Le 29 mai 1969, la dictature militaire en place [1] affronte à Cordoba, l’un des centres industriels du pays, les travailleurs qui s’étaient lancés dans une grève générale insurrectionnelle. Cette insurrection, connue sous le nom de « Cordobazo », dure deux jours, avant d’être défaite. Malgré tout, elle est suivie par d’autres insurrections similaires dans d’autres villes du pays.
Les dirigeants, incapables de réfréner les masses, décident de négocier la remise du pouvoir aux civils. La condition qu’ils y mettent est le maintien du bannissement de Juan Domingo Perón, l’ancien président exilé en 1955. Perón est le dirigeant incontesté de la majorité des travailleurs et son retour au pays constitue l’une des revendications du mouvement ouvrier. La bourgeoisie et les militaires pensent qu’en l’absence de Perón comme candidat, l’Union civile radicale, un parti bourgeois traditionnel allié des militaires, peut arriver au pouvoir.
Dictature militaire
Mais ils se trompent. En 1973, les Argentins élisent triomphalement Cámpora, qui s’était présenté comme candidat péroniste de substitution. Le jour où il prend le pouvoir, les masses attaquent les prisons et libèrent les détenus politiques. Au cours de l’année 1973, les luttes ouvrières avec occupation d’usine se multiplient et les travailleurs obtiennent une participation de 45 % dans le revenu national. Désespérée, la bourgeoisie pense que seul Perón est en mesure de calmer les masses. Cámpora démissionne et Perón gagne les élections avec 70 % des suffrages, dont 95 % dans la classe ouvrière.
Mais Perón n’est plus que l’ombre du souvenir qu’en ont gardé les travailleurs. Dans les années 1950, il s’était affronté à l’impérialisme américain - même si c’était de façon inconséquente - et avait instauré un relatif état de bien-être, en redistribuant le revenu national en leur faveur. Vieux et malade, il meurt en juillet 1974, laissant le pouvoir à son épouse, Isabelle Perón. En 1975, une grève générale contre des mesures économiques préfigurant le néolibéralisme est suivie par des grèves « sauvages » et par une tentative spontanée de grève générale contrariée par la bureaucratie péroniste. Cela décide la bourgeoisie et l’impérialisme à se lancer dans un coup d’État. L’établissement d’un système capitaliste de type néocolonial étant menacé, ils choisissent de vaincre la classe ouvrière.
Le 24 mars 1976, des groupes de choc des trois armées occupent les universités, les écoles, les usines et les entreprises. Ils détiennent des listes de militants syndicaux, politiques et étudiants constituées avec l’aide de la bureaucratie syndicale et du patronat des entreprises nationales et étrangères. Le prétexte d’une complicité des militants avec la guérilla est totalement faux. La classe ouvrière argentine n’a jamais soutenu les actions de guérilla contre ce qu’elle considérait être « son » gouvernement. De plus, les Monteneros - la grande majorité de la guérilla péroniste -, le PRT - la guérilla trotskyste - et les autres petits groupes de guérilla maoïstes sont, à cette époque, largement décapités et leurs directions anéanties dès les premiers mois qui suivent le coup d’État. La répression dure six ans, son objectif étant l’extermination physique de l’avant-garde politique et syndicale issue du Cordobazo.
Dans son livre, Les Escadrons de la mort, l’école française, la journaliste française Marie-Monique Robin révèle la partie cachée de cette répression (lire son interview dans Rouge n°2124) [2]. De 1959 à 1981, par un accord conclu entre les gouvernements français et argentin, les militaires d’Argentine ont reçu de leurs collègues français, anciens des guerres d’Indochine et d’Algérie, un entraînement à la lutte « antisubversive ». Les forces armées argentines, tout comme l’armée française en Algérie, ont placé la police sous leur autorité. Ils ont ainsi eu le pouvoir de détenir, d’interroger sous la torture et, éventuellement, de faire disparaître. Le coup d’Etat a fait 30 000 disparus. Certains cadavres, jetés dans des tombes anonymes avec la mention « NN » (nomen nescio, « sans nom » en latin), continuent aujourd’hui à être découverts. La leçon française a bien été bien apprise.
Génération « disparue »
Malgré cela, la résistance larvée des travailleurs se poursuit. Le Parti socialiste des travailleurs (PST) - section argentine de IVe Internationale - y participe et perd plus de 100 militants, morts ou disparus, avec autant de détenus. La crise économique déclenchée par l’échec des politiques néolibérales entraîne la reprise des luttes ouvrières. Celles-ci culminent, en mars 1982, en une grève générale sauvagement réprimée. Le régime militaire tente une ultime manœuvre pour se tirer d’affaire : la guerre des Malouines. Par cette action insensée, il pense unir le peuple au moyen d’une revendication nationaliste. La couardise et l’inconséquence dont font preuve les militaires provoquent une vague de mobilisation en faveur de la démocratie. Même s’il faut attendre encore un an pour que des élections transfèrent le pouvoir effectif à l’Union civile radicale, la dictature militaire tombe, dans les faits, le jour de la signature de l’armistice avec le Royaume-Uni.
Après la chute du régime militaire, grâce à la mobilisation des masses, une chose unique en Amérique Latine est obtenue en Argentine : les responsables des immenses crimes de la dictature sont jugés et emprisonnés. Au cri de « Ni oubli, ni pardon ! », d’énormes mobilisations réussissent à déjouer toutes les tentatives des militaires d’échapper à la justice. En 1986 et 1988, la bourgeoisie impose des lois d’amnistie des criminels. Mais, au cours de 30 douloureuses années, grâce à la mobilisation continue et infatigable des mères, des grands-mères et des enfants de disparus, ces lois d’amnistie finissent par être abrogées en juillet 2005, et les responsables des crimes de la dictature militaire sont aujourd’hui en prison. Dans l’histoire de l’Argentine, il existe une génération « disparue », un fil conducteur transmettant l’expérience d’une génération à l’autre a été coupé. C’est tout le mérite de la nouvelle génération de militants de faire vivre, cahin-caha, cette mémoire historique que la bourgeoise a cru pouvoir faire disparaître.
Notes
1. Lorsque Perón est renversé, en 1955, commence une période d’austérité, suivie de coups d’État militaires successifs.
2. Cette interview est disponible sur notre site :
http://www.europe-solidaire.org/article.php3?id_article=649
Torture : l’école française