Comme l’indiquent le titre et le sous-titre de leur ouvrage [1], Pablo Servigne et Raphaël Stevens s’inscrivent dans la voie tracée il y a quelques années par Jared Diamond, dont le livre « Collapse » (« Effondrement » en français) est devenu un best seller traduit en de nombreuses langues.
« Collapsologie »
Pour rappel, Diamond s’appuyait sur une analyse des crises écologiques « anthropiques » du passé qui, selon lui, ont été le facteur déterminant de la disparition des cités mayas, de la civilisation de l’Ile de Pâques, et de nombreuses autres civilisations. Il prédisait un effondrement analogue de la société actuelle, mais à une échelle globale cette fois.
Les réfutations nombreuses et solides dont cette théorie a fait l’objet [2] n’empêchent pas Pablo Servigne et Rafaël Stevens d’y adhérer. En même temps, leur démarche diffère de celle de Diamond : ils analysent la destruction environnementale actuelle, en déduisent un effondrement probable à court terme, s’interrogent ensuite sur ce que nous apprennent les civilisations passées et concluent par une série de considérations démographiques, sociologiques, psychologiques et politiques.
Cet ouvrage de « collapsologie » présente une autre différence avec celui de Diamond : alors que « Collapse » tentait d’effrayer le lecteur en décrivant l’effondrement comme une plongée dans la barbarie, allant jusqu’au retour du cannibalisme, ce livre-ci veut nous amener à « aller de l’avant, retrouver un avenir désirable, voir dans l’effondrement une formidable opportunité pour la société » (p. 233).
« Il est trop tard »
Ce plaidoyer pour une vision optimiste sur l’effondrement est bâti sur un double constat : le système industriel va dans le mur et « il est trop tard pour bâtir une véritable économie stable basée sur la soutenabilité ». Par contre, « il n’est jamais trop tard pour construire des petits systèmes résilients à l’échelle locale qui permettront de mieux endurer les chocs économiques, sociaux et écologiques à venir » (p. 237). En fait, c’est même tout ce qu’il nous resterait à faire.
Selon nos auteurs, en effet, il n’est pas seulement « trop tard », mais beaucoup, beaucoup, trop tard. Au point que « il est possible que, dans le grand silence du monde post-industriel, nous revenions à une situation bien plus précaire qu’au Moyen Age » (p. 255). La réalité est telle qu’il n’y a plus d’autre choix que se « débrancher » du « système industriel » pour ne pas être « entraîné dans sa chute ». Comme « peu d’habitants des pays riches savent manger, construire leur maison, s’habiller ou se déplacer sans l’aide du système industriel, tout l’enjeu consiste à s’organiser pour retrouver les savoirs et les techniques qui permettent de reprendre possession de nos moyens de subsistance » (p.241).
« Processus de deuil »
Pour Servigne et Stevens, le chemin à suivre vers ce « débranchement » est avant tout psychologique : il s’agit de « passer par un processus de deuil ». Cette « transition intérieure » (p. 235) nous permettra en fin de compte d’atteindre « l’étape de l’acceptation (de l’effondrement), indispensable pour retrouver un sentiment de reconnaissance et d’espoir » (p. 233). Une fois cette étape atteinte, nous serons prêt-e-s à rejoindre les réseaux de transition qui « grandissent à une vitesse qui n’a d’égale que le bonheur qu’ils procurent » (p. 234).
Qui, « nous » ? Nous tous et toutes ? Pas sûr… Les auteurs suggèrent assez nettement qu’une contraction brutale de la population mondiale est inévitable, voire nécessaire, à court terme. Ils citent trois sources : le rapport Meadows (« déclin irréversible et incontrôlé à partir de 2030 ») (p. 203), certains « collapsologues » qui prévoient une population mondiale entre « quelques millions à 1 ou 2 milliards en 2100 » (!) (p. 205), et un chercheur qui estime que, sans engrais azotés, « deux personnes sur cinq ne seraient pas en vie aujourd’hui dans le monde » (p. 206). Le livre semble donc indiquer que « l’étape d’acceptation » à atteindre implique aussi que nous fassions notre deuil de la possibilité d’éviter cette hécatombe…
La métaphore de la voiture
On l’aura compris : Servigne et Stevens s’assument comme des « catastrophistes »… mais des catastrophistes sereins, car ce qui s’effondre ne peut que s’effondrer et ne vaut pas la peine d’être maintenu.
Je ne discuterai pas ici leur tendance évidente à forcer le trait [3]. Je ne le ferai pas parce que l’essentiel, selon moi, est ceci : au-delà des exagérations, les auteurs ont raison de comparer le système actuel à un véhicule qui fonce vers un mur et accélère. Par contre, leur choix de sauter de la voiture en marche pour s’en aller faire du maraîchage en abandonnant les autres passagers à leur sort est extrêmement discutable.
Un autre choix possible serait de neutraliser le chauffeur fou pour écraser le frein, limiter les dégâts au maximum et ouvrir un débat de société sur le danger de ce genre de véhicule. Mais Servigne et Stevens n’y croient pas. Impossible, disent-ils, parce que « la stabilité du système-dette repose entièrement sur la croissance » : « Nous avons besoin de croissance pour continuer à rembourser les crédits, à payer des pensions, ou même à empêcher la montée du chômage » (p. 104). Selon eux, les logiques interdépendantes du système financier et du système énergétique basé sur le carbone nous verrouillent à la croissance, rendant ainsi l’effondrement inévitable. Même la décroissance est pour eux une « hypothèse irréaliste » (p. 192).
