C’est l’événement que redoutait le gouvernement. Les Marches pour les libertés, qui se sont tenues ce samedi 28 novembre dans 70 villes en France à l’appel du collectif « Stop loi sécurité globale », ont donné lieu à des mobilisations inattendues et spectaculaires. Rien à voir avec les quelques milliers de participants, samedi 21 au Trocadéro, à Paris.
Cette fois, ce sont des dizaines de milliers de personnes (sans doute plus de 200 000 dans tout le pays, 500 000 selon les organisateurs, 133 000 selon le ministère de l’intérieur) qui ont pris la rue pour protester contre « la dérive autoritaire et liberticide du gouvernement », selon un manifestant croisé à Paris.
Il n’était plus guère question du seul article 24 de la loi dite « sécurité globale », article qui vise à empêcher de filmer et diffuser les interventions de policiers. Il était encore moins question de mobilisations pouvant apparaître comme petitement corporatistes, celles de journalistes empêchés d’exercer leur métier. Ces derniers étaient massivement minoritaires dans les foules denses de manifestants.
Samedi, les citoyens se sont enfin déconfinés pour défendre leurs droits fondamentaux : liberté d’expression, liberté d’information, liberté de manifester, droit à la sécurité donc à un contrôle public de la force publique. Ce sont des colères et des refus divers qui se sont agrégés : contre les violences policières et l’impunité organisée, contre le préfet de police de Paris Didier Lallemant et son ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, contre un pouvoir accusé d’utiliser la crise sanitaire et le confinement pour s’en prendre aux droits fondamentaux.
À Paris, la diversité des manifestants, leur jeunesse aussi, témoignait de ces inquiétudes multiples : journalistes, syndicalistes, « gilets jaunes », étudiants et lycéens, militants politiques, une centaine d’élus d’Île-de-France, mais aussi le Comité Adama et d’autres collectifs contre les violences policières et d’innombrables associations de défense des droits humains. Ces Marches pour les libertés étaient d’ailleurs appelées par une coordination de plus de 70 syndicats et collectifs (lire ici [1]).
Dès 14 heures, alors que des milliers de manifestants affluent place de la République, Philippe, 47 ans, salarié dans une société de conseil à Ivry-sur-Seine, explique que lui est venu pour « la liberté de la presse ». « Je suis contre l’article 24 qui porte atteinte à la liberté de la presse et à la transparence. Ça me choque énormément : la presse, c’est un des fondamentaux de notre démocratie. »
Philippe n’était pas au Trocadéro samedi dernier car il « n’en avait pas trop entendu parler » : « Là j’ai vu que la manifestation était interdite par le préfet de police puis autorisée. Et puis il y a eu ce qu’il s’est passé ici en début de semaine avec les migrants et un journaliste qui a été frappé. Le journalisme est une profession qui doit être protégée. »
Une délégation de l’équipe de Mediapart dans le cortège. © Mediapart
À quelques mètres, Mohamed, sans-papier de 32 ans, est présent avec quelques dizaines de membres du collectif des sans-papiers Paris XXe. Eux sont venus protester contre l’évacuation violente des migrants, lundi. « Des gens qui sont dans la rue, depuis deux ou trois ans pour certains d’entre eux, ont été chassés et frappés par la police. On ne peut pas faire ça. On a fait des manifestations, la dernière le 17 octobre à Paris, et l’État ne propose aucune solution. »
D’autres sont là encore sous le choc du scandale Michel Zecler, ce producteur de musique sauvagement tabassé et traité de « sale nègre » par quatre policiers. Sans les images vidéo révélées par le site Loopsider, images vues 13 millions de fois, Michel Zecler serait probablement incarcéré pour outrage et rébellion à agent de la force publique.
