L’origine du pouvoir du Baath
Tout l’édifice constitutionnel, politique, économique, juridique, informationnel, culturel et éducatif a été bâti dans le but d’assurer ces objectifs, c’est-à-dire pour faire du coup d’Etat précaire un système politique permanent et transformer la persuasion militaire en une soumission politique définitive de la population. La nature du développement que connaîtra le pays dans les quatre dernières décennies vient confirmer ces choix et refléter les politiques qui les ont incarnés : un développement inégal des secteurs de l’économie et de la société, une concentration criante de revenu, un retard scientifique et technologique, une absence quasi générale des libertés politiques et civiles, une détérioration continue des conditions de vie économiques et sociales, avec la chute du pouvoir d’achat, le chômage, la paupérisation, la stagnation économique(1), la corruption et la dégradation morale(2).
Certes, la mise en place de cet édifice n’était pas possible en dehors du contexte historique des années 1960, c’est-à-dire l’engouement pour les idéologies du progrès et du socialisme dans tous les pays ex-colonisés et l’aggravation de la guerre froide. C’est, d’une part, au nom de la légitimité révolutionnaire, et d’autre part en vertu d’un discours radical de changement historique et de transformations sociales allant dans le sens de l’équité que le nouveau régime trouve les arguments justifiant la censure de la vie politique et intellectuelle ainsi que la suspension de la constitution(3). D’autre part, la coopération étroite avec l’ex-Union soviétique a offert au nouveau régime des ressources stratégiques, économiques et idéologiques considérables qui l’ont aidé à se protéger contre des pressions extérieures et à se passer du soutien populaire nécessaire.
Mais c’est sans doute au président Hafez al-Assad qu’il revient d’avoir élaboré le modèle d’un régime qui restera, pratiquement, inchangé quant à ses institutions et ses équilibres fondamentaux. Le mouvement dit de « Redressement » qu’il conduit en 1971 contre l’équipe dite du « 23 février » (1966), encore majoritaire au sein du parti unique, met un terme définitif aux luttes intestines qui ont miné le régime baathiste jusque-là, et ouvre ainsi un nouveau chapitre de l’histoire du régime du Baath en Syrie. Le véritable apport du président Assad n’a pas été seulement d’avoir su imposer à tous les clans d’une élite hétérogène et chaotique un semblant d’unité(4), mais, aussi et peut-être plus encore, d’avoir compris la nécessité de doter le système, maintenu jusque-là par la force, d’une base institutionnelle devenue indispensable pour sa stabilisation, même si cette base devait toujours préserver les caractéristiques d’un système d’exception.
Ainsi, dès son accession officielle au poste de président de la République (référendum de 12 mars 1971), Hafez al-Assad entame de grandes réformes politiques et juridiques qui marqueront le pays jusqu’à aujourd’hui. Il réorganise le parti Baath dont il devient le chef incontesté (5è Congrès national, 8-14 mai 1971), négocie avec les formations politiques qui acceptent de coopérer avec le Baath la charte d’une coalition. Ainsi est né le Front national progressiste (FNP) qui donne à son régime une façade de pluralisme sans rien céder sur le plan des libertés politiques et des droits fondamentaux (le 7 mars 1972). Nommé chef du FNP, il conserve à son parti le leadership et le monopole de l’activité politique au sein de l’armée, des écoles et de l’université. Les nouveaux alliés n’ont le droit ni à une légalisation en bonne et due forme ni à des organes de presse propres. Le 13 mars 1972, il crée les Conseils locaux qui viennent remplacer les anciens conseils municipaux, et il fait organiser les premières élections locales pour la formation de ces conseils(5). Sur le plan de la politique régionale, abandonnant les positions radicales de ses prédécesseurs, il se rapproche de ses voisins arabes et favorise la constitution de l’axe informel Damas-Riyad-Le Caire, qui dominera la politique arabe du Machrek jusqu’à la conclusion des accords de Camp David entre l’Egypte et Israël en 1979, et qui sera reconstitué après le retour de l’Egypte dans la Ligue des Etats arabes à la fin des années 80. Enfin, sur le plan économique, il crée un ensemble d’organismes de production et de distribution qui aident à restructurer le secteur public. Mais c’est surtout la nomination de 173 personnalités choisies par le Commandement national du parti Baath et réunies en Assemblée (Conseil du Peuple) pour la rédaction de la Constitution qui peut être considérée comme l’œuvre majeure de son premier mandat.
