Les manifestant·e·s ne dénoncent pas seulement les politiques économiques néolibérales du gouvernement et sa corruption, mais remettent en cause l’ensemble du système confessionnel et bourgeois libanais. Tous les partis politiques confessionnels qui le composent et dominent la vie politique depuis de nombreuses années sont visés par les manifestant·e·s, y compris le mouvement du Hezbollah.
La résistance de ce dernier à Israël lui a offert pendant longtemps une grande légitimité populaire. Mais au-delà de cette résistance, cette organisation est elle aussi soumise au poids du néolibéralisme et aux colères que celui-ci provoque dans les classes populaires du Liban qui formaient sa base sociale.
Le secrétaire général du parti, Hassan Nasrallah, a d’ailleurs critiqué le mouvement populaire dans un discours le vendredi 25 octobre, l’accusant de plonger le pays dans le chaos et laissant entendre qu’il pourrait être le produit d’un complot de gouvernements étrangers. Il a également dénoncé les appels à la chute du gouvernement et du président, appelant au dialogue avec les autorités, tandis que des membres du Hezbollah, associés à Amal, n’ont pas hésité à attaquer violemment des manifestant·e·s à Beyrouth et dans le sud du pays dans la ville de Nabatyié.
Le discours de Nasrallah et le comportement de membres du parti ont confirmé que le mouvement est devenu un soutien et défenseur essentiel du système confessionnel et bourgeois libanais. C’est pourquoi nous publions ici un extrait du livre de Joseph Daher publié l’an dernier aux éditions Syllepse.
Chapitre 3 – La structure de classe libanaise, le néolibéralisme et la mutation de la base sociale du Hezbollah
Comme nous l’avons indiqué dans le chapitre précédent, dans la période qui a suivi la guerre civile, l’influence croissante des hommes d’affaires sunnites s’est déployée dans différents secteurs de l’économie libanaise. La fraction chrétienne de la bourgeoisie a alors perdu beaucoup de son pouvoir au profit d’une fraction capitaliste sunnite qui bénéficiait de ses liens à l’étranger et de ses relations lucratives avec les communautés de la diaspora, en particulier dans le Golfe (Pearlman 2013:120-121). Aujourd’hui, les deux familles les plus riches au Liban sont sunnites : la famille Hariri (trois frères et une sœur) et la famille Miqati (deux frères) [1]. La somme de leurs fortunes est estimée à 14 milliards de dollars, soit 15% de la richesse privée du pays (Executive Magazine 2013).
Le secteur bancaire, par exemple, est composé de plus de 70 banques (Association of Banks in Lebanon 2014a), principalement gérées par des familles fondatrices (bien qu’elles ne soient pas toujours l’actionnaire majoritaire). Mais le secteur est largement dominé par 15 grandes banques [2], dont les dépôts sont supérieurs à 2 milliards de dollars. À la fin de l’année 2017, les actifs consolidés des 15 banques alpha ont atteint près de 232,98 milliards de dollars en 2017, soit environ 87% du total des actifs au Liban. Les bénéfices nets opérationnels cumulés des 15 banques alpha se sont pour leur part élevés à 2,40 milliards de dollars, en hausse de 6 % par rapport à fin 2016 (Hage Boutros 2018).
C’est la fraction chrétienne de la bourgeoisie qui domine la direction de ces banques, sans pour autant nécessairement en détenir la majorité des actions. Celles-ci sont souvent entre les mains d’acteurs étrangers. C’est le cas de la plus grande banque au Liban, la Audi-Saradar Bank qui est présidée par Raymond Audi et la troisième plus grande banque, la Byblos Bank, fondée par la famille Bassil.
Les fractions chrétiennes et sunnites de la bourgeoisie sont également présentes à travers de grands conglomérats familiaux dans d’autres secteurs tels que le commerce (importations et exportations) [3] et le développement/reconstruction dans l’immobilier. Cette répartition par secteur d’intérêts économique est liée à la forme du néolibéralisme discutée dans le chapitre précédent. Elle est également marquée par une forte interpénétration des sphères politiques et économiques avec ces grandes familles s’appropriant des positions de premier plan dans le commerce et au sein du gouvernement. Dans le secteur de la construction par exemple, H. Ashkar a mis en évidence, dans le Beyrouth d’après-guerre durant le processus de reconstruction, la présence d’une élite économique toujours plus active, issue du développement immobilier, sur la scène politique (Ashkar 2011:70).
Les principales associations de dirigeants économiques – l’Association des commerçants de Beyrouth, l’Association des banques libanaises, l’Association des industriels libanais et la Chambre de commerce et d’industrie de Beyrouth – sont également dominées par ces conglomérats [4].
Plus importants – mais toujours liés à la forme particulière de néolibéralisme au Liban – les flux entrants de capitaux étrangers ont participé au renforcement de la position des conglomérats chrétiens et sunnites. Le plus significatif ont été les investissements des pays du Conseil de coopération du Golfe, composé de l’Arabie saoudite, de Bahreïn, d’Oman, ainsi que du Qatar, des Émirats arabes unis et du Koweït (CCG). Environ 60 % des IDE (investissements directs à l’étranger) entre 2002 et 2007 étaient issus du CCG et consolidaient le lien entre le gouvernement libanais et la région du Golfe, (particulièrement sous la direction de Hariri). Plus de la moitié de ces investissements ont été dans l’immobilier et le reste dans le secteur bancaire et des services (Association of Banks in Lebanon 2012). En raison de ces IDE, les capitaux des monarchies du Golfe sont devenus des actionnaires majeurs des banques libanaises clés dont l’Audi Bank [5], Blom Bank [6] et le Credit Libanais [7]. Dans l’immobilier, Blom Investment Bank a estimé que la surface des terres détenues par les investisseurs du CCG est montée « à 2 millions de m2, contre 0,5 million en 2002, elle est en croissance permanente » (Blom InvestBank report 2010:11) [8].
À côté de ces flux de capitaux venus du Golfe, les relations entre le CCG et la bourgeoisie sunnite se sont également renforcées. Le plus clair exemple est la famille Hariri qui, comme Adam Hanieh l’a relevé « peut être considérée comme une sous-composante du capital du Khaleeji (Golfe) – son accumulation est centrée sur sa société de construction installée en Arabie saoudite, Saudi Oger, et ajoutons que la famille Hariri détient la nationalité saoudienne. Dans ce sens, la trajectoire néolibérale du gouvernement libanais – et la pénétration économique du pays par le capital du Khaleeji (les pays du CCG) – est directement liée à l’influence du CCG » (Hanieh 2011:160) [9].
