le 3 décembre 2001, la « crise de liquidités » devient telle que le gouvernement adopte un décret (connu sous le nom de « corralito ») qui limite de façon drastique les retraits d’argent auprès des banques (pas plus de 200 pesos par mois) et qui gèle l’épargne des particuliers, constituée pour l’essentiel de comptes à terme en dollars. Un mois plus tard, la fin de la parité peso-dollar entraînera une dévaluation (le dollar passant rapidement à 3,5 pesos) signifiant la confiscation de la majeure partie des économies des petits épargnants. Dans le même temps, les banques organisent à grande échelle la fuite des capitaux pour le compte des entreprises et de la grande bourgeoisie.
Du jour au lendemain, De la Rua perd tout soutien auprès de la « classe moyenne » (professions libérales, couches supérieures du salariat, commerçants-artisans, petits entrepreneurs) qui constituait le cœur de sa base électorale. Le premier « cacerolazo », concert de casseroles, a lieu dans la capitale le 12 décembre. Au même moment, des mobilisations des salariés se développent. Dans plusieurs provinces, les travailleurs du secteur public se mettent en grève pour exiger le paiement de salaires qui accusent des mois de retard. Çà et là, leurs manifestations sont rejointes par des piqueteros (le mouvement des travailleurs au chômage) et les premiers affrontements avec la police se produisent. Le 13 décembre, les trois confédérations syndicales, dont les directions essaient de se refaire une virginité, appellent à une journée de grève générale, qui est relativement bien suivie.
Le 14 décembre, les premiers saqueos (réquisitions/pillages de nourriture dans des supermarchés) se produisent en province, avant de gagner la banlieue de Buenos Aires. Des grèves se poursuivent dans la fonction publique et les entreprises de service public privatisées. à La Plata, une manifestation encercle le Parlement provincial de Buenos Aires, qui débat d’une réduction du budget qui entraînerait des milliers de licenciements, et obtient l’ajournement du projet de loi. Córdoba, troisième ville du pays, est le théâtre de combats de rue : « tandis que la police avançait en tirant des balles de caoutchouc et des grenades lacrymogènes, les manifestants répondaient à coups de pierres et d’oranges infectées de liquide cadavérique extrait de cercueils du cimetière municipal » (Clarín, 20 décembre 2001).
Le 19 décembre au soir, De la Rua s’adresse à la nation dans une allocution télévisée. Ciblant les organisations radicales du mouvement social et la gauche révolutionnaire, il dénonce « les groupes ennemis de l’ordre et de la République » qui fomentent le chaos dans le but de renverser les institutions démocratiques, promet une répression policière accrue et annonce qu’avec l’accord du Congrès des députés, du Sénat et de la Cour suprême, il décrète l’état de siège. On apprendra plus tard qu’il avait rencontré dans la journée les chefs de l’armée mais que ceux-ci avaient refusé de déployer la troupe : toujours aussi déconsidérée après ses années de dictature (1976-82), l’institution militaire ne s’estime pas en condition d’intervenir, du moins sans risques majeurs.
Aussitôt, la population de la capitale commence spontanément à se rassembler sur la place de Mai, face au palais présidentiel : « quel crétin, quel crétin, son état de siège, qu’il se le mette dans le c… », suivi de « qu’ils s’en aillent ». La démission de Domingo Cavallo, le ministre de l’économie haï, déjà en poste sous Menem où il avait été l’artisan de l’ancrage peso-dollar, intervient dans la nuit du 19 au 20. De la Rua espère ainsi desserrer la pression, mais en fait il se retrouve désormais seul en première ligne.
Au premières heures de la matinée, la police charge les manifestants pour tenter de dégager la place. Les militants d’extrême gauche et les jeunes qui sont restés toute la nuit résistent. Des dizaines de milliers de personnes reviennent grossir leurs rangs. Des barricades s’érigent au coin des rues. Des habitants de la banlieue et des piqueteros se mettent à leur tour en marche vers la capitale. Les affrontements se généralisent, dans ce que le quotidien italien la Repubblica décrit comme une « Intifada porteña » [2]. Des devantures de banques volent en éclats, un McDonald, symbole de l’impérialisme US, est dévasté. Le 20 décembre à 19 heures, c’est la démission de De la Rua, suivie de son évacuation en hélicoptère du toit du palais présidentiel. Les manifestants peuvent célébrer leur victoire, mais le prix a été lourd : 35 morts, 439 blessés, 3 273 arrestations.