Avec la nouvelle Constitution, adoptée par référendum le 12 mars 1973, le régime du Baath achève son évolution institutionnelle. Parallèlement au système des lois d’exception hérité des premiers jours du coup d’Etat et maintenu en vigueur pour réprimer toute activité concurrente à caractère politique ou idéologique, il dispose désormais d’un ensemble de lois permettant d’assurer le fonctionnement ordinaire de l’Etat et de la société. Dans ce double système qui consacre la tutelle définitive et durable des groupes sociaux regroupés au sein du parti Baath sur les destinées du pays et déterminera son évolution jusqu’à nos jours, le rôle du président de la République est crucial. Toutes les institutions tournent pratiquement autour de lui. L’ensemble du système vient consacrer en effet l’entrée triomphale de Hafez al-Assad sur une scène politique et idéologique vide d’une Syrie déchirée, démoralisée, à la recherche d’une voie. Il est l’arbitre et le sauveur. Sur tous les murs, on pouvait lire le même slogan : « Nous avons appelé Dieu en aide, il nous a envoyé Hafez al-Assad ». De la « Syrie du Baath », appellation consacrée dans la période précédente, on passe, sans hésitation, à la « Syrie d’al-Assad ».
La Syrie d‘al-Assad : entre légalité et état d’exception
Dès son préambule, la Constitution syrienne affirme la tutelle générale du parti Baath sur l’Etat et assure leur fusion. Selon l’article 8 de la Constitution de 1973, encore en vigueur, la Syrie est une démocratie populaire dirigée par le parti Baath avec l’aide des autres organisations membres du Front national progressiste. Toutes les politiques suivies, dans les domaines économique, juridique et législatif doivent assurer la victoire de la révolution c’est-à-dire le renversement des hiérarchies politiques et sociales(6).
Pour rendre possible ce choix d’une république démocratique populaire dirigée par un parti unique d’avant-garde sans le moindre contrôle de la part du public, il n’y a pas d’autre solution que de maintenir deux systèmes d’institutions superposés. C’est cette solution de dédoublement de toutes les institutions de pouvoir que consacre la Constitution de 1973. Ainsi, se sont maintenues, d’une part les institutions héritées du coup d’Etat (la loi martiale, la Direction de la Sûreté de l’Etat, la Cour de Sûreté de l’Etat, auxquelles s’ajoutera le qa’id ou président-guide élevé au-dessus de l’Etat et de la société)(7), d’autre part les nouvelles institutions (la Constitution, le Conseil du peuple, la Haute Cour constitutionnelle, le FNP, les Conseils locaux). Les pouvoirs étendus du président de la République assurent le lien entre les deux systèmes et par conséquent la cohésion de l’ensemble du régime. Ainsi, le chef de l’État est secrétaire général du parti et commandant suprême des forces armées. Il désigne le (ou les) vice-président(s) de la République, le président et les vice-présidents du Conseil, et les membres du gouvernement. Il est chef du Front national progressiste, président du Haut Conseil de la Justice et gouverneur de l’état d’urgence dont la proclamation est l’une de ses prérogatives (article 101).