Pauvreté et mixité confessionnelle au Liban
La domination politique et économique des élites sunnite et chrétienne ne s’est pas étendue, cependant, à toutes les couches de ces deux communautés. En effet, une des caractéristiques les plus frappantes de ces vingt dernières années a été une augmentation toujours plus forte de la pauvreté dans les zones à domination chrétienne et sunnite. Alors que Beyrouth et le Mont-Liban maintiennent leur position de centre de la croissance économique, les régions chiites précédemment marginalisées du sud du Liban, du sud de Beyrouth et de la vallée de la Bekka (même si cette dernière connait toujours des hauts niveaux de pauvreté) ne sont plus les plus pauvres régions du pays. La pauvreté est aujourd’hui la plus importante, dans les régions du nord du Liban, en particulier dans la ville de Tripoli et dans ses banlieues environnantes.
Une étude démographique, conduite par le Informational International, un centre de recherché basé à Beyrouth, a montré que le Liban comptait 4,80 millions de citoyens en 2011, dont 34,80 % étaient chrétiens et 65,10 % musulmans. La population chiite est concentrée dans la moitié nord de la Bekaa, Baalbeck et Hermel qui est à plus de 75% chiite, ainsi que dans le sud de Beyrouth et dans les villes du sud comme Bint Jbeil et Nabatieh. Les sunnites vivent principalement à Beyrouth et dans les régions du nord telles que Tripoli et Akkar, ainsi que dans la Bekaa centrale et dans la ville de Saïda au sud. Diverses communautés chrétiennes sont présentes à Beyrouth, au Mont-Liban, à Zahle, à Jezzine, et en plus petit nombre dans la Bekaa, dans le sud et dans le nord (Lebanese Election Data 2014).
Concernant la situation socio-économique de chaque région, de 1997 à 2005, les deux gouvernorats du Mont-Liban et du nord ont connu un relatif déclin dans leurs dépenses moyennes par habitant. Ce déclin a été, cependant, encore plus significatif dans le nord, essentiellement peuplé de sunnites, qui a vu une détérioration majeure de sa place dans la classification en termes de dépenses moyennes par habitant – en passant de la troisième place à la dernière en 2004-2005 (UNDP 2008b:16-17). Dans la même période, la croissance de la consommation par tête à Beyrouth a explosé avec un taux de 5 % annuel, en raison des investissements et du fort taux de création d’emplois après 1997. De même, dans les régions peuplées en grande majorité de chiites comme Nabatieh, la Bekaa et le sud, la croissance du taux des dépenses de consommation était autour de 4 % plus élevé que la moyenne nationale (UNDP 2008b:17). En revanche, le Mont-Liban et le nord ont connu une croissance en dessous de la moyenne nationale, avec un taux de croissance insignifiant de 0,14 % pour le nord (UNDP 2008b:17). Le gouvernerat de Nabatieh, peuplé en grande majorité par les chiites, a lui bénéficié, entre 1997 et 2004, du taux de croissance par tête de la consommation privée le plus élevé du pays avec un taux de 5,82 % (UNDP 2008b:46). Cette croissance est probablement liée aux transferts de fonds de travailleur·euses à l’étranger et au fort réseau de soutien non-gouvernemental à la reconstruction (qui sera discuté dans le chapitre suivant) (UNDP 2008b:46).
En 2005, c’est à Beyrouth que la consommation par habitant était la plus élevée (plus de 150 % par rapport à la moyenne nationale) mais elle était la plus faible dans le nord à dominante sunnite (75 % de la moyenne nationale) (UNDP 2008b:46). Ces chiffres illustrent bien le nouveau foyer de pauvreté que représente le nord (un taux de pauvreté de 52% en utilisant le seuil de pauvreté supérieur et de 17,5% en utilisant le seuil de pauvreté inférieur) (UNDP 2009:151). Le nord compte 20,70 % de la population libanaise, mais 46% de la « population en extrême pauvreté » et 38 % de la population pauvre, des chiffres qui additionnent des populations très pauvres et modérément pauvres (UNDP 2008b:48). Dans le même temps, la « population extrêmement pauvre » de Beyrouth représente que 0,87% des habitants, 18,90% au Mont-Liban, 17,16 % dans la Bekaa, 15,38% dans le sud et 1,62 % à Nabatieh (UNDP 2008b:111).
Les ménages dans le nord ont quatre fois plus de chance d’être pauvres en comparaison avec ceux qui vivent à Beyrouth. De plus, il y a de substantielles différences de pauvreté au sein du gouvernorat du nord : la ville de Tripoli et la région d’Akkar, principalement peuplées de sunnites, ont les plus hauts taux de pauvreté, avec une extrême pauvreté touchant 20,60 % de la population à Akkar et 23,17% à Tripoli, et un taux global de pauvreté de 62,98 % et 56,72% respectivement (UNDP 2008b:48). Les conditions générales économiques et de l’emploi à Akkar se sont particulièrement détériorées en raison de la guerre avec Israël en 2006 et plus tard, à l’été 2007, avec la destruction du camp de réfugiés palestiniens de Nahr Al-Bared [10]. En revanche, les régions de Koura, Zgharta, Batroun et Bchar, essentiellement peuplées de chrétiens, connaissent de relativement faibles niveaux de pauvreté avec 24,70 % de pauvreté globale et 4,50 % d’extrême pauvreté (UNDP 2008b:48).
En termes d’infrastructures et d’activités économiques, les différences sont également significatives. Selon l’Administration centrale des statistiques, on comptait seulement 17 000 établissements [commerciaux] dans le gouvernorat du nord du Liban, comparés au 73 000 au Mont-Liban et 72 000 à Beyrouth (Abou Zaki 2012a). Beyrouth et le Mont-Liban sont également les principaux centres du tourisme et 75% des hôtels sont situés sur leurs territoires (ministère du tourisme 2004, UNDP 2009:129). De plus, si Beyrouth et ses banlieues représentent 38 % de la population totale du Liban, elles abritent 70 % de toutes les banques commerciales du Liban et bénéficient de plus de 80% des prêts bancaires (Nasnas 2007:46). À l’opposé, la part d’emprunts bancaires accordés au secteur privé dans la ville du nord de Tripoli n’excède pas 2 à 3 % de cette totalité (Abou Zaki 2012a).
De plus, le Liban-Nord n’accueillait en 2015 que 7 % du nombre de sociétés en activité dans le pays, pour un total de près de 2 000 selon l’Association des industriels libanais. Une proportion largement inférieure à celle du Mont-Liban (65 %) pour des superficies équivalentes, tandis que la région de Beyrouth accueille à elle seule 12 % du total. À la fin septembre 2017, 53 % des 630 000 personnes en âge de travailler au nord du Liban étaient sans emploi, selon un rapport de la Banque mondiale (Hage Boutros 2017).