Sara, 25 ans, explique que choquée par cette affaire, c’est la première fois qu’elle choisit de se mobiliser. « Combien de Michel sans vidéos ?, demande-t-elle. C’est pour ça que la loi ne doit pas passer. Faut stopper la dérive. »
« On a quand même un problème avec notre préfet à Paris »
Jean-Pierre, 56 ans, est lui aussi venu parce que l’affaire Michel et l’évacuation des migrants, lundi à République, lui ont ouvert les yeux, dit-il. « Les policiers ne sont pas des gens biens. Je me suis excusé sur les réseaux sociaux parce que je les avais défendus pendant les gilets jaunes. En fait, on ne peut pas les laisser faire sans contrôle. C’est pour ça que l’article 24 est important et qu’il faut dire stop. Macron fait tomber la France dans un État policier. »
Pour Catherine, 69 ans, qui marche sous une banderole de la FSU, « il y a des exactions de la police qui vont avoir des conséquences extrêmement graves sur la manière dont la jeunesse de ce pays se construit. Comment fait-on société sur la base de règles communes quand ceux qui sont en charge de les faire respecter ne les respectent pas eux-mêmes ? »
Catherine dit simplement son « ras-le-bol de ce gouvernement ». « La crise du Covid est un moyen pour lui d’accélérer les réformes les pires. Aujourd’hui, il y a du monde, de toutes les générations, malgré la tentative d’interdire la manifestation et la crainte que cela peut provoquer chez certaines personnes. »
Sous le soleil rasant et dans une mer de pancartes et de slogans, la marche vers la place de la Bastille commence. Certains devront attendre plus de deux heures avant de quitter la place de la République, quand la tête de cortège aura depuis longtemps atteint le point d’arrivée. Car la foule est immense. Plus de 100 000 personnes, à coup sûr, 150 000, selon l’estimation donnée par Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac, ou l’avocat Arié Alimi, membre de la Ligue des droits de l’homme, 200 000 selon le collectif des organisateurs, et 46 000, selon le ministère de l’intérieur.
« Ministère de la honte », un slogan visant Gérald Darmanin. © Mediapart
À 16 h 45, des échauffourées éclatent près de la place de la Bastille, lorsque plusieurs centaines de membres des Black Blocs attaquent une agence bancaire et répliquent à des charges policières et aux premiers tirs de lacrymogènes. Un dispositif policier massif a été déployé tout au long du parcours.
Dans une lettre adressée à tous les policiers avant la manifestation parisienne, le préfet de police de Paris Didier Lallement leur demandait de tenir « la ligne républicaine jusqu’au bout », sans préciser ce dont il s’agit… Le préfet assure que « dévier de la ligne républicaine qui nous sert de guide, cette ligne qui a éclairé les pas de nos anciens dans les ténèbres de l’histoire, c’est renier ce que nous sommes, c’est ébranler le pacte de confiance qui nous unit à nos concitoyens, c’est perdre le sens de notre mission ».
En écho à ces mots, Murielle, 50 ans, fait un tout autre récit qui explique sa présence. Elle dit avoir découvert la violence de la police contre les gilets jaunes début 2019. « La presse, de manière générale, n’a pas fait son travail. Ce que j’ai vu est effroyable, des violences policières orchestrées à chaque manifestation. Ils ont théorisé le contact direct entre les forces de l’ordre et les manifestants. J’ai perçu le glissement autoritaire du pays. On me répondait que j’étais excessive. Mais voilà, nous y sommes. Si la France lâche sur la liberté d’expression, c’est fini, on doit absolument se battre. »
Au fil du cortège, de nombreuses colères se croisent. Julie, 21 ans, étudiante, est venue pour dire son ras-le-bol. Pas de cours, pas d’avenir et pas de libertés maintenant. Elle a le sentiment d’une descente vers le fascisme et veut arrêter cela avec la manifestation. Elle dit « ne pas vouloir de ce monde-là ».
Marc, gilet jaune, est mobilisé depuis le 17 novembre 2018 et n’entend pas rentrer à la maison. « Enfin une vraie mobilisation contre les violences policières. Sans la possibilité de filmer, on n’aurait pas connu les blessés des gilets jaunes », se félicite-t-il, convaincu que Macron veut un régime autoritaire et que les gilets jaunes se battent contre cela.
Plus loin, Amina, 29 ans, est venue avec des copains de Drancy. Pour elle, c’est l’évidence, les violences policières, elle y est confrontée depuis qu’elle est toute petite, comme tous les jeunes de banlieue. « Si on ne peut plus filmer, s’ils peuvent être toujours armés, alors on ne se sentira plus en sécurité », dit-elle.
