« Plus jamais ça » ? Des tergiversations de la « communauté internationale »
L’une des particularités du tutsicide et du massacre des démocrates hutu, est de ne s’être pas déroulés à guichets fermés, à la différence du génocide des Herero accompli à une époque de faible développement des techniques de communication internationale, avant la société de l’image. En 1994, au Rwanda, il y a eu non seulement des journalistes étranger·e·s présent·e·s dès avant et pendant le génocide, mais il y a eu aussi une Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar) déployée à partir d’octobre 1993, dans le cadre de la mise en œuvre des accords d’Arusha, en contact direct avec le Secrétariat général des Nations unies, indirectement avec le Conseil de sécurité des Nations unies.
À titre de rappel, l’ONU, est censée veiller au respect de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide. Mais cette « sorte de conscience du monde » (selon Kofi Annan cité par le Rapport Quilès, p. 378) s’est avérée incapable de prévenir le génocide des Tutsi, alors que sa direction à New York (particulièrement le département des opérations de maintien de la paix – DPKO, sigle en anglais – dirigé alors par Kofi Annan) n’avait pas, dès janvier 1994, manqué d’informations en provenance de la minuar sur sa préparation, de source assez fiable. Ainsi, face à la montée de la violence meurtrière mettant à mal les accords d’Arusha, la Belgique avait proposé, en février 1994, l’adoption d’un « mandat plus ferme pour la Minuar [1] », adapté à l’évolution de la situation. Ce qui relevait pourtant de la prévention, à propos de laquelle existe la convention onusienne. Une proposition qui « ne semble pas avoir retenu sérieusement l’attention du Secrétariat ni celle des autres pays intéressés » (idem). Pas plus que quand débute l’exécution du tutsicide et du massacre des démocrates hutu :
« Quelques heures après l’accident d’avion, Dallaire [général canadien, commandant la minuar] envoyait un message à New York disant, “Donnez-moi les moyens et je pourrai faire plus”. Ses supérieurs du Département des opérations de maintien de la paix répondirent “que personne à New York ne s’intéressait à ça”. Dans une autre conversation téléphonique, tout aussi vaine, Dallaire demanda à nouveau 5 000 hommes et un mandat clair pour faire cesser les tueries [2] ».
Parmi lesquelles celle, par des militaires rwandais, le 7 avril 1994 , de la Première ministre (à partir de juillet 1993) du gouvernement de coalition (mis en place en 1992, entre le parti de Habyarimana, le MRND et les partis d’opposition, devant laisser la place au ‘gouvernement de transition à base élargie’, disposé par les Accords d’Arusha), Agathe Uwilingiyimana, une démocrate hutu du Mouvement démocratique républicain, et de la dizaine de soldats belges de la minuar en charge de sa sécurité.
Bien au contraire, la grande intelligence humaniste du Conseil de sécurité des Nations unies a pris la résolution, « à l’unanimité », de diminuer de presque 90 % l’effectif de la minuar, passant de 2300 à 270 militaires, après deux semaines de « travail » des militaires, miliciens, etc. aux ordres du gouvernement dit intérimaire (formé le surlendemain du début de cette tragédie, hors des accords d’Arusha, ainsi rendus caducs). Ce qui a, sans doute, été considéré par ce gouvernement génocidaire comme un encouragement à continuer. À titre de rappel, les membres permanents (5) dudit Conseil sont des “grandes puissances” détentrices du droit de veto, au contraire des membres non permanents (10), élus pour deux ans. Trois d’entre elles (Angleterre, États-Unis et France), se targuant d’ordinaire d’être des défenseurs universels des droits humains, ont tergiversé, manifesté un manque évident de volonté politique contre la violation du droit à la vie – « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » dit l’article 3 de la déclaration universelle des droits humains – de centaines de milliers de personnes, dans un pays de moins de 8 millions d’habitant·e·s alors. Les autorités états-uniennes décidant même d’un embargo sur le mot “génocide” dans la presse états-unienne qui est pourtant souvent vantée comme indépendante et très attachée à la liberté d’expression/information [3], voire devant servir de modèle à la presse du reste du monde. Ce qui était une façon de prévenir quelque supposée pression pour une intervention que pourrait exercer l’opinion publique états-unienne, censée assez sensible et solidaire aux malheurs du reste de l’humanité. Car l’administration Clinton passait pour être encore sous le choc du fiasco de l’intervention de l’armée états-unienne en Somalie (initiée en septembre 1992, à la fin de la présidence de Bush père, sous couvert des Nations unies, opération Restore Hope), d’où l’armée états-unienne avait dû se retirer, sous la présidence Clinton, suite à un accrochage avec les miliciens de l’un des clans en guerre (celui du général Mohammed Farah Aideed que la force onusienne voulait arrêter), ayant fait 18 morts parmi les marines (états-uniens). Avec en pire, pour la superpuissance alors sans concurrente, le corps de l’un de ses marines (un blanc, apparemment) traîné dans les rues de Mogadiscio par un milicien somalien (noir), devant les caméras des grandes chaînes de télévision, de tous les continents, ayant accompagné l’intervention-spectacle de l’armée états-unienne. C’est ce précédent qui expliquait qu’en plein génocide au Rwanda, le président Clinton a proclamé la décision de ne plus participer aux missions dites de maintien de la paix, en cas d’inexistence de quelque intérêt particulier pour les États-Unis [4], et de réduire la contribution financière états-unienne aux dites opérations [5]. Au moment où s’opèrent aussi des coupes assez claires dans les dépenses sociales, au niveau national (états-unien).