Ces chiffres montrent que les régions les plus appauvries sont désormais plus concentrées dans des zones à majorité sunnite du nord [11] plutôt que dans les régions chiites de la banlieue sud de Beyrouth et du Sud-Liban précédemment exclues. Sur les deux dernières décennies, les régions à majorité chiite sont sorties d’une position de marginalisation et d’une situation de pauvreté. Une situation nouvelle dans laquelle leur poids politique et social s’est renforcé, alors que les zones du nord, principalement constituées de populations sunnites, ont vu leur situation se détériorer.
Néanmoins, les inégalités, comme dans le reste de la société libanaise, restent importantes dans les zones peuplées de chiites. Ceci peut être observé à travers les forts taux de pauvreté à l’intérieur des régions pour ces territoires où les chiites constituent une forte majorité de la population : dans la région de Baalbek-Hermel, où vivent plus de 70% de chiites, le pourcentage des seuils de pauvreté inférieurs et supérieurs de la population était, en 2005, respectivement de 13,40 % et 32,54% ; à Tyr (où environ 84% de la population est chiite). Ils et elles étaient 8,96% et 36,41% respectivement (UNDP 2009:147) ; à Nabatieh (plus de 95% de chiites) ils et elles étaient 1,05% et 11,37 % respectivement (UNDP 2008b:110 ; Lebanese Election Data 2014). Ces chiffres montrent que la pauvreté reste forte dans les zones chiites, malgré le fait que la position de la communauté, s’est améliorée relativement par rapport aux autres. On assiste donc un approfondissement d’une différenciation sociale dans la population chiite.
La polarisation de la richesse au sein de la population chiite peut être observée à Dahiyeh, un fief du Hezbollah et composée par une majorité d’habitants chiites (environ 80 % de ses 750 000 habitant·es) (Wehbe M. 2013b). Le journaliste Muhammad Wehbe a décrit ainsi les inégalités sociales croissantes à Dahiyeh :
La sur-population met la pression sur les services publics et les infrastructures, qui se traduit de plus en plus par des initiatives individuelles illégales comme l’usage de générateurs électriques ou de réservoirs d’eau. Les pauvres vivent à côté de la classe moyenne et supérieure, dans une même zone géographique peuplée d’habitants de même confession. Peu de choses ont changé dans la banlieue et le taux de criminalité augmente. Les enfants des parents, qui étaient venus à Dahiyeh à la recherche de sécurité et de revenu, quittent maintenant le Liban en quête d’un emploi décent. Ce tableau montre les nombreuses contradictions de classe derrière les murs de chaque confession religieuse. Dans le quartier de Hay Al-Sellom à Dahiyeh, d’onéreux SUV partagent la route avec de petites voitures, des taxis ou des motocyclettes. À Haret Hreik et Hay Al-American (le quartier des Américain·es), également à Dahiyeh, il n’est pas difficile de trouver des magasins à louer pour 3 000 dollars par mois, alors que dans d’autres endroits dans la banlieue sud comme Souk Al-Jammal à Shiah et Souk Al-Burj, les locations n’excèdent pas les 600 dollars… La différence du prix d’un mètre carré dans une zone de construction entre Hay Al-Sellom et Haret Hreik peut atteindre 30 %. De la même façon, un appartement à Hay Al-American peut coûter plus de 500 000 dollars comparés aux 170 000 dollars maximum d’un appartement à Hay Al-Sellom (Wehbe M. 2013b).
Le directeur du CCED, Abd Al-Halim Fadlallah, a classifié les résident·es de Dahyeh comme regroupant différents secteurs des classes moyennes, y compris basses et supérieures (Wehbe M. 2013c), et d’autres ont pu parler de la montée d’une « classe moyenne chiite » qui, après l’accord de Ta’if, s’est étendue aux alentours de Dahiyeh (Mohsen 2012). Cette classe moyenne montante s’est incarnée, selon le journaliste Ahmad Mohsen, dans « un mouvement vers le haut, non seulement physiquement, avec le boom de la construction, mais aussi économiquement et socialement. Ceci a encouragé les investisseurs à mettre en place des infrastructures qui convenaient à cette nouvelle classe émergente dans les marges des changements qui ont eu lieu dans la période Hariri » (Mohsen 2012). En outre, dans la foulée de la libération du sud en 2000 de l’occupation israélienne, les investissements privés et les projets de développement immobilier privilégiant les consommateurs moyens et élevés se sont multipliés à Dahiyeh (Deeb et Harb 2013 : 53). En d’autres termes, cette zone n’est pas simplement une zone de bidonvilles pauvres telle qu’elle est souvent présentée, mais plutôt un indicateur de plus en plus significatif des changements de classe et de la différenciation au sein de la population chiite elle-même.
Selon une estimation, Dahiyeh captait plus de 30 % du pouvoir d’achat domestique libanais (Wehbe M. 2013c). Les zones d’activités commerciales se sont développées à la suite de la guerre de 2006. Une étude menée par Lara Deeb et Mona Harb, publiée en 2009-2010, sous le titre « les activités culturelles de la jeunesse arabe », a montré que 60% des cafés et des restaurants de Dahiyeh ont ouvert entre 2006 et 2008 et selon certains banquiers, le nombre de succursales bancaires est passé de 64 en 2009 à plus de 100 en 2013 (cité par Mohsen 2012).
En résumé, les deux dernières décennies ont vu l’émergence d’une couche de la population chiite qui a acquis une position importante dans la structure de classe du Liban. Pris dans son ensemble, les chiites ont été marqués par une polarisation exacerbée de la richesse entre cette couche – qui a profité des réformes néolibérales et du recalibrage de système confessionnel après l’accord de Ta’if– et les couches plus pauvres de la population qui habitent les banlieues du sud de Beyrouth, la Bekaa et le sud. Le prochain paragraphe explore en détail la composition de cette fraction chiite émergente de la bourgeoisie et de sa relation avec le Hezbollah.
Cartographie de la fraction chiite de la bourgeoisie
Comme nous l’avons souligné dans le chapitre précédent, un des traits particuliers de la réforme néolibérale au Liban a été l’accent mis sur la libéralisation des entrées de capitaux, particulièrement dans l’objectif d’une reconfiguration de l’espace urbain par de nouvelles habitations, des développements touristiques et des projets de construction. Un grand nombre de ces projets a concerné des zones majoritairement chiites dans le grand Beyrouth et le Sud-Liban sous le contrôle du Hezbollah. Ces opérations de construction ont été soutenues financièrement par des fonds parallèles à ceux de l’État, qui ont bénéficié de l’expansion des investissements de la diaspora chiite libanaise vivant en Afrique, en Amérique du nord et du sud (Nasr 2003:155). La fraction chiite émergente de la bourgeoisie s’est inscrite dans ces flux de capitaux, qui les ont utilisés comme moyen de multiplier ses opportunités d’accumulation.