« Qu’ils s’en aillent tous ! »
Le 23 décembre, l’Assemblée législative (réunion des députés et sénateurs nationaux) nomme comme président intérimaire le gouverneur péroniste de la petite province de San Luis, Rodriguez Saá. Ce dernier déclare un moratoire de la dette extérieure (l’Etat argentin, qui n’acquittait plus les intérêts depuis plusieurs mois, cesse également les remboursements de capital) et multiplie par ailleurs les promesses démagogiques. L’annonce qu’il va maintenir le corralito, au rebours de l’engagement pris quelques jours plus tôt, déclenche de nouvelles émeutes, sur fond de grèves et manifestations se poursuivant en différents points du pays. Les dirigeants du parti péroniste jugent alors préférable de retirer leur soutien à Rodriguez Saá, qui démissionne le 30décembre.
Le 2 janvier 2002, l’Assemblée législative investit à une écrasante majorité Eduardo Duhalde, un dirigeant péroniste « responsable », candidat de ce parti à la présidence battu en 1999. Duhalde forme un gouvernement d’union nationale, à majorité péroniste mais intégrant aussi des membres du parti radical (UCR) et de la formation de « centre gauche » Frepaso (Front pour un pays solidaire). L’union nationale ne se limite pas aux partis politiques. Significativement, le nouveau portefeuille de la Production revient au président de l’Union industrielle argentine (le Medef argentin) et celui du Travail à un dirigeant de la CGT « officielle » (la CGT est alors divisée en deux branches). Le 6 janvier, est annoncée la fin de la parité avec le dollar, le peso subissant une première dévaluation de 40 % – très vite dépassée.
C’est dans le mouvement contre Rodriguez Saá que le slogan initial « qu’ils s’en aillent », lancé le 19 décembre contre Cavallo et De la Rua, est devenu « qu’ils s’en aillent tous », accompagné de la précision « que pas un seul ne reste ». Cette expression de rejet total est dirigée d’abord contre les deux partis, radical et péroniste, qui ont alterné au pouvoir en menant la même politique catastrophique (un autre slogan de l’époque dit « sans radicaux ni péronistes, nous vivrons mieux »). Elle s’adresse aux députés et aux sénateurs, aux gouverneurs des provinces, ainsi qu’aux juges corrompus et aux ordres du pouvoir de la Cour suprême (« nous avons chassé De la Rua, maintenant c’est au tour de la Cour »).
Au-delà, elle vise toutes les institutions de pouvoir d’un Etat délégitimé, ayant perdu pratiquement toutes ses fonctions de protection et régulation, pour ne plus apparaître que sous ses aspects de répression et corruption. Les « militaires assassins » et « fils de p… » que l’on promet au « poteau d’exécution » ne sont pas davantage épargnés que la bureaucratie syndicale qui, après avoir dénoncé l’insurrection des 19 et 20 décembre comme une action de « provocateurs », demeure totalement absente des mobilisations qui se poursuivent (« Et elle est où, et elle est où, cette fameuse CGT ? »). Le sentiment anti-impérialiste, qui avait paru s’estomper dans les années 1990, ressurgit et s’exprime de nouveau à une échelle de masse.
L’absence des grandes organisations syndicales, c’est-à-dire les directions des deux CGT comme de la CTA (Centrale des travailleurs argentins), en principe plus combative, a été une caractéristique importante de l’argentinazo [3]. D’autant qu’à l’exception de secteurs minoritaires, principalement, comme on l’a vu, du public et d’entreprises privatisées, les travailleurs en activité sont peu intervenus, n’ont pas joué de rôle indépendant. Tétanisée par le chômage et corsetée par ses directions syndicales, la classe ouvrière industrielle en particulier a été absente d’un mouvement dont les forces sociales et la dynamique ont été fondamentalement « populaires ».