Quant aux deux autres membres permanents, généralement considérés, par leurs pairs ainsi qu’une partie de l’opinion publique internationale, comme étant non démocratiques (Chine et Russie), ils ont aussi manifesté, au final, le même manque de volonté. La Chine populaire ne considérant pas qu’il s’agissait d’un génocide – terme alors plus évité, à dessein, qu’utilisé en conformité avec l’évidence des faits. Une Chine étant d’ailleurs le pays d’importation, avec le Kenya, de centaines de tonnes de machettes – présentées de façon exagérée, sensationnaliste, comme l’Arme du génocide – celui d’une part de l’armement des Forces armées rwandaises, et une des créancières de l’État rwandais, de 1990 à 1994 [6]. La Russie étant, en ces matières, dans une position plutôt effacée, sans toutefois pencher du côté de l’humanisme exprimé par certains membres non-permanents dudit Conseil de sécurité.
Parmi les membres non permanents, certains (Nouvelle-Zélande, Nigeria, Espagne, etc.) ont en effet proposé de faire arrêter le génocide, mais en vain. Jusqu’à finir, face aux obstructions principalement des États-Unis d’Amérique, de la France et de la Grande-Bretagne, par se soumettre à ce qui était imposée comme la ligne du Conseil de sécurité. Celui-ci paraissant plus intéressé par l’instauration d’un cessez-le-feu par respect des Accords d’Arusha, auxquels l’Akazu n’avait pas caché son hostilité et dont la caducité, à compter du 6 avril, semblait échapper à l’intelligence dudit Conseil de sécurité. Il va de soi que du Rwanda, membre non permanent aussi, depuis janvier 1994, représenté, malgré tout, pendant le génocide par le gouvernement intérimaire (formé le surlendemain du début de cette tragédie, hors des Accords d’Arusha, ainsi rendus caducs), de l’organisateur du tutsicide et du massacre des démocrates hutu – non détenteur du droit de veto, certes, mais assez désinformateur -, il ne pouvait être attendu quelque volonté de les faire cesser ou un vote positif sur des décisions censées y contribuer, à l’instar de l’embargo sur les armes (pendant la perpétration de l’horreur). Bien au contraire, pour le gouvernement intérimaire, vivant en direct le manque de volonté, des membres permanents surtout, d’intervenir contre le génocide – évidemment dénié, le mot ne devant pas être utilisé officiellement par le Conseil de sécurité – et ses acteurs, le « travail » devait continuer jusqu’au dernier, à la dernière Tutsi, au dernier, à la dernière démocrate hutu, si possible. Par ailleurs, jusqu’à la victoire du FPR (juillet 1994) – mettant fin au génocide, non sans causer aussi des dizaines de milliers de mort.e.s civiles parmi les Hutu [7] –, sa participation au Conseil de sécurité ne gênait ni les membres permanents et autres de celui-ci, ni le Secrétariat général, pourtant assez bien informés sur la partie commettant le génocide.