« On ne veut pas de cette loi Sécurité globale qui va attaquer notre droit de manifester en donnant carte blanche aux policiers », disent-ils. Eux deux sont venus en couple et avec un enfant en poussette, chose bien rare désormais… « Oui, on a peur, mais c’est important pour nous de montrer qu’on peut manifester en famille. Plein d’amis y ont renoncé, ce n’est pas normal. Ce pouvoir essaie d’effrayer les gens et ça réduit la mobilisation. »
Ça pousse et ça se presse sur le boulevard menant à la Bastille. Et place de la République, on piétine toujours. Le camion sono de la CGT pousse le son, lui, pour égayer les manifestants de son slogan préféré : « Lallement ne fait pas la loi à Paris, et ce depuis 1944 »… À 17 h 30, quelques affrontements ont lieu en bordure de la place de la Bastille – feux allumés, charges policières, jets de projectiles pris dans un chantier –, sans que la situation ne dégénère plus.
Dans le cortège, les discussions se poursuivent. Oui, il y a les violences policières, les menaces sur les droits fondamentaux. Mais c’est tout un climat installé par le pouvoir, son comportement qui sont pointés avec différents mots, et puis cette crise sanitaire qui ruine les projets, les envies et le débat public.
Ismaïl, 18 ans, étudiant à Nanterre. © Mediapart
Ismaël, 18 ans, est étudiant en cinéma à Nanterre. Aujourd’hui, c’est un ras-le-bol plus général qu’il est venu exprimer. Confiné depuis un mois, il n’arrive pas à suivre ses cours en ligne. « Je suis obligé de travailler pour payer mon loyer, c’est vraiment compliqué, raconte-t-il. Macron nous dit : “Oui, c’est dur d’avoir 20 ans en 2020”, mais il fait quoi pour nous ? Il nous a lâché 150 euros, mais qu’est-ce qu’on va faire avec ça ? En tant qu’étudiant, j’ai vraiment l’impression d’être arrivé au mauvais endroit au mauvais moment. »
Sensibilisé depuis longtemps à la question des violences policières, il précise qu’il ne se reconnaît pas dans les slogans anti-policiers entendus çà et là. « Ces gens reçoivent des ordres. Il y a une hiérarchie. On a quand même un problème avec notre préfet à Paris. »
Abel, fonctionnaire, 32 ans, porte une pancarte « Justice pour Adama » d’un côté et « Justice pour Michel » de l’autre. « Peut-être que plus de gens s’en rendent compte parce que ça touche des personnes moins marginalisées, mais la violence et le racisme dans la police, ce n’est pas nouveau ! » Il juge complètement « ubuesque que le gouvernement fasse passer une telle loi en plein confinement ». « Quand la France compte 9 millions de pauvres, je crois que la priorité n’est pas de faire passer une loi pour flouter les policiers en intervention. »
Abel, fonctionnaire, 32 ans. © Mediapart
Il ajoute que certains n’ont pas voulu ou pu le suivre aujourd’hui dans la manifestation. « C’est quand même une période très compliquée pour beaucoup. Ils doivent faire face à tellement de problèmes déjà dans leur quotidien et certains ont vraiment peur de manifester maintenant. »
Mélodie, étudiante de 18 ans, explique avoir beaucoup hésité à venir à cause de la répression mais aussi de la crise sanitaire. Elle trouve étrange d’être confinée pour se retrouver là dans un tel rassemblement. Armand, étudiant lui aussi, en veut surtout à Macron « de faire passer cette loi en profitant du Covid ». « Cette loi, notre génération va beaucoup plus en souffrir que du Covid », ajoute-t-il.
Sana, 29 ans, se présente comme « libraire au chômage » mais surtout militante à l’Assemblée anti-raciste du XXe, un collectif d’associations. La surveillance généralisée mais aussi le sentiment d’avoir une police en roue libre l’inquiètent particulièrement. « Aujourd’hui, on essaie de nous faire croire que les images de violence sont le problème. Mais le problème, ce sont ces violences que maintenant tout le monde peut voir. »
Stéphanie est lycéenne. Elle est venue avec un groupe de copains « parce que manifester, c’est un droit fondamental et que les policiers ne devraient pas être au-dessus des lois ». À côté d’elle, un groupe brandit deux pancartes qui résument assez bien l’ambiance générale : « 2020, l’odyssée de l’État policier » et « Moins de keufs, plus de teufs ».
