La crise actuelle qui ravage le Liban au risque de l’emporter est la dernière d’une longue série de « crises » qui n’en finissent pas de finir. Crise chronique, elle s’est engendrée - et s’engendre encore - en crises à répétition dont les causes prochaines remontent à l’irruption, contrainte et forcée, de la Résistance palestinienne sur la scène libanaise en 1969, pendant que ses causes directes remontent à l’assassinat de Hariri, mais surtout au retrait syrien qui s’en est suivi, lequel retrait devait entraîner le Liban enfin « libéré » dans cette crise qui l’afflige, l’épreuve de force conduite en termes extrêmes dans laquelle il s’est engagé depuis décembre 2006 n’en étant que la dernière expression. Elle se traduit, comme à son habitude, par une crise institutionnelle et constitutionnelle qui paralyse l’entièreté de l’Etat et de son Appareil, notamment ses organes principaux sans lesquels il n’y a point d’Etat : la Présidence de la République (arbitrage et représentation symbolique), l’Assemblée nationale (le Législatif) et le Conseil des ministres (l’Exécutif), sur fond d’une mobilisation populaire qui va crescendo de part et d’autre et d’une « petite guerre » de rues qui risque à chaque incident de s’embraser en guerre tout court, alimentée par une guerre des ondes et des médias, des discours et des images.
Mais si depuis 1969 le principe de cette crise n’a guère changé et qui, au plan interne, libanais, s’ordonne autour de la conquête de la ghalaba, les formes qu’elle a empruntées tout au long de son cours, ses modalités et ses enjeux ont varié selon les conjonctures (locales, régionales et mondiales) et les acteurs (locaux, régionaux et mondiaux) engagés.
Or donc tout aurait commencé en 1969, avec l’entrée en jeu, forcée et contrainte encore une fois, de la Résistance palestinienne sur la scène libanaise, entrée qui devait déstabiliser l’Etat, remettre en question sa configuration politique en frappant de plein fouet la ghalaba maronite, son ossature depuis l’indépendance, et engendrer ce faisant la première crise de souveraineté depuis 1958. Les Accords du Caire de novembre 1969, en consacrant l’extraterritorialité des camps palestiniens et la légitimité de l’action guerrière de la Résistance palestinienne contre Israël depuis le sud Liban, devaient précipiter la décomposition de la scène politique libanaise au point que l’intérieur de sa scène et l’extérieur des scènes régionale et mondiale devaient désormais se confondre toute frontière estompée. C’est ainsi que s’est constitué, par exemple, le « Fathland » : un « territoire palestinien » établi au sein du « territoire » libanais, avec le consentement d’une bonne partie de la population libanaise. Le Liban perdit alors tout semblant de souveraineté et s’ouvrit définitivement aux grands vents des turbulences de la géopolitique.
De 1969 à 1975 l’Etat libanais fut pris en tenaille par deux forces alliées. L’une, de nature « exogène », l’OLP, l’autre, de nature endogène : la montée en puissance de la ghalaba des musulmans, sous direction confuse parce que brouillée et manipulée par l’OLP. Par la force des choses, l’OLP - force régionale en guerre contre Israël, mais en lutte aussi sur le territoire libanais puisqu’elle devait se prévenir, dans son « territoire de substitution », contre l’Etat libanais cherchant à recouvrer sa souveraineté perdue - l’OLP donc ne pouvait que peser de plus en plus « lourdement » sur la vie politique libanaise, « s’emparant » (sic) de Beyrouth pour en faire sa capitale symbolique, ravissant à L’Etat ses attributs régaliens dont les plus importants : le « monopole de la violence » et le « Droit de paix ou de guerre ».
Tout aussi inquiétant : à cette déperdition de souveraineté correspondait, à l’intérieur, une montée en puissance des musulmans qui, forts de la Résistance palestinienne, remettaient en question la ghalaba maronite. La « petite guerre » de 73 révéla les limites d’une confrontation régulière opposant l’armée à la Résistance palestinienne, mais n’annula pas la volonté d’en découdre. De 1969 à 1975, le Liban se disposait à la guerre ... qui finit par éclater en cette matinée du 13 avril.
Si 1969 a inauguré la crise, la guerre qui commence en 1975 devait l’installer dans la durée et installer le Liban dans une scène brouillée par la multitude des acteurs qui l’ont investi et s’y télescopaient continuellement : à tour de rôle ou simultanément trois acteurs régionaux directement impliqués : l’OLP, la Syrie et Israël, une pléthore d’acteurs locaux d’inégale importance, et, à l’arrière plan, en stand by, les Grandes puissances.