Ainsi, le manque de volonté politique s’est confirmé après l’adoption, finalement, de la résolution sur le renforcement de la minuar ou minuar ii (17 mai 1994) : « l’ensemble des États Membres de l’Organisation n’ont pas voulu s’engager à fournir les troupes nécessaires qui auraient permis aux Nations unies d’arrêter les massacres [sic] [8] ».
En États néolibéralisés conséquents, certains – ainsi que des dirigeants du Secrétariat des Nations unies – ont insisté sur le coût financier, estimé exorbitant, d’une telle mission, considérée alors comme une parmi d’autres dans le monde. Le premier financeur de l’ONU, les États-Unis d’Amérique, s’illustrait alors depuis quelques années, par l’accumulation d’arriérés de sa cotisation [9]. Ce qui ressemblait à du chantage : généralement très attaché, en politique intérieure comme en politique internationale, au principe orwellien de l’inégalité parmi des supposé·e·s égaux/égales, l’establishment politique états-unien en général, considérait que le “multilatéralisme” des Nations unies post-URSS devait être à la disposition, se soumettre à la volonté des États-Unis d’Amérique. Le Congrès y veillait. Ainsi le Rapport Carlsson parle de « la pression constante que le Conseil de sécurité a imposée à la minuar afin de faire des économies et de réduire les ressources a créé elle aussi des difficultés, d’autant plus que la Mission était insuffisamment robuste dès l’origine » (p. 44). Ce que le Rapport Quilès exprimait plus clairement : « les États-Unis ont eu comme priorité principale d’éviter un engagement trop important des Nations unies dans la crise rwandaise pour des raisons à la fois budgétaires et politiques » (p. 378). D’où l’une des recommandations du Rapport Carlsson : dans l’avenir « l’élaboration du mandat d’une mission doit être guidée par le type de déploiement requis sur le terrain bien plus que par des considérations financières à court terme » (p. 60). Entre sauver des vies humaines ou économiser de l’argent – qui ne manquait pas aux États, comme l’a prouvé par la suite la France, avec son “opération Turquoise” –, c’est économiser de l’argent qui a été choisi. Malgré l’article 3, déjà cité, de la Déclaration universelle des droits humains dont est garante l’Organisation des Nations unies, destinée d’ailleurs à s’adapter au monde post-guerre dite froide, celui du néolibéralisme, ce capitalisme limitant à la plus petite expression l’humanisme imposé généralement à la bourgeoisie par les luttes de classe de l’après Seconde Guerre mondiale, par la peur du communisme.
Ainsi, après plus d’un mois de génocide et de massacre, considérés par les maîtres du monde comme non rentable économiquement, toujours presque « personne à New York ne s’intéressait à ça » sérieusement. D’autant plus, n’a-t-on pas manqué de penser, qu’en l’occurrence, il “ne” s’agissait “que” de vies africaines, négro-africaines. Comme le dira publiquement une décennie plus tard le Secrétaire général des Nations unies au moment du génocide, l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali :
« Un génocide en Afrique n’a pas bénéficié de la même attention qu’un génocide en Europe ou un génocide en Turquie ou dans une autre partie du monde. Il y a encore cette sorte de discrimination fondamentale contre le peuple africain et les problèmes africains. Aussi c’est pourquoi pour moi le Rwanda en est une sorte de symbole [10] ».
De surcroît, quand il s’agit d’un pays africain dépourvu de ressources pétrolières et de ces ressources minières excitant d’habitude, éveillant le supposé humanisme des puissances en général, des “démocraties occidentales” en particulier. Quant au lendemain du déclenchement du génocide, la minuar a été appelée par le DPKO à contribuer à une évacuation, par une opération de l’armée française (Amaryllis), il s’est agi des ressortissant·e·s étranger·e·s. Auxquel·le·s ont été joint·e·s, par des autorités françaises, des personnalités du régime rwandais et/ou leurs familles, parmi lesquelles la veuve Habyarimana, le patron de la RTLM, considéré·e·s sans doute comme parmi les plus menacé·e·s par la violence meurtrière, pourtant organisée par leur propre camp. La protection, par la suite, au fil du déroulement de la tragédie, des populations exposées au génocide n’a pas autant préoccupé le DPKO (ayant envisagé dès le 9 avril le retrait de la minuar « si les événements évoluaient dans un sens négatif » (Rapport Carlsson, p. 38). Autrement dit, si les massacres s’intensifiaient, un abandon – par la « sorte de conscience du monde » voulue par le chef du DPKO devenu par la suite Secrétaire général des Nations unies – de la population ciblée à elle-même, ou plutôt aux massacreurs et génocidaires. Parmi les êtres humains, il y en a qui le sont plus que d’autres, à en croire l’attitude des Nations unies.