Avec des mobilisations tout aussi importantes et inédites depuis des années dans des villes en région (lire nos reportages), voilà Emmanuel Macron et son gouvernement placés au pied du mur. De nouveaux rassemblements et manifestations sont annoncés pour samedi prochain. « Pour une fois, on est tous d’accord sur l’essentiel. C’est rare et ça montre combien ce pouvoir est mauvais », se réjouissait un manifestant enfin parvenu à la Bastille. À l’Élysée, désormais, de le faire mentir.
François Bonnet, Lucie Delaporte, Romaric Godin et Antton Rouget
• MEDIAPART. 28 novembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/281120/loi-securite-les-coleres-enfin-deconfinees?onglet=full
Grenoble, Tours, Lorient, Bordeaux, Béziers, des refus multiples qui s’additionnent
De nos correspondants
Des dizaines de milliers de personnes ont défilé en régions ce samedi 28 novembre. Pas seulement pour dénoncer la loi « Sécurité globale », mais pour parler aussi de l’école, des universités, de l’hôpital et, à Béziers, d’une police municipale mise en cause après la mort de Mohamed Gabsi. Reportages de nos correspondants.
Des dizaines de milliers de personnes ont également défilé en régions ce samedi 28 novembre. Ils étaient plusieurs milliers à Lille, à Strasbourg, à Rennes, à Marseille, à Montpellier, à Toulouse et à Lyon, où de violents incidents se sont produits en fin d’après-midi. Chaque fois, la comparaison est faite : ce sont les plus importantes manifestations depuis les mobilisations contre la réforme des retraites ou depuis la crise des « gilets jaunes ». Les reportages de nos correspondants à Bordeaux, Grenoble, Béziers, Lorient et Tour.
À Bordeaux, « la vérité sur ce qui m’est arrivé n’aurait jamais éclaté sans une vidéo »
Par Jérémy Jeantet.– Ils étaient autour de 10 000 manifestants à défiler dans les rues de Bordeaux, pour cette Marche des libertés. Un chiffre bien supérieur aux rassemblements organisés ces derniers jours. Depuis la crise des gilets jaunes, il s’agit de la manifestation la plus importante dans la ville, selon l’AFP.
Plusieurs prises de parole ont ponctué le regroupement initial, place de la Bourse, non sans créer des tensions. Le président du Club de la presse de Bordeaux a décidé de quitter les lieux, après un discours d’un représentant d’un obscur « conseil national de la transition » accusant « les médias mainstream, dont l’AFP, de colporter la fable du Covid ».
Dans la cité girondine, l’un des bastions du mouvement des gilets jaunes, Jérôme Rodrigues a tenu à être présent. Il a exhorté les manifestants à « filmer les policiers » dans une logique de « désobéissance civile ».
Jérôme Rodrigues, figure des gilets jaunes, à Bordeaux, samedi. © Jérémy Jeantet
Le tout avec la présence remarquée du maire Pierre Hurmic, accompagné de militants EELV, qui regrette « une véritable atteinte aux libertés » avec la loi « Sécurité globale ». « Je suis venu aux côtés des Bordelais qui se sont mobilisés très nombreux. J’espère que le gouvernement les entendra. »
La loi Sécurité globale et son article 24 étaient au centre des revendications, dans une volonté de dénonciation des violences policières. Le cortège s’est ensuite élancé en direction de la place Pey-Berland. Avant la dispersion des manifestants, qui a entraîné des dégradations dans la rue commerçante Sainte-Catherine, on a retrouvé Jérôme Rodrigues devant l’hôtel de ville. Venu en région « prendre le pouls de la mobilisation », il se félicite de l’affluence à Bordeaux. Étudiants, syndicalistes, personnels de santé, enseignants, citoyens, la manifestation a rassemblé bien au-delà des rangs habituels des gilets jaunes.
