L’interprétation la plus répandue du désastre qui a frappé le centre des Philippines au mois dernier a été celle d’une « catastrophe naturelle » causée par un typhon d’une intensité extrême. Interprétation commode : elle disculpe le capitalisme de ses responsabilités dans les inégalités de développement et la crise écologique en cours.
Prendre la mesure de la dévastation
Le typhon Haiyan a frappé le centre des Philippines avec des vents de 220 km/h. Etat-archipel de 7000 îles et de 97 millions d’habitants, les Philippines sont l’un des pays les plus exposés aux risques naturels majeurs comme les éruptions volcaniques, les cyclones, les tremblements de terre et les tsunamis. Les morts sont aujourd’hui estimés autour de 5 200, avec 1 600 disparus. Les populations déplacées à l’intérieur du pays s’élèvent à 4 millions de personnes et la population affectée, c’est-à-dire les personnes nécessitant une aide d’urgence, ayant perdu leur domicile et/ou ayant été évacuées de leur lieu de résidence, s’élève à un total de 10 millions de personnes, soit le dixième de la population (Le Monde, 13 nov. 2013).
Le journaliste du Monde envoyé à Tacloban, ville moyenne sur le littoral est de l’île de Leyte, fortement touchée par le cyclone, parle d’une « immense décharge » pour décrire ce qui auparavant était une ville. Les photos de Tacloban dans la presse donnent à voir un paysage avec une ligne d’horizon aplatie, avec quelques vestiges de la ville détruite comme ces deux colonnes de béton cadrant deux portes battantes grillagées, hautes d’environ un mètre et demi, qui étaient sans doute l’entrée d’une cour ou d’une maison qui n’est plus. Horizon apocalyptique qui rappelle celui des cendres de Hiroshima et de Nagasaki, avec le même vide terrifiant.
Sur place, les rescapés manquent de tout : eau, nourriture, abris, soins, médicaments, vêtements. Une semaine après la catastrophe, les journalistes du Monde (16 novembre) soulignaient que les rescapés se trouvaient dans les conditions sanitaires telles que plusieurs craignaient le risque d’épidémies.
Dénaturaliser la catastrophe
Face à la catastrophe, grandes puissances, ONG et médias de masse ont réagi en mobilisant l’aide humanitaire aux rescapés. Le porte-avions George Washington a été dépêché sur place ainsi que sept navires de la US Navy. Médecins, secouristes, infirmiers y ont été envoyés. Cette aide nécessaire a cependant son revers : la solidarité réconfortante de l’aide humanitaire tout comme les larmes de crocodile de plusieurs dirigeants politiques emprisonnent les rescapés dans leur statut de victimes – destinés à être évincés aussitôt des écrans par d’autres victimes – et font taire les questions politiques de fond qu’a soulevées ce désastre.
Réfléchir aux conditions de possibilité de la catastrophe afin de les prévenir dans l’avenir devient alors impossible. La catastrophe des Philippines, dite naturelle, devient ainsi une fatalité, un accident, malheureux certes, mais qui fait partie des risques de la vie. C’est donc ainsi que s’opère à l’insu du plus grand nombre l’acceptation de l’inacceptable.
Un désastre capitaliste
Les dimensions sociales et économiques de cette catastrophe sont multiples. La catastrophe « naturelle » n’existe de fait que sur le papier et dans les esprits car les milieux terrestres ont été à ce point transformés au cours des deux derniers siècles qu’il n’existe pratiquement plus aujourd’hui de milieu naturel vierge et débarrassé de toute trace de l’appropriation humaine de la Terre.
Ainsi, la catastrophe ayant frappé les Philippines doit tout d’abord son caractère capitaliste aux inégalités de développement à l’échelle mondiale. A l’inverse du schéma de pensée libéral dominant, qui conçoit la croissance économique comme un moyen de réduction de la pauvreté par la diffusion de ses retombées vers les régions plus démunies de la planète, la croissance économique mondiale des quarante dernières années a approfondi et accentué les inégalités de développement à l’échelle de la planète, des Etats-nations et des agglomérations urbaines.
Ces inégalités sont calculées depuis 1990 par un indice statistique élaboré par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) : l’indice de développement humain (IDH). Sur une échelle de 0 à 1, du moins développé au plus développé, cet indice permet des comparaisons internationales. Il reflète l’écart d’un pays donné par rapport à un minimum et un maximum mondial dans trois domaines : l’espérance de vie à la naissance, le taux d’alphabétisation des adultes et le PIB réel par habitant.
Les Philippines affichaient en 2002 un IDH de 0,75 alors que le Canada avait à la même époque un IDH de 0,94. Leur PIB par habitant, donnée qui occulte les inégalités profondes dans la répartition du revenu national, s’élevait en 2004 à 1037 $US alors qu’il était de 28 000 $US au Canada (Données tirées de l’Atlas du 21e siècle, Nathan, 2007). Malgré une forte croissance ces dernières années, de l’ordre de 6,8% en 2012, faisant entrer les Philippines dans la catégorie des pays émergents chez les investisseurs, la pauvreté de la population demeure massive : 40% de la population y vit avec moins de 2 dollars par jour. Le pays a parallèlement connu une forte poussée de l’urbanisation avec des taux de croissance annuels de la population urbaine se situant autour de 5% entre 1980 et 1998 de sorte que la croissance a eu pour corollaire la formation de bidonvilles gigantesques qui contribuent à accroître la vulnérabilité des populations face aux risques naturels.