Nabih Berri, avec la montée du mouvement Amal analysée dans le chapitre précédent, a joué un rôle déterminant dans ce processus dans la période d’après guerre civile. Fawaz Traboulsi a succinctement décrit ce rôle :
Berri avait besoin du poste (président du parlement) pour défendre certains intérêts économiques, en particulier ceux des secteurs de l’immobilier, de la banque, du commerce et d’autres secteurs d’intérêts de la diaspora chiite en Afrique et dans le Golfe. Pendant la guerre civile, Berri avait créé ce qui se nommait la « compagnie de holding chiite », et lorsque les combats obligèrent la fermeture du centre commercial de Beyrouth et que l’activité économique se divisa entre Jounieh et Kaslik dans Beyrouth-est et les rues Hamra et Verdun dans Beyrouth-ouest, Berri supervisa lui-même une nouvelle zone immobilière à Ain El-Tineh et Verdun qui était le second lieu le plus important d’investissement africain (en d’autres termes issus de pays d’Afrique subsaharienne)
après celui de Mazraa. Après la guerre civile de 1975-1989, il controla la Intra Invest Company (IIC) et la Finance Bank à travers son président Hassan Farran, ainsi que les projets d’infrastructures dans le sud (Traboulsi 2014:71).
Un des signes de la présence de cette fraction chiite de la bourgeoisie en plein développement est sa représentation plus importante dans les associations des milieux d’affaire. Comme Baroudi (2000:92) l’a noté, le nombre de membres représentant cette fraction n’avait jamais eu, avant la guerre civile, plus de 2 sièges sur 24 au bureau de la Jam’iyyat Tujar Beirut (association des négociants de Beyrouth). Ce nombre doubla en 1998, suite aux négociations entre Rafiq Hariri et Nabih Berri (chef du Amal) avec des membres chiites choisis par des marchands chiites en collaboration avec Tajamu’ al-Iqtisâdiyyin al-LubnâniyyinI (association des économistes libanais) à dominante chiite (Baroudi 2000:92). Le nombre de membres de la fraction chiite de la bourgeoisie dans l’association des négociants de Beyrouth-est est resté inchangé jusqu’à aujourd’hui (Beirut Traders Association 2014).
À la Chambre de commerce, de l’industrie et de l’agriculture de Beyrouth et du Mont-Liban, la représentation de la fraction chiite de la bourgeoisie au conseil d’administration est passée de 11 % avant la guerre civile à 21% après (Baroudi 2000:96). Les membres musulmans du conseil sont répartis équitablement entre sunnites et chiites. Au sein du bureau de l’Association des industriels libanais, il y a désormais une parité entre chrétiens et musulmans, alors qu’en 1975, elle était composée de deux-tiers de chrétiens et d’un tiers de musulmans (Baroudi 2000:96) [12]. La représentation de la fraction chiite de la bourgeoisie était de 5 membres contre 2 en 1988 et aucun en 1975 (Association of Lebanese Industrialists 2014).
La seule association économique qui n’a pas été touchée par ces changements est l’Association des banques libanaises, qui a été fondée en 1959 et a eu, jusque dans les années 1990, une large majorité de chrétiens dans son conseil d’administration, reflet de la domination des chrétiens sur le secteur bancaire du pays. Cependant, après l’accord de Ta’if, la représentation au conseil d’administration a été rééquilibrée entre les chrétiens et les musulmans. Quatre sunnites dominaient, cependant, la représentation de la communauté musulmane, alors qu’il n’y avait qu’un seul chiite et un seul druze (Baroudi 2000:98). En 2014, le représentant chiite était Tanal Sabah, président de la Lebanese Swiss Bank (Association of Banks in Lebanon 2014b). Cette faiblesse de la représentation chiite montre le caractère spécifique de la formation de classe de la communauté chiite (voir plus bas pour plus de détails), particulièrement son absence dans le secteur bancaire commercial ; en effet, les quatre banques les plus importantes contrôlées par des chiites sont la Lebanese Swiss Bank, détenue par Tanal Sabah, la Middle East and African Bank (MEAB), détenue par la famille Hejeij, la Fenicia Bank, détenue par le Achour Group et le Jammal Trust Bank (JTB) dont le propriétaire est Anwar Ali Jammal.
Une analyse détaillée confirme ces tendances. En annexe de cet ouvrage, on trouvera une vue d’ensemble des sociétés et personnalités chiites clés qui constituent un important segment de cette bourgeoisie. Les groupes listés ont été choisis pour leur représentation dans les associations économiques indiquées plus haut et à l’aide des entretiens avec des analystes financiers au Liban. Trois caractéristiques saillantes apparaissent dans ces données :
Premièrement, ces groupes d’affaires sont centrés autour de deux principales activités – la construction / l’immobilier et le commerce d’importation/exportation. La Shar Metal Company (SMC) en est un exemple. Détenue par la famille Shahrour, la SMC est la plus importante société d’exportation de métaux ferreux et non ferreux et de transformateurs au Moyen-Orient ; elle est donc un bon exemple de comment la libéralisation du commerce a contribué à soutenir le développement des activités commerciales chiites. Le PDG de la SMC, Fadi Ali Shahrour, a vigoureusement appuyé, en tant que vice-président de l’Association des négociants de Beyrouth depuis 1998, la réforme néolibérale au Liban ; il est également proche de Nabih Berri [13]. La famille Shahrour a réalisé d’importants investissements dans plusieurs secteurs de l’économie libanaise dont le commerce, l’industrie et l’immobilier (March 14 2010 ; Shar Metal Company 2013 ; Metal Bulletin Company Database 2013). Dans le secteur de l’immobilier, le groupe Jaber constitue un exemple d’un important conglomérat contrôlé par des chiites. Le groupe a construit de nombreux appartements de luxe au centre de Beyrouth et détient également des parts dans trois chaînes d’hôtels. En plus de ces activités de développement immobilier, Jaber produit et exporte les bouteilles de gaz LPG (Jaber Group 2013). Un membre de la famille Jaber, Yassin Jaber, a été ministre de l’économie et du commerce extérieur entre mai 1995 et novembre 1998. À ce poste, il a soutenu la libéralisation du commerce entreprise par le gouvernement Hariri (Baroudi 2001:89).
Une autre importante caractéristique de ces nouveaux conglomérats chiites est leurs connexions internationales. Alors que ces groupes sont largement basés au cœur des zones sous influence du Hezbollah – Dahiyeh, la vallée de la Bekaa et le sud du Liban – ils entretiennent de forts liens avec les communautés chiites de la diaspora (en particulier en Afrique). Pearlman a très bien décrit ce phénomène :
Une longe histoire de migration lie le Sud-Liban à l’Afrique, où les économies en voie de développement, le peu de concurrence et la faible régulation ont permis à des migrants entrepreneurs de réaliser de gros profits avec peu de qualification. Les observateurs ont noté que malgré l’éloignement de ces pays africains de destination, les émigrés maintiennent des relations étroites et reviennent plus souvent au Liban que d’autres émigrés en Europe ou dans les Amériques. Certains sont retournés dans le sud du Liban comme de « nouveaux riches » où ils ont acheté des terres et construisent des entreprises commerciales… Les émigrés investissent également des capitaux dans les banques, les industries, l’immobilier et d’autres secteurs. Dans plusieurs villes ou villages négligés par l’État, les migrants revenus ont assuré la direction de leur développement socio-économique (Pearlman 2013:117).
