Les enjeux de la crise coréenne sont si nombreux que les incertitudes sont grandes et les dangers de « dérapages non contrôlés » réels.
Une paix jamais signée
La guerre de Corée (1950-53) remonte à 65 ans – mais aucun traité de paix n’a été signé, seulement un armistice. La péninsule vit toujours officiellement sous état de guerre – une situation qui n’est pas formelle. Les Etats-Unis notamment espèrent toujours emporter une victoire qui leur a échappé le siècle passé.
Les péninsules occupent souvent une position géostratégique disputée ; c’est bien le cas ici. L’influence japonaise s’affirme à la fin du XIXe siècle, aux dépens de la Chine, militairement défaite par le premier impérialisme asiatique. En 1910, le pays est purement et simplement annexé par Tokyo. Il ne retrouve son indépendance qu’en 1945 avec la capitulation du Japon. Moscou et Washington ont alors décidé de désarmer eux-mêmes l’armée japonaise, créant deux zones d’occupation au nord et au sud du 38e parallèle.
Au sud, un influent comité nationaliste de gauche et communiste proclame la création d’une République populaire, s’opposant au gouvernement provisoire de Syngman Rhee que les Etats-Unis soutiennent. Ce combat est endogène ; il n’est « exporté » ni par Moscou ni par Pékin ni par Kim Il Sung. Washington riposte en instaurant un régime militaire à Séoul. L’armée US supprime les comités d’indépendance nationale en s’appuyant sur la police nippone, sur des fonctionnaires japonais et leurs collaborateurs coréens. En 1948, Syngman Rhee est élu président de la République de Corée (Corée du Sud). Des guérillas communistes résistent à l’établissement de son pouvoir dictatorial. La République populaire est à son tour proclamée en Corée du Nord – avec des élections clandestines organisées au Sud.
C’est dans ce contexte de guerre civile au Sud qu’éclate le conflit coréen en 1950. Il prend rapidement une dimension internationale. Sous le drapeau de l’ONU, les Etats-Unis engagent un puissant corps expéditionnaire. L’armée du Nord est refoulée jusqu’aux abords de la frontière chinoise. Pékin (qui souhaitait pourtant se consacrer à la reconstruction du pays) entre en lice, repoussant à son tour les forces US jusqu’aux 38e parallèle. Le front se stabilise et, en 1953, une zone démilitarisée de 4 km de large est constituée entre les deux Etats – devenant de fait l’une des plus riches réserves naturelles de la planète.
Ce que Philippe Pons appelle la « nébuleuse communiste » coréenne comprenait quatre composantes : la résistance intérieure, les exilés en Union soviétique, le groupe de Ya’nan ayant rallié le Parti communiste chinois et une unité de partisans opérant en Chine sans avoir intégré le PCC. Kim Il Sung dirigeait cette unité. Il n’est revenu en Corée du Nord qu’un mois après l’armée russe. Moscou a favorisé son ascension à la tête du nouveau régime, alors que sa fraction était très minoritaire à la direction du parti communiste coréen. Il n’est pas pour autant devenu leur homme lige. Au cours des années 50 et 60, il a consolidé à coup de purges sa mainmise sur le pouvoir. Les premiers sacrifiés furent les communistes de l’intérieur, éliminés à l’occasion de procès truqués. Les « pro-soviétiques » et les « pro-chinois » subirent plus tard un sort similaire. Le régime est devenu despotique, puis dynastique.
Une région en arme
Malgré le rapprochement sino-américain qui commence avec l’entrée de la République populaire de Chine au conseil de sécurité de l’ONU (1971) et le voyage de Nixon à Pékin (1972), les conditions n’ont jamais été réunies pour mettre définitivement fin à l’état de guerre dans la péninsule coréenne. Les Etats-Unis ont maintenu le dispositif militaire qu’ils avaient renforcé durant la guerre du Vietnam, particulièrement puissant en Asie du Nord-Est. La Chine ne voulait à aucun prix courir le risque, en cas de réunification de la Corée, de voir les forces US camper à ses frontières. Pas de solution, donc, à l’allemande, seulement un gel prolongé de la situation.