« C’est ce qui est aussi un peu frustrant, reconnaît-il. On est tous d’accord sur le constat, mais chacun pense être prophète sur le chemin à prendre. C’est pour ça que c’est difficile de parler de convergence. C’est d’abord une union. On verra si, à partir de ça, on arrive vraiment à renverser la table. »
Au sein du cortège, un autre visage connu, celui d’Antoine Boudinet. Voilà bientôt deux ans qu’il a eu la main arrachée lors d’une manifestation des gilets jaunes à Bordeaux. Depuis le début de la mobilisation contre le projet de loi, il ne rate pas un rassemblement.
« La vérité sur ce qui m’est arrivé n’aurait jamais éclaté s’il n’y avait pas eu de vidéo pour le documenter, rappelle celui qui a été élu sur la liste Bordeaux en luttes de Philippe Poutou. Mais c’est la même chose encore aujourd’hui. Combien de Michel Zecler sont en prison parce qu’ils n’avaient pas de vidéosurveillance pour filmer leur agression ? »
À Grenoble, « le confinement nous transforme en veaux »
Par Maïté Darnault/We Report.– En tête de cortège, à Grenoble, la moyenne d’âge ne dépassait pas 25 ans. Pour cause : ce samedi, les organisations de jeunesse et les syndicats étudiants étaient à l’initiative de la nouvelle mobilisation contre les lois Sécurité globale et Programmation de la recherche (LPR). Le préfet avait prévenu trois jours plus tôt. Pas question d’aller déambuler dans le centre-ville, où la réouverture des boutiques augurait un afflux important de badauds.
Les manifestants ont désobéi, partant à 14 h 30 de la place de Verdun, face à l’hôtel de préfecture, pour rallier la place Saint-André, en plein cœur piétonnier de la capitale des Alpes. Face à eux, des gendarmes mobiles caparaçonnés et statiques, qui ont vu le gros des protestataires – plusieurs milliers au plus fort de la marche – se disperser vers 16 h 30.
Les étudiants en tête du cortège à Grenoble. © Maïté Darnault
Quentin, 27 ans, étudiant en histoire et membre du service d’ordre de l’Unef, est venu « exiger le retrait dans leur ensemble de ces deux lois » : « Elles sont liberticides car en donnant tous les pouvoirs à la police, elles permettent au gouvernement de poursuivre son projet antisocial. » Pour lui, la LPR se résume à la « précarisation du statut et des financements de l’enseignant-chercheur », et à une « criminalisation des mouvements étudiants ».
Mais Quentin voit aussi au-delà de sa corporation : « Faire reculer le gouvernement serait une victoire pour l’ensemble du mouvement social. On s’adresse à tous les secteurs, les facs et les lycées, mais aussi le monde du travail, les organisations syndicales et politiques. »
Cet appel à une lutte unitaire a reçu le soutien des représentants locaux des gauches, très actives à Grenoble – CGT, PCF, Génération.s, Europe Écologie-Les Verts, SUD-Solidaires, NPA, CNT. Une évidence pour Jérémie Giono, secrétaire général de la section de l’Isère du Parti communiste : « Le gouvernement est plus illégitime que jamais, et comme la crise sanitaire rajoute à cette illégitimité, il se protège par une dérive autoritaire. Les lois Sécurité globale et LPR constituent des atteintes sans précédent à l’État de droit », dénonce-t-il, pointant le « cynisme » de donner dans ce contexte « un blanc-seing à une frange violente de la police ».
« L’article 24 doit être retiré, pas seulement réécrit », estime Jérémie Giono, qui voit dans « la réécriture déjà concédée » par le gouvernement une « possibilité de gagner » pour son camp.
Et d’en appeler à la tenue « d’états généraux de la sécurité collective » afin de débattre démocratiquement des doctrines du maintien de l’ordre. Ses pistes : sortir de la logique « du coup de force policier » dans les manifestations et les quartiers populaires, et réinjecter « de la proximité au quotidien ». « La grande majorité des policiers sont républicains », tient à rappeler le syndiqué.