Le président, élu pour sept ans au suffrage universel, peut dissoudre le Conseil du peuple par un décret motivé, proposer des projets de lois au Parlement, faire amender les projets de lois ou les faire voter. Il peut se substituer à ce dernier durant les périodes de vacances parlementaires, mais également pendant les sessions du Parlement lorsque la situation l’exige. Dans ce cas, les décrets présidentiels ont force de loi. Ils sont définitifs et exécutoires, dès leur promulgation par le président, sans retour au Parlement (articles 110, 111). Il peut également, selon l’article 112, avoir recours, lorsqu’il le juge nécessaire, aux référendums populaires pour faire valoir son avis concernant toutes les questions « liées aux grands intérêts du pays ». L’article 113 renforce ses prérogatives en lui donnant mandat « de prendre toutes les mesures exceptionnelles appropriées » « dans le cas de graves dangers menaçant l’unité nationale, la sécurité et l’indépendance du territoire national ou empêchant le gouvernement d’exercer ses prérogatives constitutionnelles ».
Le dédoublement des institutions se manifeste tout d’abord au niveau du pouvoir législatif qui est incarné par le Commandement national du parti Baath ainsi que, selon l’article 51 de la Constitution de 1973, par une chambre (Conseil du peuple) composée de 250 députés élus au suffrage populaire pour un mandat de quatre ans. Mais il est évident que le Parlement ne peut légiférer contre l’avis du Commandement du parti Baath qui occupe selon l’usage du dernier quart de siècle les deux tiers des sièges avec ses alliés du FNP. Son rôle est d’aider le président à assumer ses tâches, de proposer les projets de loi, d’interroger le gouvernement ou l’un de ses membres sur sa politique. Compte tenu du mode de désignation des députés, de leur état d’esprit, de leur niveau de culture politique et surtout de leur composition corporatiste, le Parlement ne pouvait pas jouer un rôle significatif dans la législation syrienne. C’est le président qui définit la politique du pays et la fait valider au Parlement par l’intermédiaire du Commandement national du parti Baath qui se présente comme l’organe de coordination entre l’Etat et les véritables centres de pouvoir : militaire, sécuritaire, politique, économique et administratif.
Mais c’est surtout le système juridique qui incarne le mieux la double nature du système syrien de gouvernement. Parallèlement à la Cour constitutionnelle, à la Cour de cassation, aux cours d’appel et du Haut Conseil de la Justice, le régime dispose de tout un système juridique d’exception qui agit en dehors de l’institution judiciaire(8). Il regroupe les tribunaux militaires (créés par la loi de la protection de la révolution n° 6 de 17.1.1965), la Cour de Sûreté économique et la Cour de Sûreté de l’Etat. Instituée par le décret n° 47 du 28.3.1968 et placée sous l’autorité du président de la République en sa qualité de gouverneur de l’état d’urgence, cette dernière est compétente pour juger des crimes liés « aux activités considérées comme contraires à l’application du régime socialiste, qu’elles soient pratiquées par les actes, la parole, l’écrit ou par n’importe quel autre moyen d’expression ou de publication », aux crimes concernant « l’opposition à la réalisation de l’union entre les pays arabes ou à tout autre objectif de la révolution, ou à toute tentative de l’entraver que ce soit par les manifestations, l’attroupement, le désordre, l’agitation ou par la diffusion de fausses informations visant à ébranler la confiance des masses dans les objectifs de la révolution ». Le flou qui caractérise la définition des compétences de cette institution permet le transfert d’affaires pénales vers les juridictions d’exception en même temps qu’il confère une forme légale à la répression d’activités qui ne sont pas nécessairement politiques. Pour ce faire, la Cour de Sûreté de l’Etat n’est pas astreinte au respect de la procédure pénale et n’accepte ni de se référer au droit pénal ni d’entendre des avocats(9). Aussi ses verdicts sont-ils définitifs et irrévocables, sauf par le président de la République du fait qu’il doit les signer.
L’assujettissement direct du droit aux objectifs de domination politique a eu des conséquences néfastes sur la profession de juge et d’avocat comme sur les pratiques judiciaires. Il a abouti en effet indirectement, à travers la dégradation des conditions de travail et de promotion, la dévaluation du statut et du salaire des juges, l’absence d’école de magistrature et le caractère politique du recrutement, à la marginalisation des magistrats. Celle-ci est devenue encore plus évidente avec la dissolution, à partir de 1980, de l’ordre des avocats et l’abolition de l’autonomie des barreaux de Syrie, ce qui permet au pouvoir politique de contrôler étroitement la profession et de réduire au minimum l’autonomie des magistrats(10).