Par ailleurs, le régime nord-coréen ne s’est pas effondré, comme l’espéraient probablement des dirigeants américains ; et ce, malgré des crises sociales internes (famine dans la seconde moitié des années 90, pénuries…) ; l’implosion de l’URSS ; le ralliement au capitalisme de Pékin et le développement de ses liens avec la Corée du Sud ; la mort du grand leader (Kim Il Sung), puis de son fils ; les sanctions internationales ; les pressions exercées et les attaques très concrètes menées par Washington (guerre électronique)… Comme le note Philippe Pons, « s’il n’avait été que stalinien, il n’aurait pas survécu », malgré le recours à la terreur. La mentalité de forteresse assiégée lui aurait notamment permis de mobiliser un nationalisme / patriotisme, ethnique plus que politique, forgé sous l’occupation japonaise et de construire un « récit national » liant le passé récent à la résilience d’un « Etat-guérilla ».
L’intérêt de cette question est qu’elle permet de comprendre pourquoi la politique US a échoué, la menace permanente renforçant des mécanismes idéologiques de survie du régime. Pyongyang a par ailleurs tiré une leçon de l’actualité internationale : seule la possession de l’arme nucléaire protège efficacement un pays « ennemi » d’une intervention occidentale.
L’engrenage qui a suivi l’annonce du programme nucléaire nord-coréen aurait probablement pu être enrayé sur la base des accords négociés par Washington, à partir de 1994, sous la présidence de Bill Clinton ; mais ces accords ont été unilatéralement rompus par George Bush qui a, de plus, placé la Corée du Nord dans « l’axe du mal ». L’administration Obama a fondamentalement maintenu la même posture. Les grandes manœuvres aéronavales conjointes USA-Corée du Sud ont pour thème un débarquement ou des infiltrations au Nord. Tout un système de guerre électronique a été mis en place pour saboter à distance les programmes nord-coréens.
Une fenêtre d’opportunité s’est refermée avec la montée des tensions sinoétatsuniennes en Asie orientale. Toute la région est maintenant sur pied de guerre. En mer de Chine du Sud, Pékin a conquis l’initiative. Sept îles artificielles ont été créées sur lesquelles des installations militaires, pistes d’aéroports et bases de missiles ont été construites. Le programme d’armement chinois se développe et un second porte-avions vient d’être mis à flot, de fabrication entièrement nationale (la coque du premier avait été achetée à la Russie).
Dans ces conditions, les Etats-Unis tiennent d’autant plus à maintenir leur contrôle sur les détroits maritimes, grâce à la VIIe Flotte, ainsi que leur prédominance militaire en Asie du Nord-Est. Ils bénéficient d’un formidable réseau de bases en Corée du Sud, au Japon et à Okinawa notamment, et d’armées alliées (sud-coréenne et japonaise).
L’escalade se poursuit. Washington vient d’installer en Corée du Sud une base de missiles antimissiles THAAD, chargés officiellement de détruire des engins nord-coréens. Cependant, vu leur portée, les THAAD peuvent opérer sur une grande partie du territoire chinois. Ils neutralisent ainsi la force de dissuasion nucléaire de la Chine – qui prévoit en conséquence, pour la mettre à l’abri, de moderniser et déployer dans les océans ses sous-marins stratégiques.
Bien que censé n’avoir que des forces d’autodéfense, le Japon possède déjà la sixième flotte militaire au monde, comprenant notamment quatre porte-hélicoptères. Le gouvernement et le complexe militaro-industriel tentent de faire sauter les derniers obstacles politiques à un réarmement complet – y compris nucléaire – du pays, malgré une Constitution explicitement pacifiste et la force du sentiment antimilitariste dans la population.