Au sujet de l’article 24 de la loi Sécurité globale, Nicolas Benoît, secrétaire général de la CGT 38, pointe, lui, le « désastre » de « vouloir bâillonner la presse » : « Où est passé l’élan “Je suis Charlie” ?, interroge-t-il. On risque de revenir au temps de l’ORTF. »
Non loin, la pancarte d’un manifestant proclame en écho : « On veut faire des selflics. » Elena, 22 ans, sympathisante du NPA, estime « le retour sur l’article 24 possible » mais craint que « ça ne change pas le fond » : « Si ça ne passe pas aujourd’hui, ça passera plus tard, je n’ai aucun espoir dans ce gouvernement », déplore cette étudiante en sciences politiques. Seule lueur pour elle, « venir de plus en plus nombreux » aux prochaines manifs, « tisser des liens entre les causes, entre les hospitaliers, les profs, les minorités », énumère-t-elle.
Sous son drapeau vert d’EELV, Ali, militant de 34 ans, craint que la crise du Covid n’ait « endormi les gens » : « Le confinement nous transforme en veaux, on se demande si ce n’est pas pour cacher des problèmes structurels que Macron détourne l’attention sur les supposés “islamo-gauchistes”. »
D’où l’urgence de faire valoir « la colère », dit Quentin, à l’Unef, en « s’organisant à la base, en gagnant en nombre, en étendant le mouvement ». Prochain rendez-vous pour les syndicats étudiants à Grenoble : une assemblée générale prévue ce jeudi sur l’un des sites du campus.
À Béziers, « Ménard dit quoi sur Mohamed Gabsi ? »
Par Prisca Borrel.– Dans le cortège de Béziers, qui a réuni près de 350 personnes, la manifestation contre la loi Sécurité globale entre en résonance avec un drame local. Ici, le visage en négatif de Mohamed Gabsi, mort à la suite de son interpellation musclée par la police municipale de Béziers le 8 avril dernier, s’affiche sur de nombreux panneaux.
Houda Gabsi en est persuadée : « Si l’interpellation de mon frère n’avait pas été filmée, l’affaire serait passée à la trappe. Si cette loi passe, c’est terrible, on en est l’exemple. » Une opinion largement partagée par Omar Khatari, autre figure de proue du comité Justice pour Mohamed Gabsi. « Nous sommes tout le temps en train de dire que nous nous battons pour que cela n’arrive pas à d’autres, mais avec cette loi, on ne pourra plus rien faire. »
Mohamed Gabsi est mort à la suite de son interpellation musclée par la police municipale. © Prisca Borrel
Au micro de l’intersyndicale à l’origine de la mobilisation, pas un discours ne fait l’impasse sur ce drame (FO, CGT, SUD, FSU…), ni sur le couple Ménard, aux manettes de la ville de Béziers. « Robert Ménard se répand dans les médias sur la nécessité d’avoir un pouvoir autoritaire dans notre pays, comme en Pologne ou en Hongrie. Mais il dit quoi sur les droits de l’homme en Hongrie ? Et il dit quoi sur Mohamed Gabsi ? », s’interroge Jean-Marc Biau, militant CGT.
Car si les conclusions de l’enquête n’ont pas encore été rendues publiques, le rapport d’autopsie pointe bel et bien la présence d’un syndrome asphyxique imputé aux pratiques de la police municipale, et les multiples vidéos du voisinage ont été apportées comme autant de pièces au dossier pour venir contrecarrer la version des agents mis en cause. Des éléments qui pourraient bien être remis en question par le fameux article 24, destiné à pénaliser la diffusion malveillante de l’image des forces de l’ordre.
Présente dans le défilé, Sonia a été l’auteure d’une des vidéos captées ce soir-là : « Sur le coup, je n’ai pas réagi, mais j’étais choquée par ce qui se passait en bas de chez moi. Et puis j’ai entendu un agent de police municipale demander à mon voisin d’arrêter de filmer, ça m’a mis la puce à l’oreille, raconte la jeune femme. J’ai vite couru vers mon téléphone, j’ai filmé et j’ai tout envoyé sur les réseaux sociaux. C’était comme un réflexe… Si c’était à refaire, je le referai, même avec cette loi liberticide. C’est affreux ce qui se passe », souffle-t-elle.
Une loi comme un permis de frapper en somme, dont la jeune Tia, 16 ans, ne veut pas entendre parler. « L’État protège les policiers, mais nous, qui nous protège de la police ? », questionne-t-elle.
