Opérer une brèche dans le silence des médias et desserrer l’étau qui pèse sur les militants des libertés en Tunisie. Tel est le double objectif du Comité pour le respect des libertés et des droits de l’homme en Tunisie (CRLDH), quand il voit le jour à Paris, il y a dix ans.
C’est, à l’origine, pour venir en aide à la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), assiégée à Tunis par le régime Zine El-Abidine Ben Ali, que le Comité est créé. Une trentaine de personnes, Tunisiens et non-Tunisiens, décident, à la fin de 1996, de prendre le relais des militants « de l’intérieur » et de porter leur voix « à l’extérieur », servant ainsi de passerelle entre la Tunisie et le reste du monde. « La chape de plomb était totale. La Ligue était sous l’éteignoir. On ne peut pas imaginer ce que c’était », se souvient l’avocat Mokhtar Trifi, président de la LTDH. « Les passeports étaient confisqués par milliers. Tout le monde avait peur, y compris d’exprimer des positions timides », ajoute Kamel Jendoubi, l’actuel président du CRLDH.
Dix ans plus tard, le Comité dresse un bilan prudent de l’état des libertés en Tunisie. S’il admet que l’air y est plus respirable qu’avant, il mesure le chemin qui reste à parcourir. « Nous avons gagné, dans l’ensemble, la liberté de circuler. Mais le pouvoir ne bouge pas, sur le fond. Il a simplement changé de stratégie », souligne Kamel Jendoubi. Tous ceux qui combattent en Tunisie pour le respect des droits de l’homme partagent cette analyse. Les gestes concédés de temps à autre par le pouvoir ne sont, disent-ils, qu’une façade à destination de l’Occident, ou sont lâchés sous la pression. Ils ne constituent en aucun cas l’amorce d’une véritable évolution.
Cinquante-cinq prisonniers islamistes ont ainsi été récemment libérés, mais il en reste encore plusieurs centaines sous les verrous. Et si le parti du docteur Mustapha Ben Jaafar, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL, opposition légale), a enfin reçu l’autorisation de publier un journal, après des années d’attente, c’est sous la pression de l’Internationale socialiste. Et cela n’empêche pas que M. Ben Jaafar reste soumis aux habituelles tracasseries. Toutes ses lignes téléphoniques, par exemple, sont inaccessibles à partir de l’étranger.
« Par rapport aux années 1990, l’intensité de la répression et le harcèlement ont beaucoup baissé, mais en matière de liberté et de droits, la situation ne s’est pas améliorée », confirme l’avocat Nejib Chebbi, fondateur du Parti démocrate progressiste (PDP, opposition légale). La meilleure illustration en est sans doute la situation de la LTDH.
Depuis 2000, le pouvoir s’oppose sans relâche à la plus ancienne des Ligues du continent africain. « Nous avons eu, ces trois dernières années, pas moins de trente-quatre procès ! La justice étant instrumentalisée en Tunisie, nous les avons tous perdus. A ce harcèlement judiciaire s’ajoute désormais l’interdiction de faire quoi que ce soit. Nous n’avons même plus le droit de nous réunir en congrès ! », dénonce Mokhtar Trifi.
Depuis septembre 2005, les locaux de la Ligue sont interdits d’accès par la police. « Le pouvoir veut tuer la LTDH sans le dire officiellement. Il a besoin de continuer à clamer : »La Ligue est là, c’est un acquis national« , mais, dans les faits, il la paralyse entièrement », ajoute-t-il.
Pour Mokhtar Trifi, l’étau ne s’est pas desserré sur la Tunisie, ces dernières années, c’est la société civile qui a commencé à « se libérer de la peur ». Avec Internet et les chaînes de télévision par satellite, les Tunisiens sont mieux informés qu’autrefois de la situation dans leur pays. Le Qatar en sait quelque chose : Tunis a rompu ses relations diplomatiques avec lui, en octobre, après qu’Al-Jazira eut diffusé une interview de l’opposant tunisien Moncef Marzouki appelant à « la résistance civile » contre le régime Ben Ali.
RÉGIME PAS AMENDABLE
Professeur de médecine et leader du Congrès pour la République, une formation interdite, Moncef Marzouki vient de regagner la France, après deux mois passés à son domicile de Sousse. Cet opposant sans concession mais pacifiste voulait se réinstaller dans son pays natal, au terme de cinq années d’exil à Paris. Peine perdue. Marzouki s’est retrouvé, dans les faits, assigné à résidence pendant deux mois. A chaque fois qu’il sortait de son domicile, il était, dit-il, « entouré et harcelé par une cohorte de voyous », aux ordres de la police. « Le régime ne change pas, il s’aggrave. Il a glissé du politique au policier, puis du policier au droit commun », lâche-t-il d’un air las, avant de dénoncer « les deux familles mafieuses qui gouvernent la Tunisie : les Ben Ali et les Trabelsi » (Leila Trabelsi est la « première dame de Tunisie »).
Une nouvelle ligne de fracture divise l’opposition tunisienne aujourd’hui. Non plus la question des islamistes - tout le monde ou presque admet qu’ils doivent être intégrés dans le processus démocratique -, mais la stratégie à adopter à l’égard du pouvoir. Faut-il jouer le jeu de la démocratie de façade qu’il a instaurée ces dernières années ou se lancer dans une opposition plus radicale ? Les uns et les autres ne croient pas que le régime soit amendable, mais ils se sentent bien seuls face à un Occident qui voit dans le président Ben Ali un fidèle allié, au motif qu’il combat le terrorisme. Les gages donnés par Tunis à ses « parrains » occidentaux ne sont pourtant pas tous convaincants. Tombés sous le coup de la législation antiterroriste, plusieurs centaines de jeunes Tunisiens sont actuellement sous les verrous. A en croire leurs avocats, leurs dossiers sont « vides ».
Bien réelle, en revanche, est la revendication identitaire arabo-musulmane qui ne cesse de croître au sein de la population, comme s’en inquiète l’ancien député Khemaïs Chammari. Ces dix dernières années, l’opposition tunisienne a sans conteste marqué des points. Plus personne n’ignore qu’à deux pas des plages de sable fin des militants sont impitoyablement réprimés pour avoir revendiqué le droit d’exercer leur citoyenneté. Reste que le « smic démocratique » - liberté d’association, liberté de la presse et des sites Internet, élargissement de tous les prisonniers politiques -, réclamé en octobre 2005 par huit personnalités en grève de la faim pendant trente-deux jours, n’a toujours pas été obtenu.
« S’il y a aujourd’hui un pays qui contrecarre toute pression au niveau européen sur le régime Ben Ali, c’est bien la France », remarque avec amertume Kamel Jendoubi, le président du CRLDH. Pour lui, l’ancienne puissance tutélaire a même « régressé », ces dernières années, pour s’aligner « totalement » sur celui qui s’est baptisé « l’artisan du changement » en prenant le pouvoir à Tunis, il y aura bientôt vingt ans.