Ces liens avec la diaspora chiite ont ouvert de nombreuses opportunités à la bourgeoisie chiite intérieure émergente. En effet, l’engagement chiite dans le secteur financier est largement le produit de ces relations avec la diaspora. Tant la JTB que la MEAB, à l’origine basées en Afrique où les milieux d’affaires chiites sont prospères, ont ouvert des banques pour fournir des services aux communautés expatriées et aussi financer le commerce avec le Liban lui-même.
L’ancien propriétaire de la banque MEAB, Kassem Hejeij, a fait l’objet, en juin 2015, de sanctions du Trésor américain en raison d’allégations de « soutien aux opérations financières et activités terroristes du Hezbollah ». Il a été accusé d’entretenir des « liens directs avec des éléments organisationnels du Hezbollah ». En plus de son soutien à Adham Tabaja (voir plus loin, membre du Hezbollah et PDG du groupe Inmaa) et ses sociétés en Irak, Hejeij a aidé à l’ouverture de comptes bancaires pour le Hezbollah au Liban et accordés des crédits aux sociétés acquises par le mouvement. Hejeij a également investi dans des infrastructures que le Hezbollah utilise au Liban et en Irak (U.S. Departement of the Treasury : 2015). Hejeij a été sanctionné à titre personnel, mais la banque n’a pas été mentionnée. Il a, cependant, démissionné de son poste malgré ses dénégations et son fils Ali Hejeij est, depuis, devenu le nouveau président de la banque.
Ces trois caractéristiques de la fraction chiite émergente de la bourgeoisie – une présence dans l’immobilier et le commerce, une relative faiblesse dans le secteur financier, et des liens forts avec les populations de la diaspora chiite – se sont accentuées avec les politiques économiques soutenues par le Hezbollah dans ses zones d’influence. Une majorité des sociétés listées dans l’annexe de cet ouvrage, par exemple, ont leur siége dans les municipalités contrôlées par le Hezbollah, comme Ghobeyri. Dans ces zones, ces entreprises ont bénéficié de ce redéveloppement urbain libéral discuté dans le chapitre précédent. De plus, les représentants ministériels du Hezbollah ont promu des politiques économiques, notamment concernant le commerce, qui ont facilité les activités et l’accumulation d’opportunités de ces conglomérats contrôlés par des chiites. En outre, le Hezbollah a également renforcé ses liens avec la diaspora chiite, particulièrement en Afrique où il propose des prêts à de jeunes entrepreneurs pour créer leur société (Leichtman 2010:281).
Même si les principaux leviers de l’économie libanaise restent sous le controle des conglomérats des fractions sunnites et chrétiennes de la bourgeoisie, l’émergence d’une fraction chiite est un développement marquant qui est parallèle à la montée du Hezbollah en tant que force politique.
Le développement économique du Hezbollah
À côté de ces conglomérats chiites privés, une autre caractéristique importante de l’activité économique au Liban est l’importance croissante des entreprises sous l’influence directe du Hezbollah. Déjà au début des années 1990, Mona Harb (1996) avait noté que les associations et les organisations liées au Hezbollah traitaient souvent avec des cabinets privés d’architectes dont les responsables étaient des sympathisants du mouvement islamique. L’universitaire libanais Fawaz Traboulsi (2014:48) a lui expliqué qu’une base majeure du soutien du parti repose sur les hommes d’affaires chiites qui ont profité de la guerre civile ou d’activités commerciales dans la diaspora, ainsi que de la classe moyenne supérieure éduquée liée aux opportunités offertes par la migration.
Dans la liste des conglomérats en annexe, nous observons que ces sociétés se concentrent dans la construction et l’immobilier ainsi que dans le tourisme et le secteur des loisirs à destination d’une classe moyenne chiite en expansion [14]. Dans de nombreux cas, ces sociétés sont engagées dans de réels développements immobiliers qui visent les migrants chiites prospères qui se sont installés loin du Liban comme dans le Michigan ou en Australie (Beydoun 1989, Pearlman 2013). Le sud du Liban en particulier a connu un réel boom du marché immobilier qu’un rapport a décrit de la manière suivante « village après village, de villas aux allures de palace », bien que « beaucoup [étaient] vides » (Integrated Regional Information Networks (IRIN) 2013). La plupart de ces villas ont été construites par des Libanais de la diaspora comme des témoignages de leurs succès à l’étranger (Pearlman 2013:123). Le Hezbollah est bien conscient du pouvoir économique de cette fraction chiite de la classe moyenne montante ainsi que le montrent les mots utilisés par un membre important du parti interviewé par Mona Harb et Laura Deeb : « Nous sommes un puissant mouvement de consommateurs qui attirent de gros investisseurs » (Deeb et Harb 2013:55).
Quatre sociétés sous le controle direct du Hezbollah fournissent une excellente illustration de ces tendances. La première est Tajco, une société immobilière détenue par un homme d’affaires chiite Ali Tajjedine. La famille Tajjedine est active depuis plusieurs années dans l’immobilier, l’exportation de diamants, les supermarchés et l’industrie alimentaire en Angola, en Gambie, en Sierra Leone et au Congo [15]. Ali Tajjedine est un ancien commandant militaire du Hezbollah qui a travaillé dans le commerce et l’immobilier dans ces pays avant de devenir propriétaire de Tajco (Traboulsi 2014:90). Une des principales missions de Tajco est d’agir comme intermédiaire pour le Hezbollah dans l’achat de terres ; elle est aussi engagée dans des activités d’ingénierie civiles et de construction [16]. En 2007, Tajco a acheté une ferme 2,20 millions de m2 près des villages de Rayhan et Al-Qatraneh, non loin de la ville de Jezzine (Farrel 2012) qui a accuelli une nouvelle communauté appelée Ahmadiyeh, avec des logements et des magasins entourant une carrière de pierre appartenant à Tajjedine (Blanford 2007a). Le futur ministre et membre du Hezbollah, Hussein Hajj Hassan avait déclaré que ce développement répondait à la « croissance naturelle » de la population chiite libanaise et renforce la « résistance » contre Israël (Williams 2007). Tajjedine a également acheté des terres à Dalhamiyeh, dans la vallée de la Bekaa, dans le but de lancer d’autres projets résidentiels (Farrel 2012).