Forces et limites de l’auto-organisation
Début 2002, la mobilisation sociale et l’auto-organisation se développaient puissamment, mais restaient marquées par cette faiblesse qui renvoie plus généralement à la situation des syndicats argentins, très étroitement associés au patronat et à l’état depuis la période du premier gouvernement de Perón (1946-55). Il reste que durant plusieurs mois et même plusieurs années, les tendances à l’action directe, discutée et décidée en assemblée générale, se sont manifestées à une échelle de masse. Ce processus qui se prolonge aujourd’hui à travers le développement, inégal mais réel, d’un syndicalisme de base combatif, s’est alors concentré principalement dans trois secteurs.
Le premier est celui des piqueteros, le mouvement des travailleurs-chômeurs né au milieu des années 1990 à l’initiative de militants et responsables syndicaux de base licenciés de leur entreprise. Ensemble, les différentes organisations du mouvement piquetero ont regroupé des dizaines de milliers de militants et organisé des centaines de milliers de chômeurs et précaires. Tout en revendiquant l’instauration de véritables indemnités de chômage, elles ont arraché aux pouvoirs publics différents types d’aides qui ont permis aux chômeurs de survivre dans des conditions plus dignes. Jusque peu avant l’argentinazo, leurs mobilisations très combatives (coupures de route, manifestations, occupations, affrontements avec les forces de l’ordre) ont été la principale – et un temps quasiment la seule – expression de résistance à l’offensive néolibérale.
Si le repli du mouvement piquetero s’explique d’abord par la reprise économique qui a réduit le chômage (officiellement à 8 %), il a aussi buté, à son apogée, sur plusieurs limites. La division intervenue en son sein dès la « deuxième assemblée piquetera » nationale de septembre 2001 renvoyait pour une part à des problèmes de méthode (volonté hégémonique de courants politiques, difficulté à organiser ou accepter un cadre national démocratique), mais aussi et surtout à des questions d’orientation. à une aile conciliatrice s’opposait un bloc organisé sur des bases de lutte de classe, mais dont l’orientation n’était pas exempte d’aspects triomphalistes et sectaires. Un troisième courant, influencé par les conceptions autonomistes écartant comme non pertinente la question du pouvoir d’état, se centrait quant à lui sur l’organisation de coopératives et de formes d’activité sociale censées nier en pratique les rapports capitalistes [4]]. L’autre limite est que le mouvement piquetero n’a pas échappé totalement aux pièges de l’institutionnalisation. Le fait que les aides concédées par les pouvoirs publics soient administrées par les piqueteros eux-mêmes répond certes à un souci de contrôle collectif, mais fomente aussi une dynamique tendant à transformer ces organisations de lutte en ONG, voire à bureaucratiser des directions se retrouvant soudain à gérer des sommes substantielles.
Le second secteur est représenté par les assemblées populaires, appelées aussi de quartier ou de « voisins ». En avril 2002, 400 de ces assemblées étaient recensées dans le pays, dont 70 à Buenos Aires où elles réunissaient selon leur importance entre 50 et 200 participants, et se coordonnaient chaque dimanche dans un parc de la ville. Foyers de démocratie directe et vivante, cadres de lutte et de radicalisation face à l’état et aux différentes forces conservatrices, les assemblées populaires ont cependant souffert de leur développement trop limité, qui les a empêchées de jouer pleinement un rôle de conseils. La mobilisation retombant, elles ont fini par devenir un terrain d’affrontements entre forces d’extrême gauche ou courants autonomistes, puis ont dépéri. Reste une expérience qui, sans aucun doute, nourrira à l’avenir des processus de même type.
Le troisième secteur est celui des quelque 200 entreprises « récupérées », abandonnées au plus fort de la crise par leurs patrons et remises en marche par leurs travailleurs – non par choix idéologique mais parce que c’était pour eux le seul moyen de ne pas se retrouver condamnés au chômage. Certaines de ces expériences ont donné lieu à des luttes dures et prolongées, victorieuses (comme à l’usine de céramique Zanón, dans la province de Neuquen) ou non. Loin des illusions autonomistes sur la construction d’une société parallèle à l’intérieur de l’ordre capitaliste, la plupart de ces entreprises ont cependant fini par se trouver récupérées… par le système lui-même, selon les mécanismes bien connus qui voient les coopérateurs initiaux engager des salariés que comme patron collectif ils commencent à exploiter, et les différences de fonction au sein de l’entreprise déboucher sur des différences salariales puis sociales. Seuls ont évité cet écueil les collectifs de travailleurs les mieux préparés et organisés, disposant de directions démocratiques et de lutte de classe.