En même temps, les Africains se trouvant alors à la tête des Nations unies pendant le génocide – Boutros Boutros-Ghali et son adjoint en charge du DPKO, Kofi Annan – ont, malgré certaines postures, montré, avec évidence, à cette occasion aussi, que la vie des peuples en général, africains en l’occurrence, ne faisaient pas, en pratique, partie de leurs priorités. Celles-ci étaient rythmées par les desideratas des puissants membres permanents du Conseil de sécurité (la France pour l’un, les États-Unis, voire la Grande-Bretagne, pour l’autre). Par ailleurs, la réactivité assez lente de Boutros Boutros-Ghali semblait même prolonger, en quelque sorte, les bonnes relations qu’entretenaient le gouvernement d’Hosni Moubarak, dont il avait été vice-Premier ministre chargé des Affaires étrangères (juste avant son élection à la tête des Nations unies en 1992), et celui de Juvénal Habyarimana (dont se réclamait le gouvernement intérimaire génocidaire), client de l’industrie d’armement égyptienne pendant la guerre, dès octobre 1990 [11]. Quant à Kofi Annan, son supérieur a affirmé plus tard, concernant son département, que « the DPKO at this time was very much involved with American administration and was acting, taking on consideration the demand or the recommendation of the American administration. American administration was very powerful. They have the control of DPKO [12] ». Ni l’un (dont le mandat n’avait pas été renouvelé, suite à une campagne résolue états-unienne), ni l’autre (ayant succédé au premier, avec le soutien sans discrétion des autorités états-uniennes) n’ont pas, par la suite, désapprouvé le constat établi [13], cinq ans plus tard, dans le Rapport Carlsson :
« La cause de l’échec absolu de l’intervention de l’Organisation des Nations unies avant et pendant le génocide au Rwanda peut être résumée comme un manque de ressources et un manque de volonté d’accepter l’engagement qui aurait été nécessaire pour empêcher et arrêter le génocide […] Elle manquait de troupes bien entraînées [14] et de matériel en bon état de fonctionnement. Le mandat de la mission était fondé sur une analyse du processus de paix qui s’est révélée erronée, et qui n’a jamais été rectifiée malgré les nombreux signes d’avertissement indiquant que le mandat initial n’était plus adéquat. Au moment où le génocide a commencé, la mission ne fonctionnait pas comme un ensemble cohérent » (« Conclusions », p. 32) [15].
Aucun de ces deux dirigeants africains des Nations unies n’avait jugé utile de démissionner après leur co-responsabilité dans l’échec de la non prévention du tutsicide.
Ce n’était pas bien différent, sinon pire du côté de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), postérieurement à son implication dans le processus d’Arusha. Que pouvait-il d’ailleurs être attendu, pendant l’atrocité déclenchée le 6 avril 1994, de ce qui était alors considéré, moqué comme un “club de chefs d’État” ou un “syndicat de chefs d’État” plutôt qu’un outil pour l’émancipation des peuples africains ? Trois décennies de supposée construction de « l’unité africaine » ont consisté essentiellement en une consolidation de la dépendance, du néocolonialisme, au niveau local/national comme au niveau panafricain (l’OUA était très dépendante financièrement des grandes puissances, généralement, les dirigeants des États membres s’enrichissaient de façon colossale ; l’Union Africaine l’ayant remplacée a, en 2018, opté pour la réduction, non pas pour l’extinction, de cette dépendance financière à l’égard des grandes puissances, des grandes fondations privées aussi, par exemple, pour son agence de développement le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique/NEPAD). Ainsi, « le 25 mai, le gouvernement éthiopien s’était formellement engagé à fournir 800 soldats [entièrement équipés, entrainés et disponibles pour servir au sein de la minuar ii] ; on ne put leur trouver un transport avant la mi-août, plus d’un mois après la fin du génocide [16] ». L’Éthiopie est pourtant séparée du Rwanda – selon l’itinéraire – soit que par le Kenya, soit par l’Ouganda en