À Béziers, pour l’élu d’opposition Nicolas Cossange (PCF), cette loi fait écho au contexte politique local à deux égards : « D’abord parce qu’il y a tout un volet sur la police municipale qui vise à faire des maires des shérifs de province, et des policiers municipaux, des agents à leurs ordres ! Et puis il faut préciser que la députée Emmanuelle Ménard [élue d’extrême droite sans étiquette et épouse de Robert Ménard – ndlr] a voté cette loi, alors qu’il y a deux ans quasiment jour pour jour elle paradait avec un gilet jaune sur les épaules », s’indigne le politique, qui y voit une nouvelle preuve du double discours tenu par l’extrême droite. « À l’heure du choix, elle est toujours du côté de la matraque. »
C’est d’ailleurs devant la permanence de Madame Ménard que s’est terminé le cortège, sous les huées et les pétards des manifestants en colère. « Robert Ménard tient un discours de haine. Avec ses discours, il autorise les gens à être racistes… Alors il ne faut pas s’étonner qu’à un moment donné, la police municipale parte en vrille. J’estime que l’affaire Gabsi est le premier vrai dossier de Robert Ménard, conclut Jean-Philippe Turpin, de la Cimade. Il est le résultat de sa politique. »
À Lorient, « plus il y a de monde, plus le parcours est long »
Par Déborah Coeffier.– « C’est pas compliqué : les manifs à Lorient, plus il y a de monde, plus le parcours est long. C’est comme la confiture, on étale », résume Jacques Brillet, professeur à la retraite et militant du SNUipp (Syndicat national unitaire des instituteurs, professeurs des écoles et PEGC). De mémoire de manifestant, il y a longtemps que l’on n’avait pas vu autant de monde dans un cortège de la ville aux cinq ports, 3 000 personnes au bas mot.
Des jeunes, des moins jeunes, des élus, des anonymes, des militants de tous bords, des défenseurs des libertés… Tous venus dire leur opposition à la loi Sécurité globale, sous le soleil très doux de cette fin d’après-midi. Dans une ambiance particulièrement bon enfant, au son de quelques binious et bombardes perdus dans la foule, les pancartes fièrement levées, les masques bien accrochés aux oreilles.
Beaucoup de jeunes parmi les 3 000 manifestants à Lorient. © Déborah Coeffier
Le corps enseignant était aussi venu en nombre. Derrière les barrières de la FSU (Fédération syndicale unitaire), ils étaient au moins une petite trentaine à s’être donné rendez-vous. « En tant qu’enseignant, on nous demande d’insuffler un esprit critique et un respect des libertés, et cette loi va à l’encontre de tous ces principes », résume Fabrice Rabat, professeur de SVT (Sciences et vie de la Terre) au lycée Charles-de-Gaulle à Ploemeur et co-secrétaire départemental du Snes (Syndicat national des enseignements de second degré).
« En remettant en cause le travail journalistique, c’est aux fondements même de la démocratie et aux piliers de la République que la loi s’attaque. La police fait son travail mais est gangrénée par des personnes qui n’ont rien à y faire. Il y a là une dérive de garde prétorienne et nos responsables politiques ne sont pas à la hauteur de la réponse à apporter », analyse Philippe Leaustic, professeur de SVT au lycée Colbert de Lorient.
Bien sûr, chacun a en tête les deux affaires qui ont défrayé la chronique cette semaine : l’évacuation particulièrement musclée de la place de la République à Paris par les forces de l’ordre et le passage à tabac de Michel Zecler par plusieurs policiers le week-end dernier, dont les images ont stupéfié le pays entier.
« Ces deux faits sont l’illustration même du message intolérable que véhicule la loi. La violence est absolument inadmissible. Nous sommes ici pour dénoncer mais aussi pour rappeler que nous avons un rôle d’éducation à la citoyenneté, et cette loi va directement à l’encontre des valeurs que nous devons transmettre à nos élèves », assure Pierre-Yves Moré, CPE (Conseiller principal d’éducation) au lycée Émile-Zola, à Hennebont.
Ce grand rassemblement pour dire tranquillement mais fermement un grand « non » à la loi Sécurité globale a aussi été l’occasion de se retrouver, en cette journée aux allures de déconfinement. D’ailleurs, le défilé s’est fini devant la sous-préfecture par un petit An Dro collectif (une danse bretonne). Promis, tout le monde s’est désinfecté les mains après.