Par principe, la vie politique syrienne ne doit pas connaître d’alternance puisque le Baath est « le leader de l’Etat et de la société » (article 8). Il ne peut être remplacé ou écarté du pouvoir sans porter atteinte à la lettre et à l’esprit de la constitution. Au-delà du pouvoir de l’Etat, sa mission s’étend à la société dont il se charge d’encadrer les masses et d’orienter la marche.
La prise de conscience, tout récemment, de l’ampleur du gâchis et de la sclérose des cadres politiques et administratifs a obligé les nouveaux dirigeants à reposer la question de l’alternance. Comme il leur est impossible de réviser les règles du système fondé sur le monopole du parti dans tous les postes de responsabilité, ils ont repensé l’alternance en termes de renouvellement des générations et des équipes politiques. Ainsi, le nouveau gouvernement essaie de favoriser la promotion des jeunes en interdisant la pratique du maintien en poste des cadres au-delà de l’âge de la retraite. Par cette alternance de générations, le pouvoir tente de renouveler le personnel politique et administratif et de corriger les méfaits de la sclérose due à la permanence de l’élite politique.
Cependant, la devise du régime : stabilité (des institutions) et continuité (des orientations politiques), ne semble pas être de nature à promouvoir une véritable remise en cause. La ferveur des dirigeants pour le modèle classique de mobilisation sociale reste très forte. Ce modèle est en effet plus sécurisant. Il assure que la population est bien encadrée par des « organisations populaires » tenues et maintenues par le parti et que les hiérarchies sont bien respectées. Tout changement de ce modèle ouvrirait la porte à l’imprévu, risquerait de mettre en cause les équilibres fondamentaux et constituerait ainsi une source d’anarchie et de chaos.
Comme dans tous les régimes bureaucratiques à parti unique, le système syrien tend à rendre le personnel et les fonctions immuables. A moins qu’ils ne soient tombés en disgrâce, les hommes sont sûrs de pouvoir occuper leur poste jusqu’à la fin de leurs jours. Ainsi, pratiquement, tous les cadres qui ont soutenu le président Assad dans sa marche vers le pouvoir (installation officielle le 13 mars 1971), sont encore au pouvoir, même si certains ont changé entre temps de fonction : les membres du Commandement national et régional du parti Baath, les commandants de l’armée et des services de sécurité, les ministres dit de souveraineté, le président du Parlement et la plupart des députés, les gouverneurs des provinces, les représentants des partis alliés au sein du FNP.
Grâce à cette continuité, le transfert par les parents de leurs charges publiques aux membres de leur famille les plus proches, enfants ou épouses, semble bien entrer dans les mœurs et ne suscite plus aucune réprobation. La plupart des responsables des formations politiques alliées au régime ont présenté la candidature de leurs proches pour les remplacer dans les postes de ministres, de députés ou même de chefs de partis politiques. La reconduction des hommes dans leurs postes finit par devenir synonyme d’ordre et de stabilité. Elle renforce le régime de cooptation en vigueur pour les postes publics et aide à faire l’économie des procédures politiques formelles risquées. C’est ainsi que le parti Baath, alors au pouvoir depuis mars 1963, n’avait pas éprouvé le besoin de réunir son Congrès ordinaire et de renouveler ses instances dirigeantes du 20 janvier 1985 jusqu’à la disparition de son secrétaire général, le président Assad lui-même.
L’appel des réformes
Il a fallu attendre l’arrivée d’un nouveau président, qui n’est autre que le fils cadet du président défunt, pour assister à la première tentative de restauration du principe de l’Etat et de l’ordre civil. Déjà, sous son père, dès les années 1996, le jeune candidat à la présidence commençait à présenter son programme de réforme axé sur la diffusion de l’informatique et l’éradication de la corruption au sein de l’Administration. Proclamé président dès la mort de son père par un Parlement enthousiaste et totalement gagné à la cause, il soulève par son discours d’investiture, le 21 juillet 2000, un véritable espoir de changement au sein de l’élite intellectuelle et des classes moyennes longtemps marginalisées.