passant par quelque portion du Soudan et du Kenya. La distance Addis-Abeba – Kigali est presque la même que celle entre deux villes de la République démocratique du Congo : Lubumbashi (au sud) et Gbadolite (village natal de Mobutu qu’il avait érigé en « ville », au nord). Néanmoins, en juin 1994, troisième mois du génocide, l’aéroport de Tunis a connu un ballet d’avions de chefs d’Etats provenant du sud, du centre, de l’ouest, de l’est, du nord (voisinage de la Tunisie) de l’Afrique, pour participer – sans quelque mauvaise conscience concernant l’incapacité de donner suite à l’offre éthiopienne – au rituel sommet de l’organisation panafricaine. Au cours duquel, par ailleurs, le nouveau président de l’Afrique du Sud, dont l’accueil au sein de ladite organisation « relevait » ce sommet, Nelson Mandela avait fait état d’une certaine bonification de la situation financière de l’OUA : « ma délégation est aussi heureuse d’annoncer que nous avons eu l’honneur de payer la souscription fixée par l’OUA à l’Afrique du Sud. En plus, et comme marque de l’engagement de notre peuple à soutenir les efforts de paix en Afrique, nous avons le plaisir d’informer l’Assemblée que nous avons aussi ajouté une contribution d’un million de rands pour le fonds de la paix de l’OUA » [17]. Les autres États africains – bien que soumis à, ou sortant des programmes d’ajustement structurel néolibéral et livrés en permanence à la prédation de leurs dirigeants, principale source de leur accumulation de capital privé – auraient pu en faire autant pour le transport des troupes éthiopiennes. Mais, en plus de la traditionnelle insensibilité des dirigeants africains aux malheurs des peuples, ils attendaient plutôt, par attachement à la culture de dépendance néocoloniale, la suite des sollicitations auprès des puissances occidentales en général, de la France principalement pour les États de la Françafrique [18]. D’ailleurs, c’est à ce sommet que « la délégation du gouvernement génocidaire, avec à sa tête le Président intérimaire Sindikubwabo fut accueillie et traitée comme un membre à part entière de l’Organisation, devant qui elle représentait visiblement ses citoyens et parlait en leur nom », déplore le Rapport Masire (p. 142). Même si à cette occasion le nouveau chef de l’État sud-africain, Nelson Mandela avait parlé du « terrible massacre d’innocent·e·s qui se déroule sous nos yeux », de contribuer à faire cesser « le génocide qui se déroule au Rwanda », alors que les 2/3 des membres n’osaient pas alors utiliser le terme “génocide”, comme à l’ONU.
Comment l’OUA pouvait-elle ne pas recevoir le gouvernement d’un État membre, bien que non permanent, du Conseil de sécurité des Nations unies, dont une délégation a été reçue, en pleine perpétration du génocide des Tutsi et du massacre des Hutu démocrates, par le gouvernement d’un État membre permanent du Conseil de sécurité et réputé « pays des droits de l’Homme », un des financeurs de ladite organisation panafricaine et suzerain d’un cinquième au moins de ses États membres ? En somme, l’OUA avait reçu cinq sur cinq le message transmis par la France en recevant le gouvernement intérimaire génocidaire à Paris, car selon Alison Des Forges :
« Si les responsables français choisirent de garder le contact de manière aussi visible avec le gouvernement génocidaire, ils le firent en ayant pleinement conscience du message politique qu’ils transmettaient. Cela rendait le génocide respectable à Paris, ses partisans au Rwanda étaient encouragés et le gouvernement intérimaire disposait ainsi d’un levier lui donnant accès à d’autres capitales étrangères » (Aucun témoin…, p. 767) [19].
Les organisateurs de ce sommet de l’OUA prétendant vouloir faire cesser les “massacres” contribuaient ainsi à cet encouragement au « travail », à la continuation de l’exécution du premier génocide africain – n’en déplaise à pis que la légèreté morale et aux hallucinations du président français François Mitterrand considérant que « dans ces pays-là, un génocide c’est pas trop important [20] » – comme s’il y en avait déjà eu beaucoup d’autres.