La seconde entreprise de construction importante liée au Hezbollah est le groupe Al-Inmaa, qui s’est occupé de la construction de nombreux projets du Hezbollah. L’un des partenaires de la société est Amin Chirri, membre du Hezbollah et député au parlement entre 2005 et 2009 (Deeb et Harb 2013:71). Inmaa se définit elle-même comme une « société d’ingénierie et de construction et un groupe leader en investissement au Liban » (Al-Inmaa Engineering and Contracting 2013a), et emploie 1 200 salariés répartis dans différentes branches. Ses projets sont concentrés dans des régions peuplées de chiites, particulièrement à Dahyeh (notamment Bir Hassan, Haret Hreik, Shiah) et dans le Sud-Liban. Parmi ses filliales, Al-Inmaa Engineering and Contracting qui opère au Liban et en Irak, ainsi que Al-Inmaa for Entertainment and Leisure Projects au Liban. Lara Deeb et Mona Harb (2013:88) ont expliqué que la société a commencé ses activités au début des années 1990 par la construction de complexes de logements à des prix relativement accessibles à Dahyeh puis s’orienta progressivement vers des constructions de résidences de moyennes et hautes gammes pour une clientèle plus aisée.
Les liens étroits entre al-Inmaa et les structures politiques du Hezbollah sont confirmés par le PDG lui-même, Adham Tababja (Janoubia 2012), qui a également été maire de la municipalité de Kafr Tabnit et est membre du Hezbollah (Bint Jbeil 2010 ; Nejm 2010). Il a fait l’objet de sanctions du département d’État du Trésor américain pour ses liens avec le Hezbollah (US Department of Treasury 2015). Six autres individus ont été ciblés par des sanctions américaines en février 2018 parce qu’ils étaient liés à Adham Tabaja et à sa société, Al-Inmaa Engineering and Contracting. Les officiels américains ont décrit Tabaja comme l’un des cinq premiers financiers du Hezbollah. De plus, Tababja est le vice-président du club de football al-Ahed (Al-Akhbar 2011), qui est sponsorisé par le Hezbollah (Daher 2014:170) et un actionnaire du groupe Lebanese Media Group, société mère de la télévision al-Manar et de la radio al-Nour du Hezbollah (voir le chapitre suivant pour une description de ces groupes de médias) (Wikileaks 2009). Le directeur du groupe Al-Inmaa au Sud-Liban est Ali Tababja, qui est également le président de l’Association des sociétés de restaurants, parcs et de tourisme dans le Sud (Al-Ainin 2008) et le vice-président de la Fédération libanaise des syndicats pour le tourisme (Itihâd Al-Wafâ`:2014). Mona Harb et Lara Deeb (2013:88) pensent également que ses relations de parenté avec les membres du Hezbollah ont facilité, depuis des années, les contrats emportés par la société et aidé à sa croissance.
Le niveau d’activité dans le secteur de la construction du groupe Inmaa et son implication dans la refonte de l’espace urbain dans les zones contrôlées par le Hezbollah peuvent être observés dans son portefeuille de projet. À Dahiyeh, le groupe a construit un parc de loisirs (Fantasy-World) qui comprend des restaurants, des coffee-shops et vise une clientèle pieuse. Le maire Hezbollah de Ghobeyri a participé à la planification et facilité la procédure juridique du projet (Deeb et Harb 2009:199). Inmaa a également construit des restaurants, des hôtels et de centres de loisirs dans le quartier de Bir Abed (Family house), Saïda (World of Joy), Tyr (City of Joy), Hadath (New Land), Baalbek (restaurant al-Rawabi), Bint Jbeil (Family Park) et Nabatieh (Joy) (Al-Ainin 2008). Ces projets incluent des gymnases, des piscines, des saunas et des salles de massage (Deeb et Harb 2008). Dans la ville de Taybe à Baalbek, Inmaa a construit un centre touristique estival pour attirer les familles religieuses en vacances (Le Thomas 2012b:290). La compagnie a également construit l’école Mehdi à Hadath (Al-Inmaa Engineering and Contracting 2013b) contrôlée par le Hezbollah, l’immeuble de la radio du Hezbollah, la radio al-Nour à Haret Hreik (Al-Inmaa Engineering and Contracting 2013c) et de nombreux immeubles de résidence. Inmaa a pris part à des projets internationaux, dont le restaurant Maxime à Dubaï (Al-Inmaa Engineering and Contracting 2013d) et un projet de grosse envergure de construction pétroliére en Irak à travers ses branches irakiennes d’Al-Inmaa Engineering et Contracting (US Department of Treasury 2015).
Une autre importante entreprise liée au Hezbollah est la Meamar Engineer and Development, qui a été fondée en 1988 (Meamar 2014). Depuis, Meamar a été engagé dans plus de 150 projets dont des infrastructures sportives, des institutions religieuses chiites, des écoles et des hôpitaux. Dans ces projets, les clients de Meamar sont presque exclusivement des organisations liées au Hezbollah, telles la Société Islamique de santé, le comité iranien pour la reconstruction au Liban, les scouts Mahdi, l’association Shahid, l’association d’éducation religieuse islamique et des municipalités contrôlées par des maires Hezbollah (comme à Ghobeyri et à Bint Jbeil). Lors de la célébration du 25e anniversaire de la société, de nombreux membres du Hezbollah étaient présents dont Muhammad Raad, chef du groupe parlementaire Hezbollah, Muhammad Fneich, ministre du développement administratif du moment, et deux députés Ali Fayyad et Ali Mekdad (Meamar 2014) [17]. L’évènement a été largement couvert par la télévision du Hezbollah, al-Manar (2014) et un magazine lié au parti(Al-Amal al-Baladi 2013:42).
La dernière entreprise étudiée liée au parti est Arch Consulting Company, qui appartenait précédemment à Jihad al-Bina (la société de construction immobilière du Hezbollah) mais qui est devenue indépendante en 2005 (Nasr 2011). Arch est enregistrée au nom de Walid Ali Jaber (Arch company 2014) qui a été un candidat soutenu, en 2004, par le Hezbollah aux élections municipales de Burj al-Barajneh (Al-Ahed News 2004). À l’instar de Meamar, Arch a construit des hôpitaux, des écoles et des institutions religieuses dans les zones contrôlées par le Hezbollah à Beyrouth, au Sud-Liban et la Bekaa (Arch 2014) [18]. Elle est aussi présente dans le tourisme, et dans des projets hydrauliques et d’infrastructure. Au niveau international, Arch a construit le centre culturel islamique d’Abidjan (Côte d’Ivoire) géré par l’association al-Ghadir Arch 2014), une association religieuse fondée par un supporter du Hezbollah (Mieu 2009 ; Pompey 2009).