Programme nord-coréen, bouclier antimissile US en Corée du Sud, expansion et modernisation de la capacité de frappe chinoise, projets de la droite militariste nippone… Le cycle infernal des provocations et contre-provocations a relancé la course à l’armement nucléaire en Extrême-Orient. Tous les régimes concernés en sont responsables et la question de savoir qui a tiré le premier coup de feu de la guerre de Corée n’a plus aucune importance face à un tel désastre.
La volonté de puissance
Le « facteur » Donald Trump ajoute une incertitude de plus à une situation déjà très dangereuse. Il a dérouté un porte-avion US et sa flottille pour les positionner au large de la Corée ; il souffle au fil de ses déclarations le chaud militariste et le froid diplomatique.
Deux données cependant sont particulièrement inquiétantes. Lors des cent premiers jours de sa présidence, Trump a accumulé des revers sur le plan intérieur, contré par les juges, les Etats, le Congrès fut-il Républicain. Il se heurte à une série de marches et mobilisations massives en défenses des femmes, des immigré.e.s, de la Terre, de la recherche scientifique, contre son programme fiscal... Il cherche à reprendre la main en invoquant les menaces extérieures, inversant pour se faire sa politique russe ou syrienne, affirmant la puissance de feu sans pareille des Etats-Unis, ordonnant des frappes spectaculaires en Syrie ou en Afghanistan pour montrer que les USA peuvent agir sans prévenir et sans consulter ses alliées…
Trump a par ailleurs constitué un gouvernement d’hommes d’affaires et de généraux. Il a promis un programme d’armement massif, mais son financement risque d’être à son tour remis en cause par le Congrès. L’état major et le complexe militaro-industriel s’en inquiètent. Invoquer sans relâche le danger nord-coréen est une façon de faire pression sur les parlementaires.
Le bombardement effectué en Afghanistan n’avait aucun sens sur ce théâtre d’opérations. Un réseau d’abris souterrains d’Al Qaida a été détruit, mais cette organisation n’est qu’une composante mineure du conflit. Le véritable ennemi, ce sont les talibans, qui ont probablement été confortés politiquement par la violence destructrice de l’attaque. Un « signal » international, y compris envers la Chine et la Corée du Nord, a certes été donné quant à la détermination US, mais il y a plus. La « mère des bombes », la plus puissante bombe au monde, n’avait jamais été utilisée. Tout armement doit cependant être testé en grandeur véritable.
C’est bien pour cela qu’en août 1945, Hiroshima et Nagasaki ont été nucléarisés : il fallait se dépêcher de comparer les effets de la bombe A basée sur de l’uranium enrichi and la bombe A passant par le plutonium avant que la capitulation du Japon ne soit officiellement annoncée – et tant pis pour la multitude des cobayes humains, pour une population civile anéantie et irradiée dans l’holocauste nucléaire.
L’armement doit être produit – et donc utilisé. Telle est la logique guerrière du complexe militaro-industriel.
Trump a des raisons que la raison diplomatique ignore. Il ne connaît rien du monde (si ce n’est des affaires) et ne demande pas leur avis aux ambassades ou aux services concernés de l’administration. Son action politique reste erratique ; depuis son élection, il a plus d’une fois brutalement changé d’orientation sur le plan international. Il est un facteur d’instabilité, d’imprévisibilité, et les alliés des Etats-Unis en sont conscients, au Japon comme en Corée du Sud ou en Australie. L’unilatéralisme des USA les inquiète. Ils savent que la Maison-Blanche peut prendre des décisions pour eux lourdes de conséquences sans même les consulter.
La parole aux peuples
Les raisons d’espérer ne manquent cependant pas. La population sud-coréenne a renversé après des mois de mobilisations géantes une présidence corrompue et un parti militariste. Elle opte, majoritairement, pour une politique de négociation plutôt que de provocation à l’égard du Nord. Des actions symboliques ont été menées, comme par ces quarante militantes féministes qui ont franchi ensemble la ligne de démarcation. Des manifestations se sont déroulées près de Seongiu, là où le bouclier antimissile THAAD est implanté, et se sont heurtées aux forces de police. Une coalition de mouvements s’oppose aussi à l’établissement d’une base navale dans l’île méridionale de Jeju.