Le Rapport Masire ne rapporte aucune expression publique de reconnaissance de l’indéniable faillite de l’OUA – ce qui était la moindre des choses à faire – de la part ni de son Secrétaire général, le Tanzanien Salim Ahmed Salim, ni des présidents en exercice successifs d’alors, l’Egyptien Hosni Moubarak et le Tunisien Zine al-Abidine Ben Ali (ayant pris le relais au sommet de Tunis), incapables d’entreprendre quoi que soit pour sauver des centaines de milliers de vies civiles qui devaient et pouvaient l’être. Une confirmation de plus, en quatre décennies de régimes post-coloniaux développant les inégalités, les injustices, violant généralement les droits humains des citoyen.ne.s, localement/nationalement, que la commune africanité n’implique pas une solidarité “naturelle” entre Africain·e·s, animé·e·s aussi, comme en d’autres régions du monde, par une diversité de conceptions de la vie, des intérêts différents, voire antagoniques.
Quatre ans après cette horreur, le président états-unien Bill Clinton a exprimé, à Kigali, comme un mea culpa de la « communauté internationale », non sans quelque falsification des faits :
« Nous n’avons pas assez vite réagi après le début des assassinats […] Nous n’avons pas immédiatement nommé ces crimes par leur véritable nom : génocide […] il y avait dans le monde des gens comme moi assis dans leurs bureaux, jour après jour, n’ayant pas pleinement apprécié l’intensité et la célérité avec laquelle vous avez été plongé·e·s dans cette terreur inimaginable [21] ».
Était ainsi subtilement évité de faire ressortir l’action obstructive états-unienne au Conseil de sécurité ainsi que la censure du mot “génocide” à laquelle était soumise la presse états-unienne, sur ses instructions, comme déjà évoqué plus haut. Il est vrai que dans l’entre-temps, le Rwanda post-génocide avait contribué – avec quelques autres armées africaines bénéficiant d’un aval états-unien – à la victoire militaro-politique de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Zaïre (AFDL, dirigée par Laurent-Désiré Kabila), sur l’armée d’un Mobutu (soutien, voire modèle de Juvenal Habyarimana en son temps) devenu – après trois décennies de loyaux services, au Zaïre et ailleurs en Afrique, récompensés par un soutien états-unien constant – encombrant pour la superpuissance en train de redéfinir sa politique africaine, post-guerre froide, en misant sur de prétendus « nouveaux leaders » africains, à l’instar de l’ougandais Yoweri Museveni (l’ancien maoïste passé au néolibéralisme, convoitant, par ailleurs, les ressources du Zaïre), alors un soutien du Rwanda post-génocide. L’autocrate zaïrois n’ayant plus pour principal soutien, depuis qu’avait soufflé le vent de la démocratisation en Afrique, que la France mitterrandienne (auto-proclamée partisane de la démocratisation en Afrique, à partir du discours de François Mitterrand au sommet France-Afrique à La Baule, juin 1990) se sentant pousser des ailes dans l’aire officiellement francophone de la région des Grands Lacs (africains). Le Rwanda ayant ainsi réglé, assez meurtrièrement, le problème des camps de réfugié.e.s hutu, contrôlés par des responsables du génocide des Tutsi et du massacre des démocrates hutu, ayant fait des réfugié.e.s hutu leurs otages, leurs boucliers. Ce n’est que cinq ans plus tard, que Bill Clinton va préciser son mea culpa : « si nous nous y étions pris plus tôt, je crois que nous pouvions sauver au moins le tiers des vies qui ont été perdues… cela m’a impacté durablement [22] ». Mais ce prétendu remords n’était plus une parole officielle, ce Clinton n’étant plus alors qu’un ex-président.