Le nouveau président multiplie les gestes d’apaisement et de conciliation. Il reconnaît la crise et la nécessité d’introduire de grandes réformes dans l’Etat et le parti au pouvoir. Il se veut plus libéral et plus respectueux de l’opinion publique. Il signe l’élargissement de 600 prisonniers politiques, ferme la prison d’el-Mezze, symbole de l’oppression policière, accepte de s’adresser, au moins pendant une première période, à la nation à travers le Parlement ou les moyens d’information.
La société civile comme l’opposition, convaincues que l’heure de la normalisation a sonné, s’engagent dans l’élaboration de ce qui semblait être un programme national implicitement reconnu de réforme et de modernisation. Les intellectuels s’engagent dans cette voie avec la Déclaration des 99 qui appelle à la levée de l’état d’urgence, à la libération de tous les prisonniers politiques, à l’établissement de l’Etat de droit, au pluralisme politique et au respect des libertés fondamentales de l’individu. Dans toutes les grandes villes du pays s’ouvrent spontanément des forums politiques que fréquente un public qui découvre le débat public et la politique pour la première fois. Les associations de défense des droits de l’Homme qui ont été durement réprimées jusqu’alors reprennent leurs activités, même si c’est d’une manière toujours illégale(11). L’espoir a été tel qu’un député indépendant et animateur de l’un des premiers forums ouverts dans le pays va jusqu’à annoncer la prochaine fondation d’un nouveau parti politique du nom de Mouvement de la paix sociale(12).
De leur côté, les autorités commencent par défendre, contre les revendications des intellectuels, l’idée d’une réforme économique et administrative à la chinoise, c’est-à-dire en maintenant le contrôle politique du parti qui est, selon elles, la seule garantie contre l’anarchie et le chaos(13). Face aux multiples difficultés que connaît le secteur public, elles proposent un autre mode de gestion dit gestion par objectifs. Ainsi, l’Etat, tout en restant propriétaire des entreprises publiques, concède leur administration à des personnes physiques ou morales privées sous son contrôle, ce qui devrait garantir aux chefs d’entreprises publiques un peu plus d’autonomie(14). Sur le plan économique, le nouveau gouvernement de M. Mustafa Miro travaille pour la modernisation des lois sur l’investissement, l’industrie, le secteur bancaire, l’impôt, le logement, tout en continuant les négociations avec l’Union européenne pour bénéficier des avantages du partenariat méditerranéen proposé(15). Sur le plan administratif, le même gouvernement essaie, tout en poursuivant sa campagne contre la corruption, de moderniser l’administration publique. Le président vient de demander expressément à ses ministres de lui présenter un plan de réforme administrative afin de remédier à la carence manifeste d’une administration à la fois chaotique, hyper-centralisée et en manque de moyens.
En même temps, même si le discours s’y refuse, prétextant que la Syrie doit éviter de tomber dans le piège qui a conduit à l’effondrement du système soviétique, le volet politique n’est pas totalement absent du programme de réformes défendu par le nouveau président. L’autorisation d’un certain pluralisme comme la libéralisation des médias sont à l’ordre du jour de la réforme actuelle. Une loi sur les associations civiles et politiques semble être également en préparation, alors que la loi sur l’information et l’édition a été votée et que la presse privée commence à voir le jour(16).
La question qui reste posée est de savoir si les nouvelles lois votées ou qui vont l’être par le gouvernement Miro vont augmenter les chances d’une véritable compétition électorale et renforcer par conséquent les possibilités et le désir de participation au sein d’une population qui a pratiquement déserté l’espace public et en a oublié le vocabulaire.