Kirchner et la reprise en main
En mai 2003, Nestor Kirchner, le gouverneur péroniste de centre gauche de la petite mais riche province de Santa Cruz, arrivait en seconde position du premier tour de l’élection présidentielle avec 22 % des voix, juste derrière… Menem, 24 %. Sans aucune chance de l’emporter (tous les principaux candidats se désistant en faveur de son concurrent), l’ancien président renonçait à participer au second tour et Kirchner se retrouvait automatiquement élu, avec le score le plus bas des élections démocratiques-bourgeoises argentines. C’est pourtant lui qui, peu à peu, au fil des ans, est parvenu à restabiliser la domination capitaliste et à relégitimer ses institutions.
Kirchner a bénéficié de la reprise économique initiée en 2003 (après quatre années de récession), du boom des matières premières dont l’Argentine a très largement profité (pétrole, gaz, soja, maïs…), de la dévaluation du peso sous Duhalde qui avait eu pour effet mécanique de restaurer les profits au détriment des salaires, ainsi que de l’interruption pendant plus de trois ans (jusqu’au début de 2005) de tout paiement de la dette extérieure. Mais il a aussi impulsé une politique (poursuivie, après sa mort, par sa femme Cristina Kirchner) marquant des inflexions réelles par rapport aux gestions précédentes.
Au plan économique, sans inverser les changements structurels accomplis sous Menem, Kirchner a réintroduit une dose de protectionnisme qui a contribué à revigorer l’économie et permis une récupération partielle des salaires comme de l’emploi. Ponctuellement, en s’appuyant sur le patronat industriel ainsi que sur la bureaucratie syndicale de la CGT (et dans une moindre mesure sur un secteur de la direction de la CTA), il est entré en conflit avec certains intérêts bourgeois, impérialistes ou nationaux. Il a ré-étatisé le système des retraites, rétabli des aides sociales, gelé des tarifs, nationalisé par expropriation la principale compagnie aérienne, Aerolíneas argentinas précédemment passée sous contrôle espagnol, ainsi que des compagnies de distribution d’eau. Sa bataille pour que l’Etat bénéficie d’une partie de la rente générée par la très forte hausse des prix agricoles (en particulier du soja) a provoqué en 2008 un affrontement d’ampleur avec les grands propriétaires terriens, plus généralement avec les producteurs de la campagne, débouchant sur une crise politique sérieuse.
Sur le terrain politique, le gouvernement Kirchner a fait annuler les lois dites du « point final », qui mettaient les militaires à l’abri pour leurs crimes commis pendant la dictature de 1976-82. La totalité des principaux responsables de la junte et nombre de ses tortionnaires sont aujourd’hui en prison. Ce pays où l’influence de l’église catholique reste très forte a aussi été l’un des premiers à légaliser le mariage homosexuel (« ley del matrimonio igualitario »), tandis que le gouvernement continue à afficher son objectif de dépénaliser l’avortement. On peut dire que les Kirchner ont joué habilement – mais assez conséquemment – de la corde démocratique, se gagnant ainsi le soutien de personnalités et organisations « progressistes », telles les Mères de la Place de Mai.
Preuve s’il en est, et quand bien même l’Argentine reste dans une situation dépendante et précaire par rapport au marché mondial, qu’en l’absence d’une voie alternative, portée par un mouvement des travailleurs indépendant et ouvrant la voie au socialisme, les forces bourgeoises peuvent trouver des solutions même aux situations paraissant les plus inextricables. Tout comme, à l’inverse, l’insurrection de décembre 2001 nous a montré que toutes les régressions sociales, tous les coups portés aux travailleurs – qui ont été en Argentine bien plus graves que ceux d’ores et déjà assénés en Europe – n’annulent en rien la lutte des classes mais génèrent à terme l’explosion, avec son potentiel révolutionnaire.
Jean-Philippe Divès
Le moratoire de la dette
Entre décembre 2001 et février 2005, l’Argentine a totalement interrompu ses paiements (intérêts et capital) de la dette extérieure, principale composante de sa dette publique. Elle les a ensuite repris, après avoir obtenu pour la majeure partie de cette dette une réduction nominale de 55 %, ainsi qu’un allongement de 22 ans des durées de remboursement. De 57 % du PIB en 2001, la dette argentine était passée, avec l’accumulation des intérêts non payés, à 113 % en 2004. à l’issue de l’échange de titres début 2005, ce taux est revenu à 72 %.