Quant à l’ancienne puissance tutélaire coloniale, la Belgique, elle s’est penchée sur son action avant et pendant le génocide par la constitution, après une Commission spéciale concernant les événements du Rwanda (janvier – avril 1997), d’une commission d’enquête parlementaire (30 avril – 6 décembre 1997). Enquête portant sur l’envoi de son armée au secours de l’armée rwandaise, en octobre 1990, son retrait un mois plus tard, suivi de la cessation de livrer à l’armée rwandaise des armes et munitions commandées auparavant, la coopération belgo-rwandaise de 1990 à 1994 (y compris celle bilatérale indirecte, à travers les ONG, par exemple), sa proposition d’un retrait de la minuar après l’assassinat des dix casques bleus belges, pendant le premier jour du génocide et du massacre, sa passivité à l’égard de RTLM – dont l’une des cibles était, avec les Tutsi et les Hutu démocrates, l’armée belge –, le rôle des sections belges de l’Internationale démocrate-chrétienne faisant du lobbying pour Habyarimana et son parti (MRND) et ayant, pendant le génocide, entretenu des relations avec le gouvernement intérimaire, etc. De cette enquête, tout en « soulign[ant] que de nombreuses personnes et organisations, tant civiles que militaires ont fait preuve d’un véritable engagement et d’une grande compétence », il se dégage, pour la commission, la responsabilité du gouvernement belge, du parlement, de l’armée, aussi bien le détachement au Rwanda que les autorités militaires en Belgique. Des dysfonctionnements, des déficiences ayant empêché la prévention – malgré certaines alertes –, puis l’arrêt du génocide, et certaines de ses répercussions. Celle de la « communauté internationale », précisément du Conseil de sécurité des Nations unies, du Secrétariat général, des dirigeants de la minuar, est aussi rappelée chaque fois qu’il le fallait. La publication du rapport (décembre 1997) a été suivie, deux ans plus tard (7 avril 2000), d’une demande de pardon, par le Premier ministre belge d’alors, Guy Verhofstadt (auparavant sénateur co-rapporteur de la Commission d’enquête) :
« Au nom de mon pays, au nom de mon peuple, je vous demande pardon. La communauté internationale tout entière porte une immense et lourde responsabilité. Un dramatique cortèges de négligences, d’insouciances, d’incompétences, d’hésitations et d’erreurs a créé les conditions d’une tragédie sans nom. J’assume ici les responsabilités de mon pays, des autorités politiques et militaires belges [23] ».
Certes, il ne s’agit pas d’une enquête sur le néocolonialisme belge dans ses anciennes colonies, ni même au Rwanda, mais un pas important dans la compréhension, la recherche de la vérité sur ce génocide. La Belgique n’étant que l’une des actrices non rwandaises, « bien que cela ne relève pas de sa compétence, la commission pense qu’il y aurait lieu d’examiner de plus près le rôle joué par la France avant, pendant et après les événements » (p. 704). Le sénat belge exprimant ainsi la considération de la France comme un soutien prééminent du régime de Habyarimana d’octobre 1990 à son assassinat. Voire du gouvernement intérimaire pendant le tutsicide.
Le cas de la France
La présence militaire française au Rwanda aux côtés de l’armée rwandaise est critiquée déjà avant le génocide. Chercheur·e·s, humanitaires et militant·e·s de certaines organisations de la société civile française, à l’instar de Survie, de la section hexagonale de la Fédération internationale des droits de l’homme, au courant de la répression d’innocent·e·s coupables d’être classé·e·s comme Tutsi et des militant·e·s des partis d’opposition, des massacres ayant suivi l’attaque de l’APR, aussi bien que du développement de l’extrémisme anti-Tutsi et anti-Hutu démocrates [24] interpellent les dirigeants de l’État français sur cette présence militaire (s’étant révélée plus tard dépourvue de base légale, comme déjà mentionné plus haut). Par exemple, dans sa note de 1990, déjà citée, « Jean-François Bayart incite-t-il la France au retrait, car sa présence militaire est vue comme une caution des arrestations, des exécutions, des massacres dont sont victimes le FPR, les Tutsi du Rwanda et les Hutu modérés [25] ». Y contribue aussi la publication l’année suivante, par Jean-Pierre Chrétien, dans la revue Politique africaine de l’article du journal Kangura contenant les « 10 commandements » du Hutu, précédé d’une présentation critique (déjà cité plus haut). Ce qui n’avait nullement impacté la politique française de soutien au régime de Habyarimana.