La loi sur la presse et les directives qui viennent d’être publiées (le 22.9.2001) ne sont nullement rassurantes. Pour la plupart des professionnels, il s’agit plus d’un recul sur des règles déjà draconiennes que d’une avancée sur la voie de la libéralisation du droit à l’expression. Ceci vient en réalité consacrer le strict contrôle par le ministère de l’Information sur toutes les matières diffusées ou éditées en Syrie. La nouvelle loi sur la presse vise manifestement, comme beaucoup d’autres lois votées en silence, à légaliser et renforcer la mainmise de la nouvelle classe d’Etat et de ses alliés sur le processus de prise de décisions dans la perspective d’une ouverture formelle vers la presse privée. Cette tentative de condamner la porte de l’expression libre en faisant semblant de l’ouvrir ne reflète pas seulement la réticence d’une hiérarchie politique craignant pour sa survie, mais aussi la dégradation définitive de sa culture politique qui l’amène à voir dans toute réforme une atteinte intolérable à ses droits et prérogatives.
D’une part la nomenklatura ne semble pas vouloir céder la moindre de ses prérogatives, acquises depuis les affrontements de 1982, qui mettent tout un pays à sa disposition dans tous les sens du terme, sans qu’aucune protection réelle, de quelque sorte que ce soit, juridique, politique, sociale ou morale ne soit disponible pour le citoyen. D’autre part, il ne semble pas que les pays industrialisés qui ont tenté de lier leur soutien économique à l’amélioration de l’état des droits de l’Homme, ici et là, tiennent vraiment à mettre au défi un régime qui leur apparaît, plus que jamais aujourd’hui à la lumière de la guerre internationale contre le terrorisme, le plus préparé et le mieux disposé à faire face aux mouvements islamistes. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui que les opinions publiques occidentales ont intériorisé une image très négative de l’opinion publique arabe en général, qui les amène à penser que les mouvements islamistes ont des chance d’être les principaux bénéficiaires de toute libéralisation politique dans le monde arabe.
Vers une nouvelle naissance politique : inerties et contestations
Le Printemps de Damas, comme on l’a baptisé dans l’espoir d’y voir le début d’une véritable ère de réformes en Syrie, n’a duré que quelques mois. L’arrestation des intellectuels et des hommes politiques animateurs des clubs de réflexion, les lourdes peines que la justice leur a infligées, sous la pression des hiérarchies militaires et politiques, le rejet de toute sorte de libéralisation politique ou médiatique, l’absence de toute vision cohérente sur les réformes à venir, la difficulté évidente à maîtriser la corruption et à contrôler l’administration réduisent sensiblement ces espoirs.
Mais tout n’est pas terminé. Les pressions pour des réformes conséquentes ne semblent pas diminuer, malgré le maintien d’une forte répression. Elles ne tarderaient pas à ressurgir au sein même du régime qui commence à ne plus y être tout à fait imperméable. A moins que les appareils militaro-sécuritaires ne parviennent à créer et exploiter un climat de guerre, nationale ou civile, l’élite politique soucieuse de la prise en main d’un pays au bord de la faillite (ou les éléments les plus alertes parmi elle) sera amenée très vite à contester la tutelle imposée par la hiérarchie sécuritaire - mêlée à certains milieux d’affaires - depuis le début des années 80 et qui constitue de plus en plus une entrave majeure à toute réforme, qu’elle soit économique ou politique.
