Au moment où le nouveau gouvernement tient à redévelopper le dialogue social dans la foulée de la conférence sociale des 9 et 10 juillet, une interrogation plane sur la valeur des engagements de la principale confédération, qui semble déstabilisée par les affrontements et incertitude qui règnent au plus haut niveau de l’appareil. Médias et responsables politiques affichent clairement leur inquiétude face à ce qu’ils présentent comme une crise de direction : Nadine Prigent et Agnès Naton n’auraient d’autre « qualité » que celle d’être « femme » ; Eric Aubin ne serait rien d’autre que l’homme de l’appareil. L’exposition des rancœurs accumulées par Bernard Thibault à l’encontre de ce dernier alimente cette vision des choses tout en masquant tout débat lié à des projets politiques et surtout organisationnels sous jacents.
Ceci pourrait expliquer que les principaux sociologues et politologues spécialistes du mouvement syndical semblent tenus à la discrétion par les liens étroits qui les lient à l’appareil dirigeant de la centrale de Montreuil. La situation serait surréaliste s’il s’agissait de simples querelles de personnes. Certes, l’extrême bureaucratisation de la CGT nourrit un fonctionnement où le rôle et la psychologie des individus semblent prendre le pas sur les enjeux politiques. Mais pour comprendre les enjeux de cette crise, il est nécessaire de revenir aux débats centraux qui agitent depuis longtemps l’organisation.
Des enjeux de pouvoirs entre appareils
L’appareil de la CGT n’est pas un bloc monolithique, mais est formé de plusieurs strates bureaucratiques se juxtaposant sur la base des fédérations, des unions départementales (UD) et des dirigeants intégrés à l’appareil d’Etat ou dans les multiples structures de collaboration du public, du privé, ou liées à la Communauté européenne. Cette juxtaposition a comme principal défaut pour l’équipe dirigeante de laisser trop de marges de manœuvre aux différentes équipes et structures dans l’application des orientations.
Le « recentrage » [1] accéléré de la CGT, qui est devenu l’objectif politique de la direction confédérale depuis le début des années 2000, trouve ses origines dans le cours des années 1980, suite au double échec de la politique du gouvernement de gauche et du « socialisme réellement existant ».
Les directions confédérales successives ont alors entrepris de modifier en profondeur les repères de la CGT par une série de mesures telles que la prise de distance avec le Parti communiste, le départ de la FSM [2] et l’engagement d’un processus d’intégration dans la CES [3]. La direction confédérale pensait alors que cette évolution allait se faire sans opposition réelle, en dehors de quelques fédérations qualifiées de « ringardes » ou « marginales » comme l’agro-alimentaire, le bâtiment ou la chimie. C’est ainsi que le nouveau système de cotisations, baptisé Cogetise, est mis en place laborieusement à partir de 2004, mais sans opposition organisée. Ce nouveau système [4], en partie justifié par une réelle anarchie, tend à mettre fin aux nombreuses rétentions de cotisations exercées à tous les niveaux de la confédération et à placer la redistribution des financements sous le contrôle des sommets de l’appareil. Et la gestion de la formation (prud’hommes, CHSCT, et syndicale) est de plus en plus placée sous contrôle confédéral ou de structures dans la ligne.
L’affaire du TCE de 2005 va mettre en évidence des résistances inacceptables pour la direction. Alors que le lobby confédéral animé par Joël Decaillon (secrétaire de la CES et ancien responsable des questions internationales de la CGT) et Daniel Retureau (membre du Comité économique et social de l’UE et représentant de la CGT au Bureau International du Travail) va explicitement soutenir le traité, Bernard Thibault va défendre une position de neutralité : ni approbation ni refus. Après une dure bataille, le Comité Confédéral National, c’est-à-dire la représentation des Unions départementales (UD) et des Fédérations, se prononce pour le Non au référendum, alimentant de façon décisive un Non de gauche qui permettra le rejet du TCE.
Un projet de refonte organisationnelle
C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase et qui va accélérer les projets de réorganisation de la CGT. Celle-ci débute avec la mise en place d’une obscure « commission ad hoc » dont les travaux ont été rendus publics en 2008-2009. Les propositions de la commission sont radicales. D’une part, au niveau territorial, elle s’attaque aux UL que leur relative indépendance politique place dans le collimateur de la confédération. Plusieurs pistes sont évoquées : disparition pure et simple, regroupement régional, remplacement par des syndicats de sites, de zone ou mise sous la tutelle des UD. Les UD seraient elles-mêmes chapeautées par les unions régionales, mieux contrôlées par la Confédération. Ce renforcement du niveau régional représente en même temps un alignement sur les structures administratives de l’Etat qui permet de mieux coller à la structuration du « dialogue social » avec son lot de commissions, négociations, subventions...