Vous avez dit « capitalisme » ?
Le problème n’est pas seulement que Servigne et Stevens ne croient pas que cette autre voie puisse se concrétiser : ils ne semblent même pas envisager qu’elle puisse exister. Dans leur métaphore, en effet, la voiture est comme un monstre mécanique sans chauffeur accélérant sa course sous l’effet de lois naturelles implacables.
Le gros problème, ici, est que les auteurs font comme si les lois de l’économie étaient aussi intangibles que celles de l’effet de serre, ou de l’acidification des océans. Cela apparaît très clairement dans la première partie de leur ouvrage, où ils traitent en parallèle de la crise sociale et de la crise écologique.
Un exemple parmi d’autres : comparant la courbe de la concentration atmosphérique croissante en gaz à effet de serre à une courbe exponentielle censée figurer la hausse future des prix du pétrole, Servigne et Stevens concluent que la seconde représente « un mur. Un mur infranchissable puisqu’il est bâti sur les lois de la thermodynamique » (p. 57).
Si cette manière de voir les choses était exacte, il n’y aurait effectivement guère d’autre solution que de sauter en marche en abandonnant celles et ceux qui refusent de voir la réalité… Mais elle est fausse : les prix de l’énergie et les dettes (publiques ou privées) ne sont pas régis par les lois de la physique mais par les lois sociales d’un mode de production déterminé : le capitalisme.
Celui-ci est le grand absent de l’analyse de Servigne et Stevens. Le mot « productivisme » n’apparaît qu’une fois dans l’ouvrage. Le mot « capitalisme » apparaît trois fois mais sans aucun contenu, presque par hasard, comme un objet perdu. Le lien entre ce système particulier et l’accumulation n’est même pas évoqué.
Technique et rapports sociaux
Servigne et Stevens posent brièvement la question au début de leur ouvrage : « pourquoi la voiture accélère-t-elle ? » Mais il n’apportent pas de réponse convaincante. Ils se contentent de noter que « certains spécialistes de l’Anthropocène datent le début (de cet emballement) au milieu du XIX siècle, lorsque l’usage du charbon et de la machine à vapeur s’est généralisé ». Puis ils louent « l’incroyable clairvoyance » d’une citation d’Henri Bergson qui dit que « La révolution qu’elle (la machine à vapeur) a opérée dans l’industrie a bouleversé les relations entre les hommes » (pp. 34-35).
Or, c’est inexact : il a évidemment fallu que les relations entre les êtres humains aient été bouleversées au préalable pour que la machine à vapeur soit utilisée à produire toujours plus de marchandises pour le profit, au lieu d’être utilisée à satisfaire les besoins en réduisant le temps de travail et la pénibilité du travail. La machine n’a fait que reproduire, approfondir et étendre sans fin un bouleversement social qui l’avait précédée [4].
En quoi consistait ce bouleversement ? Telle est la question à résoudre pour percer le mystère de l’accumulation forcenée qui ravage la planète depuis deux siècles. Il consistait en l’apparition du capital, c’est-à-dire du rapport social d’exploitation du travail (et des ressources naturelles) par des propriétaires concurrents qui avaient accaparé les moyens de production (à commencer par la terre) et se sont mis à acheter, en échange d’un salaire, la force de travail de celles et ceux qui en avaient été dépossédés.
Transition, anticapitalisme et « blockadia »
Pour conclure cette recension, je voudrais citer deux points sur lesquels je suis à la fois en accord et en désaccord avec Pablo Servigne et Rafaël Stevens.
Le premier : les auteurs ont raison d’écrire qu’il n’est plus possible d’éviter des catastrophes climatiques. Mais il est possible de les limiter sévèrement en expropriant les secteurs de la finance et des combustibles fossiles pour ré-instituer le bien commun. Les dettes publiques et les bulles spéculatives, en éclatant, ne causeraient alors aucun dommage, et la collectivité disposerait des moyens pour financer des transports publics, soutenir à grande échelle une agriculture organique de proximité et mener à bien des plans publics d’isolation des logements. Rien ne l’empêcherait en outre de supprimer les productions inutiles ou nuisibles, de réduire radicalement le temps de travail et de décentraliser l’économie pour la mettre sous le contrôle des collectivités.
Le second : les auteurs ont raison d’appeler à multiplier les initiatives de transition en soulignant que celles-ci « permettent de rassembler » (p. 241). C’est en effet le grand avantage de ces initiatives : elles créent du lien social et montrent concrètement qu’autre chose est possible, qui émancipe et donne du sens. Mais cela ne suffit pas et le risque existe que ce mouvement de la transition, malgré ses progrès, ne parvienne même pas à freiner la catastrophe, ce qui augmenterait encore le désarroi. C’est pourquoi il est nécessaire que les initiatives de base s’articulent sur une stratégie anticapitaliste d’ensemble incluant non seulement un programme écosocialiste mais aussi la mobilisation de masse contre les grands travaux d’infrastructure au service des fossiles (ce que Naomi Klein appelle « blockadia »). Curieusement, ce dernier aspect n’est pas non plus évoqué dans l’ouvrage de Servigne et Stevens.
Daniel Tanuro