En effet, indépendament des formes que vont prendre la transformation des rapports de forces et le repartage des responsabilités au sein de l’élite au pouvoir, toutes les conditions sont réunies pour maintenir une forte pression en vue de réformes substantielles. Le contexte international a totalement changé, sur le plan géopolitique, économique et idéologique. Il est et deviendra de plus en plus agressif à l’égard des petits pays et des Etats indépendants. Le contexte national s’est également transformé. Parallèlement à l’appel de la coopération extérieure, une volonté de promotion et de participation se développe au sein de la classe moyenne qui vient de prendre conscience de son rôle et de sa place dans un système promis à l’ouverture. Les conditions qui ont justifié le maintien de l’état d’exception n’existent plus. L’ancienne élite politique concurrente d’extraction citadine est complètement décimée. Elle est totalement dissoute dans la nouvelle élite nationale où les éléments d’origine rurale sont aujourd’hui majoritaires et contrôlent pratiquement toutes les sphères de l’Etat et de la société. Le transfert du capital social à grande échelle et dans le plus court délai, de l’ancienne élite vers la nouvelle, est largement achevé et il n’y a plus rien à attendre, pour cette dernière, du régime de l’arbitraire politique et juridique. Dans ce sens, on peut considérer que le régime baathiste est aujourd’hui victime de sa propre victoire. L’intégration des élites d’origine rurale dans la vie publique, qui a été la vocation historique et positive du Baath, risque de couper l’herbe sous les pieds du régime d’arbitraire qui a caractérisé les quatre dernières décennies et accroît l’aspiration au règne du droitau sein de l’ensemble de la population. La Syrie est donc prête aujourd’hui pour un retour à la normale ainsi que pour redémarrer sur de nouvelles bases politiques et sociales plus saines.
Certes, les résistances et les obstacles aux réformes, voire à la normalisation de la vie publique, pour ne pas parler de la reconstitution du tissu social et de l’environnement politique et civique moderne, sont encore énormes. Il faudra sans doute beaucoup d’efforts pour pouvoir vaincre les traditions négatives introduites par 40 ans d’un régime de peur et d’exclusion, regagner la confiance du public, intéresser le peuple à la politique, faire revivre les notions de l’Etat, du droit, de la responsabilité, de la liberté, de la citoyenneté, réussir la réforme d’un champ économique désorganisé, maîtriser une bureaucratie pléthorique joignant l’incompétence à l’irresponsabilité. Il faudra beaucoup d’efforts pour venir à bout de la résignation et faire ressurgir les énergies enfouies. Et pour y arriver, il faudra miser sur l’intelligence, la conscience et la volonté de sortir de l’impasse de tout un peuple. Mais il y a néanmoins quatre conditions sans lesquelles aucun changement, aussi minime soit-il, ne serait possible :
1. l’application de la règle de droit, ce qui signifie, dans notre cas précis, le retour à la légalité, la levée de l’état d’exception, de la loi martiale, et enfin de la prééminence des institutions militaro-sécuritaires dans la vie publique.
2. L’application de la règle de la compétence à la place de celle qui a dominé pendant toute la période dite de « Révolution », à savoir l’allégeance. Cela signifie, dans le cas de la Syrie actuelle, le retour au principe de l’égalité des chances, et d’abord devant la loi. Aucune personne ne doit penser avoir plus ou moins de droits qu’une autre et nul ne doit croire qu’il peut atteindre les mêmes objectifs par des moyens détournés ou plus faciles liés aux rapports de parenté, d’appartenance politique, de clientélisme ou de favoritisme.
3. L’application de la règle de la souveraineté populaire qui supprime toutes les tutelles possibles, établies au nom d’une guidance exceptionnelle d’un homme providentiel, d’un parti politique ou d’une élite missionnaire. Cela veut dire que seul le vote populaire dans des conditions normales et avec les garanties nécessaires du libre choix doit trancher les différends politiques et idéologiques au sein de la nation.
4. Le rétablissement de la confiance entre le pouvoir et la société, ce qui veut dire la substitution du dialogue, de la négociation et de la recherche du compromis à la coercition.
Notes :
1. Nabil Marzouk, La stagnation économique : ses causes et les moyens de la traiter, Association syrienne des sciences économiques (ASSE), Damas, Conférences de 2002 ; Egalement, Ali Kan’an, Jusqu’à quand va durer la stagnation économique en Syrie, ASSE, même année.
2. Voir B. Ghalioun « L’avenir du changement et de la réforme en Syrie », Tayyarât, n° 1, Damas, 2002
3. Le radicalisme du parti Baath avec son obsession à propos du rôle de l’avant-garde a été d’une grande utilité pour légitimer la mise à mort de l’idée de l’institution qui apparaît dans cette perspective comme un obstacle à la poursuite de la révolution. Pour tout bouleverser, sans tenir compte de la volonté d’un peuple considéré d’avance comme conservateur et réticent au changement, il fallait accepter de substituer le culte du chef inspiré au respect des « institutions figées ».