En somme, l’économie mondiale témoigne de la possibilité d’assurer un développement humain et une prévention des risques naturels majeurs pour tous les peuples du monde, mais, en réalité, trois pôles concentrent et centralisent les bénéfices de la croissance économique : l’Amérique du Nord, l’Asie orientale et l’Europe occidentale. Les métropoles de ces régions forment ainsi des îlots de riches dans un océan de pauvreté. Face aux risques naturels, tous les peuples ne sont pas égaux : les Philippines n’ont pas les moyens financiers, humains, techniques et logistiques que possède le Japon pour prévenir les risques liés à son environnement. Pourtant, tous deux sont situés sur la trajectoire des typhons. Seules les Philippines sont cependant exposées à une destruction massive.
Crise écologique et capitalisme
Ce désastre est aussi capitaliste parce que le système énergétique mondial repose sur les énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) qui sont les principaux responsables du processus de réchauffement climatique. Michel Jarraud, secrétaire général de l’Organisation météorologique mondiale, soulignait le 13 novembre dernier que l’« élévation du niveau de la mer rendait déjà les populations côtières plus vulnérables aux tempêtes, ce qui a eu des conséquences tragiques dans le cas des Philippines » (Le Monde, 15 novembre 2013). Tout en passant sous silence les inégalités de développement, l’éditorial du Monde (15/11) pointait aussi dans la même direction : « Combien faudra-t-il encore de catastrophes climatiques pour que le réchauffement devienne une véritable priorité ? »
Bien que les événements climatiques extrêmes comme le typhon Haiyan/Yolanda ne peuvent être seulement attribués au réchauffement climatique, comme le souligne avec raison le magazine Science (8 novembre 2013), il n’en demeure pas moins qu’il existe un consensus parmi les scientifiques aujourd’hui pour soutenir que le réchauffement mondial accroît leur fréquence et donc les risques auxquels sont exposées les populations. Malgré ces faits tragiques, ceux qui gouvernent le monde ne partagent qu’un horizon voué à nourrir l’emballement de la crise écologique : la croissance économique illimitée. Pourtant, à chaque sommet international sur le réchauffement climatique depuis 2009 (Copenhague), le mouvement pour une « justice climatique » revendique des transferts financiers importants pour que les pays du Sud, c’est-à-dire ceux qui sont exposés aux conséquences d’un réchauffement causé par les pays du Nord, puissent prévenir les catastrophes et y faire face.
La crise écologique que signalent les catastrophes répétées dans le monde implique enfin de trouver des formes de coopération politique qui dépassent le cadre des Etats-nations qui historiquement ont été – avec leurs empires – le cadre politique du développement capitaliste.
Espoir et désespoir à l’ère des désastres
Les Philippines montrent aujourd’hui le caractère contradictoire de la modernité contemporaine : à l’aéroport de Cebu, île plutôt épargnée servant de base logistique pour secourir les rescapés, les touristes arrivent de l’étranger pour faire de la planche à voile et côtoient les déplacés ayant tout perdu. De telles oppositions ne sont pas sans rappeler le double visage de la modernité mis en scène par Fritz Lang dans le film Metropolis (1927) : en surface la ville verticale des bourgeois commandant et jouissant du travail de la ville souterraine des prolétaires où se concentrent toutes les machines, toute la pollution, tous les risques.
La critique du capitalisme et de ses désastres risque cependant de rester prisonnière de la déploration, nourrissant la tristesse et le fatalisme ambiant. A rebours de ces penchants qui démobilisent, il est aussi nécessaire de voir l’énergie et la créativité des Philippins face au désastre. Angeline, 22 ans, un bébé sur la hanche et un sac de vivres dans l’autre main, explique en rigolant au journaliste du Monde à Tacloban (15/11) : « Oui oui, on a détruit le supermarché. Qu’est-ce que vous voulez que l’on fasse ? On n’a rien reçu depuis le début. Il n’y a pas eu le moindre approvisionnement. » Ou encore Nelson Albuyan, vieillard de la bourgade « le Paradis » à Tacloban : « Trois petits conduits d’eau ont été identifiés sous terre. Installé sur son tabouret, Nelson Albuyan, un vieil homme souriant s’est autoproclamé gardien de l’eau. Pour éviter qu’elle ne coule quand il n’y a pas de « clients », il plie les tuyaux en deux et les serre d’un morceau de ferraille. « Technologie japonaise, conceptualisée par les Philippines », lance-t-il à l’égard de volontaires japonais qui admirent l’astuce. » (Le Monde, 15 novembre 2013).
Le désastre qui frappe les « autres » apparaît toujours lointain et (donc) inoffensif. S’il est un enseignement que nous devons tirer du XXe siècle et de la décennie qui vient de s’écouler, c’est que nous sommes condamnés à vivre dans une ère de désastres. Le désastre frappe aujourd’hui les Philippines ; hier c’était la Grèce en proie à l’austérité ; avant-hier les milliers d’Américains pauvres expulsés de leur logement après la crise des subprimes en 2008. Prendre conscience de cette communauté de destin, fédérer les énergies et les espoirs derrière la bannière de l’écosocialisme : telles sont les tâches qui en découlent.
Dimitris Fasfalis