D’autre part, elle envisage le regroupement des fédérations - aujourd’hui au nombre d’une trentaine - en seulement une dizaine autour de champs professionnels plus ou moins larges, de l’industrie aux services publics en passant par la communication. Cela signifierait la mise en place de grosses structures encore plus bureaucratisées et potentiellement mieux contrôlées par la confédération, mais dont l’une des conséquences immédiates serait le regroupement et la rationalisation des appareils, c’est-à-dire la suppression des dizaines de postes de « politiques », mais aussi de salarié.e.s.
Les difficultés du syndicalisme en général accroissent les tensions au sein de l’appareil, ou plutôt des appareils, dont la survie dépend en grande partie des liens étroits qu’ils entretiennent avec l’appareil d’Etat (multiples commissions, conseils, structures de « dialogue social), ainsi qu’avec de grands groupes privés par le biais des organismes de formations, d’expertise voir de subsides directs actés dans des accords d’entreprises.
Dans le même temps, la confédération s’est engagée pleinement dans le processus de réforme de la représentativité des organisations syndicales. Cette réforme a fait l’objet d’une longue concertation avec la direction de la CFDT et le gouvernement Sarkozy trop content de mettre en avant sa posture favorable au « dialogue social ». Prenant prétexte de dispositions obsolètes comme la notion de « représentativité irréfragable » [5], la position commune CFDT-CGT-MEDEF a pour conséquence de faire dépendre la désignation des représentants du syndicat du vote des salariés, de durcir les conditions d’accès à la représentativité à des seuils de 10% recueillis aux élections, un contrôle des finances du syndicat, la création d’un statut de représentant syndical avec des droits moindres que le délégué syndical. Au total, ces dispositions renforcent le contrôle et la dépendance institutionnels du syndicalisme. C’est dans ce contexte qu’est née la rancune tenace de Bernard Thibault contre Eric Aubin, responsable d’une fédération de la construction qui s’était opposée à la direction confédérale tant sur le TCE et sur les cotisations que sur la représentativité.
Derrière les questions d’organisation, une crise d’orientation politique
Dans la tradition de la CGT, les questions politiques et organisationnelles se réglaient au sein du bureau politique du PCF. La prise de distance qui s’est amplifiée avec l’effondrement du « socialisme réellement existant » a provoqué une perte de repères et une mise en cause de toute référence politique. La politique ayant horreur du vide, l’ancienne hégémonie stalinienne a été peu à peu supplantée par des courants proches du Parti socialiste à travers un réseau de commissions et d’experts ne rendant aucun compte aux instances régulières de la Confédération. Mais, ce déplacement idéologique, dont le succès passe aussi par une refonte organisationnelle, ne se fait pas sans résistances. La bataille pour la succession du secrétaire général en est le reflet déformé. Thibault, en affirmant que « cette mise en concurrence de dirigeants a notamment été renforcée du fait que des camarades se sont organisés depuis plusieurs mois pour imposer leur réponse, quoi qu’en pense le reste de la CGT », cherche à dépolitiser les questions organisationnelles.
Ces débats ont mis en évidence de fortes oppositions à la fois parmi les organisations de base (syndicats, sections syndicales, UL) et parmi les structures intermédiaires (UD, fédérations). Mais ces résistances internes se trouvent incapables de structurer une réelle opposition à la direction confédérale. Leur volonté d’autonomie, leur défense du fédéralisme repose en effet plus souvent sur une défense de prérogatives bureaucratiques que sur celle d’un syndicalisme démocratique. L’hétérogénéité politique des différents courants oppositionnels réduit encore toute capacité de réponse collective. Les courants « démocratiques » sont aussi souvent les plus proches des orientations sociales-libérales tandis les oppositions les plus virulentes aux réformes de l’appareil sont souvent portées par des courants à peine détachés du stalinisme et d’un nationalisme réactivé par la « crise » porteuse de suppressions d’emplois et de fermetures de sites. Les orientations défendues par « l’extrême-gauche » pâtissent à la fois d’une réelle faiblesse (« maoïstes », anarchistes), de méthodes discréditantes (POI) et d’un refus d’engagement dans des batailles présentées comme limitées à l’appareil (LO). Si la candidature Delannoy au précédent congrès confédéral avait pu rencontrer un certain écho, l’hétérogénéité politique, les difficultés organisationnelles et la répression bureaucratique n’ont pas permis de consolider un courant « lutte de classe » et démocratique.