4. Depuis l’élimination de la direction historique que représentent M. Aflaq, S. al-Bitar, M. al-Razzaz, le parti Baath a perdu beaucoup de son autorité et de sa cohérence. Il s’est réduit à un amas de clans déchirés et manœuvrés par des militaires ambitieux et concurrents. La situation au sein des Forces armées n’était guère différente puisqu’on pouvait compter à l’époque plusieurs armées ou milices opposées : l’Armée proprement dite, les Bataillons de défense de Rifa’at Asad, les Bataillons d’al-Sira’ de A. Makhlouf, les Forces spéciales d’Ali Haydar, la Garde républicaine, etc.). Voir N. Van Dam, The Struggle for Power in Syria, Croom Helm, London, 1979.
5. Depuis le 3 mars 1972, la Syrie s’est dotée des Conseils locaux ou des municipalités élus dans les 14 gouvernorats du pays. Comme le Conseil du peuple, ceux-ci doivent également respecter la règle de 51% de membres réservés aux travailleurs et paysans. Selon les textes, le rôle des Conseils municipaux est d’aider le gouverneur (Muhafez) dans l’accomplissement de ses taches exécutives.
6. La Constitution permanente de la République Arabe Syrienne, 31 janvier, 1973 Damas.
7. L’état d’urgence a été imposé par le décret n° 51 du 22.12.1962, et la Loi martiale décrétée par un ordre militaire n° 2 le 8 mars 1963.
8. Emmanuel Bonne, « Justice : institution et contrôle politique », Maghreb-Machrek, n°158, 1997.
9. E. Bonne, op.cit.
10. La dissolution du congrès général et du conseil de l’ordre des avocats est intervenue le 10.4.1980 en même temps que celle de l’ordre des ingénieurs et des médecins, accusés d’avoir dévié de leur mission et de leurs objectifs. Recueil des lois et de la réglementation de la profession d’avocat, publications de l’ordre des avocats, Damas, 1993.
11. H. El Maleh, Président de l’une de ces associations des Droits de l’Homme, est convoqué par le procureur militaire le 18 janvier prochain pour répondre à l’accusation d’appartenance à une association illégale interdite par la loi et de contacts avec des associations étrangères sans autorisation préalable du pouvoir. Il a été déjà, avec deux autres collègues, suspendu de l’ordre des avocats pour avoir entrepris des activités politiques « contraires » à la déontologie professionnelle.
12. Les publications du bureau du député Riad Seif, Damas, 2001.
13. Conférence du vice-président de la République, A. Kaddam, le 18 février, 2001, à l’université de Damas.
14. Mais le journal le baath rapporte le 11 septembre 2002 que le gouvernement s’oriente désormais vers une nouvelle politique qui consiste à demander directement au secteur privé de gérer les entreprises publiques.
15. Celles-ci semblent buter sur les problèmes traditionnels des Droits humains. A propos du travail de gouvernement dans le domaine de la modernisation du dispositif juridique et économique, les avis restent partagés. Pour certains observateurs, il est difficile d’espérer que la Syrie attire les investissements étrangers dans un environnement juridique et politique incertain, tandis que d’autres invoquent le fait que les nouvelles lois sont encore insuffisantes ou inadéquates. Un article publié dernièrement dans le baath, journal officiel du parti au pouvoir, semble encore plus radical dans sa critique. Il est intitulé « Des ordonnances qui annulent les lois », et l’auteur s’y dit désespéré de la manière dont les organismes gouvernementaux ignorent les lois, les détournent de leur sens ou entravent leur application. Ali Abboud, 9 septembre 2002.
16. Ils sont déjà trois, Al-Domari, dirigé par un caricaturiste, Al-Iqtissâdia, un hebdomadaire lié aux milieux d’affaires proches du gouvernement et, tout récemment, une revue dite politique appartenant au fils du chef de l’état-major de l’armée.