Au Japon, la résistance civique à la remilitarisation du pays reste très profonde, malgré les tirs de missiles nord-coréens qui viennent s’abimer au large de l’archipel – malgré aussi une propagande constante de la droite radicale. A Okinawa, l’opposition aux bases militaires US ne faiblit pas.
Dans toute la région, l’idée fait son chemin que seule la démilitarisation de l’espace maritime permettra d’éviter la guerre.
L’enjeu des conflits en Asie orientale est très directement mondial. Des mouvements antiguerres devraient apporter leur soutien aux résistances asiatiques – en Europe, mais, plus important encore, aux Etats-Unis.
Pierre Rousset
Encart : Un livre de référence sur la Corée du Nord
Les éditions Gallimard ont publié un ouvrage de Philippe Pons, Corée du Nord. Un Etat-guérilla en mutation (2016, 710 p., 34,50 €). Une initiative particulièrement bienvenue tant ce pays est mal connu. L’auteur, journaliste au Monde, réside depuis des décennies au Japon et a effectué de nombreux voyages dans la péninsule coréenne des deux côtés de la ligne de démarcation.
L’objet de ce livre, nous dit Philippe Pons, est « d’essayer de comprendre pourquoi la Corée du Nord est ce qu’elle est devenue en cherchant à démonter les mécanismes de son régime et à l’inscrire dans une histoire afin d’en appréhender l’ancrage socioculturel, la dynamique et les mutations sociales en cours. Ce qui ne signifie pas, faut-il le préciser, ignorer une noire réalité… ». Ce faisant, l’auteur met à mal bien des lieux communs. C’est l’œuvre d’un historien attaché à l’étude des cultures (voir ses publications sur le Japon) et pas seulement d’un journaliste. Lecture chaudement recommandée à qui veut allez au-delà des clichés.
CHRONOLOGIE
1894-1895 : Première guerre sino-japonaise (victoire du Japon)
1904-1905 : Guerre russo-japonaise (victoire du Japon)
1910 : Annexion de la Corée par le Japon
1931 : Conquête de la Mandchourie par le Japon
1937-1945 : Seconde guerre sino-japonaise et Seconde Guerre mondiale
1945 : Libération de la Corée. Création de deux zones d’occupation au Nord (Russie) et au Sud (Etats-Unis). Guerre civile au Sud.
1948 : Proclamation de la République de Corée au Sud (Syngman Rhee) et de la République populaire de Corée au Nord (Kim Il Sung).
1950-1953 : Guerre de Corée.
1994 : Mort de Kim Il Sung. Son fils Kim Jong Il lui succède
1994-2001 : Accords visant à geler le programme nucléaire nord-coréen signés avec l’administration Bill Clinton aux Etats-Unis
2001 : Election de George W. Bush aux Etats-Unis. Rupture unilatérale des accords
2006 : Premier essai nucléaire souterrain en Corée du Nord
2009-2017 : Développement par Pékin d’un réseau de bases militaires en mer de Chine du Sud. En 2017, il devient opérationnel.
2009-2017 : Présidence Barak Obama aux Etats-Unis
2009 : Essai nucléaire nord-coréen
2011 : Mort de Kim Jong Il. Son fils Kim Jong Un lui succède
2012 - : Abe Shinzö, Premier ministre japonais
2013 : Crise des missiles. Essai nucléaire nord-coréen
2016 : Election de Donald Trump aux Etats-Unis (entrée en fonction en janvier 2017). Destitution de la présidente Park Geun-hye en Corée du Sud
2017 : Tirs de missiles nord-coréens. Installation du système de missiles antimissiles THAAD en Corée du Sud où des élections sont prévues en mai. Poursuite de la course aux armements dans la région. Etat de crise.