Au final, l’opposition Aubin d’un coté, Prigent-Naton de l’autre n’est que la partie visible de débats de fond où Aubin paraît moins centralisateur, moins « confédéralisateur » que ses deux concurrentes. Ce qui rend les choses d’autant plus inquiétantes, puisque à aucun moment ne sont abordés les problèmes décisifs qui vont se poser au syndicalisme dans les mois qui viennent.
La bourgeoise a deux options pour tenter de sortir le système capitaliste de la crise. L’option sociale-libérale, portée par le gouvernement Hollande en France, tente d’associer dans le « dialogue social », le patronat et les organisations syndicales. Les organisations croupions comme la CFTC, la CFE-CGC voire l’UNSA peuvent, sans risque, s’engager dans cette voie. En fonction de son histoire, l’affaire est plus difficile pour la CGT. L’autre voie est celle qui, dans la suite de la réorganisation du secteur automobile et des télécommunications aux USA, se développe en Italie, dans l’automobile aussi, et s’insinue en France avec la perspective des accords emplois-compétitivité. Il s’agit non seulement de s’attaquer drastiquement aux salaires et conditions de travail, mais d’exclure les organisations non-signataires de toute présence dans les entreprises concernées. Ces reculs sociaux sont imposés par le chantage à l’emploi avec des validations par référendums qui placent les organisations syndicales en extrême difficulté. Il y a là des défis qui, loin des querelles de personnes, représentent un enjeu essentiel pour les travailleurs.
CoGeTise : une rationalisation qui donne la main au sommet et provoque des remous à la base et dans les appareils.
Dans le système traditionnel de la CGT, la cotisation était collectée sous forme de timbres mensuels par la structure de base (syndicat, section syndicale, UL) et sa ventilation gérée par la même structure. Les statuts de la CGT stipulent que la cotisation des syndiqués est de 1% de leur salaire net, primes comprises (0,5% pour les retraités). Le premier timbre de l’année, versé intégralement à la confédération, sert à déterminer le nombre d’adhérents sur le principe : 1 homme / 1 femme = 1 syndiqué, quel que soit le niveau de son salaire et de sa cotisation. Ce premier timbre est baptisé « timbre FNI », car il finance le « Fond National Interprofessionnel » et sert à la confédération pour mutualiser les moyens et aider les structures de la CGT ponctuellement pour créer une nouvelle organisation ou d’autres activités dans le cadre de la vie syndicale (création d’UL, de syndicat de site...), ainsi que l’adhésion du syndiqué CGT à l’organisation de consommateurs INDECOSA et à l’association humanitaire L’Avenir Social. Les autres cotisations étaient réparties, sur décision des structures de base, aux instances : UL, UD, Fédérations, structures professionnelles ou régionales, sur la base de taux fixés par ces instances. Une fois ces reversements faits, il restait peu de ressources aux structures de base. La rétention des cotisations par les structures de base était une tradition bien établie pour des raisons tant financières que politiques.
Avec l’objectif d’une rationalisation là aussi autant financière que politique, la Confédération a mis en place depuis 2007 un système informatique central de gestion des cotisations : CoGéTise. Cette disposition financière avait fait l’objet de vifs débats lors du 48e congrès, en 2006, et n’avait été approuvée qu’à 66% des voix des délégués. Depuis cette date, les syndicats de base adressent les cotisations collectées à la confédération, qui les répartit vers les fédérations et les unions départementales. La répartition est supervisée par un organisme « indépendant », c’est-à-dire mis en place par la direction confédérale, hors contrôle démocratique des syndiqués et syndicats. Le 1er timbre, est toujours versé à la confédération pour 67%, les 33% restant au syndicat. Les autres timbres sont versés également à CoGéTise qui les reverse aux différentes structures. Le congrès confédéral a défini la répartition comme suit : 10% à la confédération, 3% pour la propagande (Ensemble, Vie Nouvelle, Option), de 25 à 33% pour les fédérations selon les décisions de congrès, de 21% à 29% pour les territoires (UD, UL, région) selon les congrès.
La part revenant au syndicat varie de 25 à 33 %. Cette part est utilisée pour son fonctionnement et éventuellement le financement des Unions départementales, coordinations et syndicats de site, selon leurs décisions de congrès.
Robert Pelletier