Ces sociétés offrent un éclairage sur les activités économiques du Hezbollah. Chacune d’entre elles est une entreprise privée très active et enrichit la petite couche de la communauté chiite qui la contrôle. En même temps, elles sont très liées au parti lui-même ; ces quatre compagnies ont à leur tête des membres et des supporters du Hezbollah, qui ont été ou sont parfois des candidats électoraux du mouvement. Leurs projets sont largement basés dans des zones contrôlées par le Hezbollah avec une clientèle principalement composée des institutions du mouvement dans les domaines de l’éducation, des médias et d’écoles. Les responsables du Hezbollah louent et saluent, fréquemment, ces sociétés lors de cérémonies [19]. D’ailleurs, les étroites relations entre le Hezbollah et ces entreprises ont suscité des préoccupations publiques exprimées autour des questions du clientélisme et du favoritisme facilitées par les positions du parti dans l’appareil d’État [20]. La nature explicite et publique de leurs relations avec le parti est une indication supplémentaire sur le réseau d’entreprises privées qui s’est développé autour des activités dans la construction et l’immobilier dans les zones peuplées de chiites et elle met en évidence l’émergence d’une bourgeoisie liée au Hezbollah.
Ces investissements dans la construction et l’immobilier de sociétés liées au Hezbollah ou sous son influence correspondent et reflètent l’image de la nature aventureuse et spéculative du capitalisme qui, comme l’a expliqué Gilbert Achcar, domine la région et qui est en recherche d’un profit à court terme (2013a:102). La construction et l’immobilier, qui sont une branche économique fleurissante dans la région, sont au carrefour de la spéculation foncière favorisée par 1/ la recherche de placements protégés fiscalement dans l’immobilier 2/ une économie de services commerciaux et touristiques largement financés par les revenus pétroliers régionaux, que ce soient sous forme de capitaux ou par les consommateurs des États rentiers.
La nature changeante de la base sociale du Hezbollah
L’analyse précédente a confirmé l’élargissement de la base sociale du Hezbollah. Enraciné dans la population pauvre chiite, le Hezbollah est un parti dont les membres et les cadres sont de plus en plus à l’image de la fraction chiite de la classe moyenne et bourgeoise montante – particulièrement à Beyrouth. Dans les banlieues sud de Beyrouth, plusieurs membres de riches familles et la plupart des commerçants ont été intégrés dans le Hezbollah (Abisaab M. et Abisaab R. 2014:133), tandis que les activités du parti et de ses institutions (particulièrement celles liées au tourisme et aux loisirs) sont à destination de la classe moyenne.
On retrouve cette transformation dans le profil des cadres du parti qui ne sont plus composés de religieux issus de la classe moyenne basse comme au moment de la fondation du parti en 1985, mais sont largement membres de professions libérales dotés d’une éducation supérieure laïque. Une illustration de cette évolution peut être observée par son poids croissant au sein des associations professionnelles (Qassir 2011). L’Ordre des ingénieurs et architectes, par exemple, est dominé par le Hezbollah depuis 2008 lorsque le parti emporta un plus grand nombre de votes lors des élections dans l’association (Bou Dagher 2008). Le Hezbollah a estimé qu’au moins 1 300 ingénieurs étaient, en 2006, membres du parti (Al-Akhbar 2006). Le grand nombre d’ingénieurs dans le Hezbollah est lié à la reconstruction du sud et de Dahiyeh à la suite de différentes guerres, en particulier après la fin de la guerre civile et la guerre en 2006 et le développement de projets immobiliers dans ces régions.
Dans l’Association des médecins, le Hezbollah était présent sur les listes victorieuses des élections de 2013 (Shibani 2013). De même, au sein de l’Association des dentistes libanais, le candidat, par la suite devenu vice-président et ensuite secrétaire général, Muhammad Kataya avait été soutenu par le Hezbollah. (Now Media 2011 ; Lebanese Dentist Association 2014). Dans l’Ordre des pharmaciens libanais, qui compte 7 000 membres (El-Shark Online 2012), un représentant du Hezbollah a perdu de peu, en 2012 la direction ce syndicat – par 131 voix face à un candidat soutenu par le Courant du futur (Hamdan 2012). La seule exception à ces évolutions est l’Association des avocats, où en dépit de leur nombre grandissant et de la contestation montante contre les avocats du Amal, le Hezbollah n’a pas réussi à renverser leur domination (Mortada 2010) [21].
De la même façon, les dirigeants politiques du Hezbollah sont aujourd’hui issus de couches bien éduquées et aisées de la communauté chiite. Aux élections nationales de 2009, par exemple, 5 des 10 députés du Hezbollah élus étaient titulaires de doctorat et au moins 4 autres actifs dans d’importantes affaires libanaises [22]. Le député du Hezbollah Ali Ammar, le plus ancien parlementaire du parti jusqu’en 2018, vient d’une des plus riches familles de Burj al-Barajneh (Karim 1998:211) [23]. À l’échelon municipal, on retrouve des caractéristiques similaires parmi les candidats du Hezbollah sélectionnés et issus de puissantes familles comme les Al-Khansa, les Kazma, les Kanj, les Kumati, les Farhat, les Rahhal et les Slim (Harb 2010). Au niveau des supporters et des sympathisants, on relève ces mêmes tendances. Aujourd’hui, les couches hétérogènes de la société perçoivent de différentes manières le Hezbollah. Judith Palmer Harik (1996:55), professeure à l’université américaine de Beyrouth, a examiné cette diversité sociale parmi les soutiens au Hezbollah. Selon son étude, au début du milieu des années 1990, les soutiens au Hezbollah étaient présents dans toutes les classes sociales et n’étaient plus concentrés dans les couches pauvres de la population chiite. Cette évolution s’est poursuivie dans les années 2000 et 2010 comme l’attestent les résultats élevés du parti aux élections législatives de 2009 et 2018 et dans des circonscriptions où la communauté chiite n’est traditionnellement pas pauvre comme Nabatieh et Jbeil [24]. Dans une interview sur son livre, Abd Al-Halim Fadlallah (2012b) a également confirmé qu’une grande partie de la jeunesse des classes supérieure et moyenne chiites soutenait désormais le parti (ou l’avait rejoint) – dont des élites tribales de la vallée de la Bekaa qui étaient traditionnellement opposées au Hezbollah.
Dans son réseau éducatif, ces changements de la base sociale du Hezbollah sont illustrés par les frais d’inscription onéreux pour accéder aux écoles al-Mustapha sous le contrôle du dirigeant du Hezbollah, Naim Qassem. Selon Catherine Le Thomas (2012a:179) ces écoles sont destinées aux enfants des dirigeants du parti, ainsi qu’aux fractions supérieure et moyenne de la population chiite. Les frais de scolarité de l’école des filles al-Bathoul, qui fait partie du réseau al-Mustapha, sont autour de 1 600 dollars, ce qui est inabordable pour la majorité des Libanais·es (Le Thomas 2012a:179). Le Thomas conclut « le réseau des écoles al-Mustapha, qui peut être considéré comme étant des écoles pour la classe supérieure et moyenne du Hezbollah qui fournit un service à la classe aisée chiite et diffuse l’idéologie politique du parti sous la supervision de Naim Qassem » (Le Thomas 2012a:142-143). S’ajoutent d’autres institutions du Hezbollah à destination des couches les plus riches de la population chiite. L’hôpital Rasul Al-Azam qui propose aux patients des chambres VIP et de « super-suite » en est un exemple (Al-Rasul Al-Azam 2014).