L’apprentissage de la guerre fut rude. Chacune des « Grandes confessions » (Cf. Encadré 1) en lutte pour la conquête de la ghalaba apprenant à ses dépens qu’elle ne pouvait conclure cette lutte sans l’appui de l’extérieur, et même alors ! Aucune n’avait en propre, en puissance ou en acte, les moyens de sa ghalaba. Et dans la confusion entre l’extérieur et l’intérieur dans laquelle était plongé le Liban depuis l’éclatement de sa scène, chacune d’entre elles (ou en groupe), avait son « extérieur » qui n’était pas celui de l’autre et s’y opposait même : jamais elles n’ont eu, réunies au même moment, les mêmes alliés et les mêmes ennemis, pire, alliés et ennemis invertissant leur rôle, l’ennemi de l’un était obligatoirement l’allié de l’autre. Dès lors la conquête de la ghalaba et les luttes qu’elle suscite ne sont plus une affaire seulement intérieure, qui ne relèverait que de la politique intérieure et n’intéresserait que les Libanais, mais devient, conjointement, une affaire extérieure qui, si elle relève des acteurs intérieurs, relève surtout et pour l’essentiel des acteurs extérieurs. Disons, pour faire bref, que les manœuvres tactiques relèvent (ou peuvent relever) de l’intérieur à condition qu’elles s’inscrivent dans la stratégie dessinée à l’extérieur, par l’extérieur.
Les Accords de Taèf (1989) ont en quelque sorte suspendu la lutte de conquête de la ghalaba en la neutralisant, en la diluant. S’ils ont dépouillé la Présidence de la République (Maronite) de l’essentiel de ses pouvoirs, ils ne les ont pas transférés pour autant à une autre confession ; plutôt à une « institution », le Conseil des ministres qui certes présidé par un sunnite mais lequel n’a pas hérité en tant que tel des pouvoirs de la Présidence, c’est bien le Conseil des ministres comme organe de l’Exécutif qui en a hérite pour l’essentiel. Une ghalaba « disséminée » en quelque sorte au sein d’une institution.
L’intervention syrienne, notamment après le tournant des années 90, imposant elle-même sa ghalaba à tout le Liban désormais qu’elle avait les coudées franches (consensus international/régional, éradication ou neutralisation des autres acteurs régionaux : OLP, Israël...), gelait tout au long de sa présence, les luttes de ghalaba. L’arrivée de Hariri au pouvoir devait cependant, au début légèrement puis de plus en plus pesamment, modifier les règles syriennes du non jeu de la ghalaba dès lors qu’il cherchait à la reconquérir au profit de la Sunnite. Mais rétablir le « jeu » de la ghalaba c’est forcément faire appel à un « extérieur » autre que celui qui régnait sur le Liban en maître discrétionnaire. Cette dynamique de conquête que Hariri a réussi à impulser en jouant de sa stature internationale/régionale et de son empire financier s’est poursuivie sur sa lancée après son assassinat, précipitée par le retrait syrien qui a eu pour effet immédiat de « libérer » le « jeu » de la ghalaba, de le sortir de sous le boisseau, et ce faisant, de rendre la scène libanaise aux tourmentes de la géopolitique pour la rouvrir à ses grands vents.
La guerre de 1975 a eu aussi deux autres effets de taille qui devaient bouleverser à jamais la configuration de la scène politique libanaise et régionale, compliquer à dessein le « jeu » de la ghalaba au plan libanais et les « effets de système » au plan régional. En effet, la guerre a précipité l’émergence d’une nouvelle « Grande confession » libanaise, la Chiite, contemporaine de l’émergence de l’Iran en montée de puissance régionale ; tout comme elle a abouti à déclassifier les Druzes et les Maronites qui, au terme de la guerre, se sont découverts confessions « mineures » parmi les « Grandes » maintenant qu’ils avaient perdu leur couverture géopolitique, la France et les USA ayant fait défaut aux Maronites et l’implosion de l’URSS privant les Druzes de leur « protecteur ». C’est bien pour cela d’ailleurs que ces deux confessions, se segmentant, se sont ralliées, chaque segment pour son compte, à la ghalaba de l’une des « Grandes confessions » leaders : la Sunnite/la Chiite.
La crise actuelle vient précisément contrer la dynamique de conquête de la ghalaba initiée par les Sunnites (Hariri), et reprise par ses successeurs, non seulement pour des raisons « internes » au Liban (les luttes pour le pouvoir), mais tout autant sinon plus, pour empêcher que la prise du Pouvoir par la ghalaba sunnite (et leurs alliés) n’entraîne le Liban là où ses « protecteurs » mondiaux (USA/France, GMO...) veulent bien l’entraîner pendant que contrer cette dynamique, revient à suspendre ce positionnement pro-occidental pour convertir le balancier dans le sens du « protecteur » régional (Iran ou Syrie selon le cas). Divisé en deux camps bénéficiant l’un comme l’autre d’une légitimité populaire, l’une pour contraindre l’autre à renoncer à sa conquête de la ghalaba, l’autre pour venir à bout de cette pression et l’établir, le Liban se retrouve en deux Liban réels, dressés l’un contre l’autre et dont l’affrontement s’engage dans une impasse politique sans issue.
Une crise place devant des choix ; il arrive que ce soit des choix « impossibles ». Les Libanais ne semblent pas encore avoir appris l’art de prendre le parti des « choix impossibles » sans lesquels il n’y aura plus de Liban ; car Etat sans passé, le Liban risque de rester à jamais un Etat sans avenir.