Ancien chef économiste de la banque agricole de Chine, Xiang Songzuo, né en 1965, est professeur à l’Université du peuple à Pékin. La conférence dans laquelle, en décembre 2018, à Pékin, il évoquait une croissance chinoise de 1,67 % seulement a été vue sur Internet plus d’un million de fois.
Frédéric Lemaître - En décembre 2018, vous avez remis en question les chiffres officiels sur la croissance chinoise. Selon vous, quel est son niveau ?
Xiang Songzuo - J’ai juste repris l’estimation d’un institut. Les gens sont sceptiques face aux statistiques officielles. L’estimation que j’ai citée n’avait pour but que de démontrer la forte baisse de la croissance en 2018. Président, premier ministre, tout le monde reconnaît maintenant que nous faisons face à un ralentissement très fort.
L’économie chinoise est-elle en crise ?
On peut en effet le dire : l’économie chinoise est en crise. Il y a de nombreux indicateurs. La baisse des marchés financiers, les faillites d’entreprises, les emprunts non remboursés, le fort ralentissement des investissements. La consommation est en légère baisse. Les ventes d’automobiles, les achats dans les shopping malls [centres commerciaux] et la téléphonie mobile diminuent.
Peut-on comparer cette situation à la crise de 1929 ?
Si vous regardez les performances des marchés boursiers, c’est comparable. Dans les dix ans qui ont suivi 1929, Wall Street a baissé des deux tiers. Ces dix dernières années, les actions chinoises ont aussi baissé de 70 % en moyenne, voire plus. La baisse a même atteint 30 % en 2018. C’est un désastre, en fait, pour de nombreux investisseurs.
Mais est-ce un problème pour l’homme de la rue ?
Bien sûr. Un grand problème. La richesse de nombreuses personnes est détruite. Il n’y a plus d’incitations à consommer ou à investir davantage.
La guerre commerciale avec les Etats-Unis est-elle la cause de cette crise ?
C’est une des raisons, mais pas la principale. La guerre commerciale a surtout un impact psychologique sur les investisseurs. Mais la principale raison du ralentissement économique, c’est que les entrepreneurs manquent de confiance à cause de la politique suivie.
En novembre [2018], le président Xi Jinping a même dû expliquer aux entrepreneurs privés qu’il n’allait pas changer de politique et promettre de protéger la propriété privée.
Comment la Chine peut-elle mettre fin à la guerre commerciale ?
Je pense qu’il y aura un compromis le 1er mars [limite fixée par Donald Trump pour trouver un accord]. Les Etats-Unis en ont besoin aussi. Il faut éliminer une source d’incertitude qui hante tout le monde. Mais la question-clé, c’est que Washington s’inquiète du réel pouvoir de la Chine, notamment dans les technologies.
La seconde inquiétude, ce sont les entreprises publiques [SOE]. Elles reçoivent des subventions massives du gouvernement qui rendent la compétition inéquitable. Troisièmement, les violations de propriété intellectuelle et les vols des hautes technologies américaines. Répondre à ces attentes impliquerait des réformes structurelles, mais le président Xi Jinping les refuse presque toutes.
Je ne vois pas comment, à court terme, on peut résoudre ce conflit. L’accord ne peut donc porter que sur les droits de douane, des promesses d’acheter davantage, la protection intellectuelle, une politique plus favorable pour les entreprises étrangères, mais pas sur les réformes structurelles demandées par les Etats-Unis, car elles remettent en question un maillon essentiel du pouvoir du Parti communiste chinois [PCC].
Que peut faire le gouvernement face au ralentissement ?
Depuis octobre 2018, le gouvernement a changé de politique afin de stimuler les investissements tant publics que privés. Cette politique va avoir des effets positifs.
Mais, sur le long terme, nous avons besoin de changements beaucoup plus fondamentaux. La question-clé est : comment renforcer la confiance des investisseurs et des entrepreneurs ? De plus en plus d’entrepreneurs s’inquiètent pour la sécurité de leurs biens et hésitent à investir davantage, d’autant que la baisse de la Bourse mine leur confiance.
Quels seront les principaux moteurs de l’économie chinoise cette année ?
La croissance va surtout être portée par les investissements, notamment publics. La consommation va un peu diminuer. Les exportations sont incertaines. Ma prévision est qu’elles seront négatives. C’est pourquoi je pense que, même en se fiant aux données officielles, la croissance sera très faible. Environ 6 %.
Ce n’est pas si mal…
D’un point de vue chinois, c’est très faible.
Quel est le réel niveau de la dette publique chinoise ?
C’est un désordre sans nom. Les autorités essaient de restructurer la dette des gouvernements locaux et d’augmenter la dette du gouvernement central. La situation actuelle n’est pas soutenable.
Mais, malgré tout, le gouvernement va accroître le niveau de la dette cette année de façon significative. Il essaie de rendre plus difficile l’accès au crédit des entreprises privées, mais c’est très compliqué parce que cela peut créer de nombreuses faillites. Il n’y a pas de façon simple de s’en sortir. Le déficit public va dépasser les 3 % du produit intérieur brut, avec près de 3 000 milliards de yuans [390 milliards d’euros].
L’idée de réformer les entreprises publiques est-elle abandonnée ?
Je ne pense pas qu’on réformera les entreprises publiques cette année. A long terme, l’objectif est que leur stratégie relève davantage du marché que de l’Etat.
Elles suivraient le modèle de l’entreprise Temasek de Singapour. Mais leurs dirigeants doivent être nommés par le PCC qui doit prendre les décisions majeures. C’est une contradiction. Aujourd’hui, les gens pensent que les dirigeants des entreprises publiques font de la figuration. Les décisions sont prises par le parti et le président Xi Jinping a toujours insisté sur ce contrôle du PCC.
La Chine est-elle encore un pays émergent ou est-elle un pays développé ?
La Chine est toujours un pays émergent. Bien sûr, il y a une classe moyenne et des riches. Mais la moyenne reste pauvre. Il ne faut pas se contenter de regarder la situation à Pékin, à Shanghaï ou à Shenzhen.
Dans mon village du Hubei, il n’y a toujours pas de toilettes ni de douches modernes, et l’accès à la santé ou à l’éducation reste difficile. Oubliez les statistiques de la Banque mondiale ; le seul critère pour le développement d’un pays, c’est la vie dans les villages.
Les inégalités sociales constituent-elles un problème politique ?
Les augmentations de richesse dans une économie qui croît rapidement génèrent partout des inégalités. Mais, en Chine, l’important, c’est la politique fiscale. Toute la politique fiscale repose sur la taxation des pauvres et de la classe moyenne. Il y a tant de niches fiscales que les riches y échappent. L’autre particularité, c’est la corruption. Il est si facile pour les puissants et les responsables politiques de devenir millionnaires. La corruption explique aussi les inégalités.
Propos recueillis par Frédéric Lemaître (Pékin, correspondant)