Un autre élément qui caractérise l’intégration croissante et le lien entre le Hezbollah et les capitalistes chiites libanais est le nombre d’hommes d’affaires qui font l’objet de sanctions de la part du département américain du Trésor pour leur lien avec le parti. En plus, d’Adham Tabaja, PDG de Inmaa Group, et d’autres hommes d’affaires et individus liés à cette société mentionné plus haut, on trouve : Kassem Hejeij, ancien PDG de MEAB ; Ali Tajjedine, PDG de Tajco company ; Husayn Ali Faour, un des propriétaires de Car Care Center basé à Dahiyeh ; Ali Youssef Charara, président et directeur général de Spectrum Investment Group Holding SAL (U.S. Departement of the Treasury 2016) [25] ; Mustapha Fawaz et Fouzi Fawaz basé au Nigeria, [26] actionnaires majoritaires (70 %) de Amigo Supermarket Limited, et propriétaires de Wonderland Amusement Park and Resort Ltd [27], et de Holding Kafak Enterprises Limited (U.S. Departement of the Treasury 2015a) ; Abd Al Nur Shalan [28], hommes d’affaires libanais (U.S. Departement of the Treasury 2015b), Kamel Mohamad Amhaz et Issam Mohamad Amhaz, propriétaires de Stars Group Holding [29] (U.S. Departement of the Treasury 2014). En mai 2018, en plus des sanctions contre les membres du conseil de la Shura du Hezbollah, notamment le secrétaire général Hassan Nasrallah, le secrétaire général adjoint Naïm Qassem, ainsi que Mohammad Yazbeck, Hussein Khalil, Ibrahim Amine el-Sayyed et également Abdallah Safieddine, représentant du Hezbollah en Iran, le Bureau de contrôle des avoirs étrangers (Office of Foreign Assets Control – OFAC) du département du Trésor des États-Unis désignait comme « terroristes internationaux » l’homme d’affaires Mohammad Ibrahim Bazzi basé en Gambie (U.S. Departement of the Treasury 2018) [30].
Les caractéristiques de la représentation politique du Hezbollah, et de sa base sociale, indiquent que si l’organisation repose sur un soutien de toutes les couches de la société, sa priorité est de plus en plus orientée vers les couches supérieures. Le député du Hezbollah Ali Fayyad reconnaissait, en 2010, cette tendance lorsqu’il notait que « le Hezbollah n’est plus un petit parti, c’est toute une société. Il est le parti des pauvres, oui, mais en même temps il y a beaucoup d’hommes d’affaires dans le parti, nous avons beaucoup de gens riches, certains appartiennent à la classe de l’élite » (Hersh 2010). Le dirigeant du Hezbollah Hassan Nasrallah a également apporté une confirmation indirecte de ces évolutions dans un discours de septembre 2009 dans lequel il exhorte les membres à abandonner « l’amour du luxe », à croire en dieu et à craindre « la peur de la fin » (Al-Insaniyyah 2009).
Cette transformation et évolution au sein du parti sont, cependant, toujours présentes ou au moins ressenties par des parties de la population à Dahyeh comme l’indique une interview réalisée au début de l’année 2016 par la journaliste libanaise Hanin Ghaddar d’un jeune de 18 ans, ancien combattant du Hezbollah, qui avait servi comme soldat en Syrie et avait été blessé, puis avait quitté le parti quelques semaines après sa blessure. Il expliquait que les disparités flagrantes à Dahiyeh en matière de niveau de vie avaient créé de sérieux mécontentements parmi la population et que « la plupart des jeunes de Dahiyeh n’avaient pas de voitures ou accès aux transports publics », alors que les fils des dirigeants du Hezbollah conduisaient de nouvelles voitures de marque coûteuses. Nous voyons cela tous les jours. Nous avons sous nos yeux à chaque fois que nous sortons leurs maisons, leurs voitures, leurs vêtements etc… » (Ghaddar 2016).
Conclusion
La période de l’après-guerre civile a vu le rôle politique et économique de la population chiite au Liban s’accroître. Ce chapitre a montré que ce ne sont plus les régions dominées par les chiites qui sont les plus pauvres du pays (même si la pauvreté y est encore présente), mais plutôt celles à dominante sunnite dans le nord qui ont été terriblement affectées par une accentuation du néolibéralisme et par d’autres raisons politiques, notamment le boycott politique de Rafic Hariri de cette région. À Dahiyeh, au Sud-Liban et dans la vallée de la Bekaa, une fraction chiite émergente de la bourgeoisie s’est développée grâce aux possibilités offertes par les réformes néolibérales et les fonds de reconstruction à la suite de la guerre israélienne d’agression de 2006. On peut observer cette évolution dans la présence croissante de la fraction chiite de la bourgeoisie dans différentes associations économiques.
Le Hezbollah, en tant qu’organisation la plus représentative de la population chiite au Liban, a été influencé par ces transformations socio-économiques sous trois aspects. Premièrement, par le développement et la présence toujours plus large de cadres venant des milieux plus privilégiés et éduqués dans des universités laïques, à l’inverse la situation prévalant lorsque le parti a été fondé par des religieux et des gens venant de milieu plus modeste d’un point de vue socio-économique. Deuxièmement, le parti a noué d’étroites relations avec les couches les plus aisées de la population chiite et les familles de l’élite, ainsi que le montrent les alliances politiques tissées lors d’élections comme à Dahiyeh. Troisièmement, le Hezbollah est lui-même devenu un acteur économique important au Liban avec de multiples entreprises privées qui offrent des d’emplois à des milliers de chiites, en plus de son réseau d’organisations.
L’analyse du contexte et des changements des structures économiques et sociales du Liban sont des éléments clés dans la compréhension du comportement du Hezbollah et de sa politique. Ils indiquent que le parti a entrepris une profonde transformation, passant d’une organisation profondément enracinée dans les zones chiites pauvres à une organisation représentant électoralement les intérêts d’une base sociale chiite plus aisée. Le Hezbollah est entré en concurrence avec le mouvement Amal pour démontrer qu’il est l’acteur qui sert le mieux les intérêts de la fraction chiite de la bourgeoisie. Dès lors, une vive compétition s’est ouverte entre le mouvement Amal et le Hezbollah pour attirer les secteurs les plus riches de la fraction chiite de la bourgeoisie et représenter au mieux ses intérêts au Liban.
Joseph Daher
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