À Tours, « moi j’apprends la discipline et le discernement à mes agents »
Par Jordan Pouille.– Batucada SUD Education en tête de cortège, syndicats CGT, FO et partis de gauche derrière. Des familles, des étudiants, beaucoup de retraités forment le gros des manifestants. Le cap des 3 000 manifestants est allègrement franchi à Tours, ce samedi.
Des gilets jaunes, pas plus de 200, sont disséminés çà et là. Comme ces trois mamies, anciennes aides-soignantes, la photo d’un Jérôme Rodrigues éborgné épinglée à la chasuble. « On pense très fort à lui aujourd’hui. Ce qu’a subi Michel, c’est ce qu’a vécu Jérôme. Cette brutalité, on la dénoncera encore et toujours. »
À 15 h 30, les manifestants ont quitté la place Jean-Jaurès, devant la mairie, rattrapé la préfecture, remonté la rue Émile-Zola pour rejoindre la rue Nationale, principale artère commerçante. Des clients sortent des galeries Lafayette à tâtons. Leurs sacs d’emplettes croisent des panneaux rageurs dénonçant les lois liberticides et les violences policières.
Défilé dans le centre piétonnier et autour des magasins ouverts. © Jordan Pouille
« Notre présence est surtout symbolique, car je ne vois pas comment l’article 24 pourra être validé par le Conseil constitutionnel », dit Jérémie, 44 ans, casquette noire Road 66 assortie à son masque et ses rangers. Seul le maillot détonne : il est jaune fluo. Jérémie a travaillé à la police aux frontières à Roissy du temps de son service national. Le voici à la tête d’une équipe d’agents de sécurité naviguant entre les gares de Tours et Saint-Pierre-des-Corps.
« Moi j’apprends la discipline et le discernement à mes agents. Je leur dis que quand tu interviens auprès d’une personne, tu es responsable de son intégrité, de sa dignité. Ils savent que s’ils en viennent aux mains, c’est qu’ils ont fait du mauvais boulot. Et puis, quand on travaille en gare, on est filmé en permanence et on l’accepte. La vidéo est aussi là pour vérifier qu’on ne rend pas les coups. »
Lors du premier acte des gilets jaunes, Jérémie était sur le rond-point d’Amboise, tout près du château. Dès le deuxième, il était sur les Champs-Élysées. « Et j’ai mangé tout de suite, une grenade lacrymogène dans le ventre. J’ai été blessé… D’ailleurs, il y a une vidéo sur YouTube, vous verrez. » Jérémie aimerait alerter sur les violences exercées par des policiers sur d’autres policiers, une réalité dissimulée. « Les policiers violents, croyez-moi qu’ils le sont aussi avec leurs collègues. Ceux qui se suicident, ceux qui partent en ont souvent été les victimes. »
Emmanuelle, 53 ans, manifeste en fauteuil électrique, le gilet jaune accroché à l’arrière. Elle roule à côté de Romain, 34 ans, SDF depuis un an et au RSA depuis trois ans, après qu’un emploi aidé de paysagiste à l’ADMR lui est passé sous le nez.
Emmanuelle dit avoir vu de près la brutalité policière. Non pas sur les ronds-points mais chez elle. « Ça remonte à loin, quand on est venu me chercher de force pour un séjour en psy : il y avait 17 personnes, policiers et pompiers, sans compter le médecin. Je ne voulais pas y aller, je me suis défendue mais il n’y avait pas moyen d’y échapper. Un kidnapping. »
Plus tard, toujours à son domicile. « Là, j’étais bien mais j’avais mis la musique un peu fort. Les policiers sont venus, ils étaient ignobles et m’ont laissé des bleus. À l’époque, je n’ai pas osé porter plainte. Contre la police, ça me semblait impensable. »
À 16 h 30, les manifestants se sont dispersés dans le calme. Plusieurs centaines de jeunes choisiront de redescendre la rue Nationale au cri de « Tout le monde déteste la police ! ».
De nos correspondants
• MEDIAPART. 28 novembre 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/281120/grenoble-tours-lorient-bordeaux-beziers-des-refus-multiples-qui-s-additionnent?onglet=full