Les partisans de la gestion des Kirchner louent leur habileté politique, mais il reste que l’Argentine doit emprunter à nouveau, régulièrement, au FMI et que sa dette publique a recommencé à gonfler. Que se passerait-il si la manne des prix très élevés des matières premières et des produits agricoles venait à s’interrompre ?
Mais l’essentiel est ailleurs. Il est que le moratoire, qui a indubitablement aidé au redémarrage de l’économie, a été imposé par une insurrection, renversant successivement deux gouvernements et ouvrant dans le pays une situation de type pré-révolutionnaire. C’est seulement lorsque cette vague a reflué que le gouvernement a pu reprendre les paiements de la dette.
Quand bien même une partie de la gauche révolutionnaire menait depuis des années, et à très juste titre, une propagande intense en faveur du non-paiement de la dette, les masses mobilisées en décembre 2001 n’avaient pas conscience de la centralité de cette question. Elles se sont mises en mouvement pour des raisons de survie, et c’est ce mouvement lui-même qui a imposé, un temps, le non-paiment.
L’extrême gauche argentine
La « gauche » en Argentine, ce sont les formations de tradition communiste et socialiste, qui restent très minoritaires mais disposent d’une implantation réelle dans les entreprises, les quartiers et la jeunesse. Depuis bon nombre d’années, elles sont principalement trotskystes. Le PC argentin a été très affaibli et ne joue plus de rôle politique notable depuis qu’il soutient les gouvernements Kirchner. Le PCR (Parti communiste révolutionnaire), maoïste, conserve davantage de forces.
Les organisations trotskystes ont été les seules forces politiques à intervenir de façon collective et organisée dans l’insurrection des 19 et 20 décembre 2001. Elles ont également joué un rôle important sur les principaux terrains de l’auto-organisation. Le Parti ouvrier (PO), davantage au sein du mouvement piquetero ; le Mouvement socialiste des travailleurs (MST), surtout dans les assemblées populaires ; et le Parti des travailleurs pour le socialisme (PTS), principalement dans le mouvement des entreprises récupérées. Ces trois courants, comme d’autres plus petits, sont aujourd’hui présents, et parfois influents selon les branches et localités, dans le processus de lutte et de réorganisation d’un syndicalisme de base qui tente de secouer la chape de plomb de la bureaucratie syndicale mafieuse et assassine.
La « gauche », en fait l’extrême gauche, avait obtenu son meilleur résultat électoral, plus de 7 % au total, lors du scrutin national d’octobre 2001. Sans aucun doute, un signe annonciateur.
En 2011, la quasi-totalité de ses organisations s’est regroupée dans une alliance électorale, le Front de gauche et des travailleurs (FIT), qui a recueilli 2,31 % des voix à l’élection présidentielle et des résultats supérieurs, parfois très significatifs, dans la plupart des provinces où il présentait des candidats au scrutin législatif. Mais l’avenir du FIT paraît encore incertain. Ses principales composantes, PO, PTS et Gauche socialiste (IS) reconnaissent que l’unité de la gauche révolutionnaire a créé une dynamique positive, lui conférant une nouvelle crédibilité. Mais toutes soulignent en même temps le caractère « tactique » et « strictement électoral » de leur alliance, tandis que les polémiques qui les opposent sur divers terrains n’ont jamais cessé.
Seul le MST, principale force d’extrême gauche avec le PO, a choisi une voie différente. Misant sur l’émergence d’un mouvement de masse anti-impérialiste et antilibéral à l’instar du Venezuela ou de l’Equateur, il s’est allié avec l’organisation Proyecto Sur (« Projet Sud ») du réalisateur Pino Solanas, qui regroupe un secteur de gauche péroniste opposé au gouvernement Kirchner comme au parti radical et à la droite. Les résultats ont été probants en juillet lors du scrutin renouvelant les autorités de la ville autonome de Buenos Aires (près de 13 % des voix) ; mais nettement moins dans les élections nationales d’octobre, après que la candidate de Proyecto Sur à la présidentielle n’a même pas pu se présenter.