Pendant et après le génocide, sur la base de l’observation sur le terrain, de témoignages – y compris de quelques militaires français –, de divers documents, dont des officiels français et onusiens (qui sont désormais, en grande partie, accessibles en ligne sur des sites associatifs et individuels) etc., les dirigeants civils et militaires français (d’une présidence et d’un gouvernement dit de gauche – Parti socialiste, PS – jusqu’en 1993, puis d’une cohabitation, présidence de gauche et gouvernement de droite – Rassemblement pour la République, RPR – du Premier ministre Edouard Balladur, à partir de 1993) sont considérés comme avoir, d’une certaine façon, contribué à la préparation du génocide. En partageant avec les dirigeants extrémistes rwandais la lecture ethniciste (relayée par des journaux français demeurés assez attachés à l’approche ethnologique coloniale de l’Afrique [26]) de la crise politico-militaire. En encadrant (illégalement de 1990 à 1992) l’armée d’un régime ethniste en guerre non pas contre une armée étrangère « ougandaise » mais contre une partie de concitoyen·ne·s en armes. En participant à la formation des miliciens. En mettant un officier supérieur français quasiment à la tête de l’état-major de l’armée rwandaise. En participant au contrôle des pièces d’identité indiquant l’appartenance ethnique dans un contexte de recherche de supposées ennemi·e·s intérieur·e·s. Par sa passivité à l’égard de la RTLM appelant à l’extermination des Tutsi et leurs “complices”, les Hutu de l’opposition – des membres de la population ciblée ayant l’occasion de traduire ces appels, du kinyarwanda au français, pour des non kinyarwandophones. En ne réagissant pas de façon adéquate aux alertes sur un éventuel génocide, etc. Leur est aussi reproché l’attitude pendant le génocide : soutien au gouvernement intérimaire (dont le processus de formation est passé par l’ambassade de France, entre autres) organisant/supervisant la perpétration du génocide ; atermoiements favorables aux génocidaires, voire obstruction, au Conseil de sécurité des Nations unies ; réception à Paris, par le gouvernement et la présidence de la République, d’un ministre du gouvernement génocidaire et du chef d’un parti extrémiste, propagandiste avéré de la haine génocidaire ; fourniture d’armes à l’armée rwandaise ; évacuation, par l’Opération militaire française Amaryllis, de personnes apparemment plus humaines que les autres ainsi que des extrémistes du régime Habyarimana et leurs familles, mais en abandonnant le personnel de la Coopération française – seul 1 agent sur 16 « (tutsi pour la plupart) » a été évacué (Rapport Duclert, p. 372) – ; sauvetage très sélectif des Tutsi pendant l’opération Turquoise dite humanitaire, mais dont l’ambiguïté était prévisible bien avant son autorisation onusienne ; couverture de la fuite au Zaïre des autorités génocidaires, etc.
Sous la pression d’articles de presse et de revues académiques/scientifiques, de brochures et livres publiés par des collectifs (Médecins sans frontière, Survie, organisations de droits humains, etc.) ainsi que des individus, l’examen officiel par la France, souhaité par la commission du sénat belge, est entrepris un trimestre plus tard, sous forme de Mission d’information parlementaire de la commission de la défense nationale et des forces armées et de la commission des affaires étrangères sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994 (mars – décembre 1998).
La qualité de nombre de personnes auditionnées par la mission fait du rapport une source d’informations, voire d’analyses intéressantes n’échappant pas certes à une certaine édulcoration. Par exemple, le rapport rejette l’idée de l’invasion du Rwanda par une armée étrangère, « ougandaise » en l’occurrence – « l’obsession du complot anglo-saxon » (p. 31) [27] –, reconnaît, par exemple, la présence, avant le génocide, des militaires français aux points de contrôle des pièces d’identité indiquant l’ethnie assignée et pouvant coûter la vie (p. 172),) –, la fourniture française d’armes jusqu’à la veille du génocide (p. 180), malgré les accords d’Arusha (août 1993), « la sous-estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime rwandais. La France n’a pas porté un regard suffisamment critique sur les réalisations et la politique du Président Habyarimana et de certaines forces politiques rwandaises » (p. 358 et 360), « une coopération militaire trop engagée » (p. 355), « personne ne pouvait imaginer ce qui s’est passé, mais tout le monde s’accorde à dire que les risques d’un déchaînement de la violence se trouvaient réunis. La France comme les autres, les a parfaitement perçus. Elle n’a pas su tirer de cette appréciation les enseignements adaptés », (p. 363). Mais il rejette, par exemple, l’idée d’une participation des militaires français à la formation des miliciens, plus étayée plus tard [28]. Ainsi, le rapport – produit par les 19 parlementaires dont 8 du PS (le président de la mission, et les deux rapporteurs inclus) alors au gouvernement (Lionel Jospin, Premier ministre) en cohabitation avec le RPR (Jacques Chirac, président de la République) dont 3 parlementaires participent de la mission – conclut principalement à des « erreurs d’appréciation » (p. 353). Bref, sans être aussi patriotique que souhaité par les membres RPR et alliés de la mission, n’ayant pas voté positivement l’adoption du rapport, en arguant que « dans la tragédie rwandaise, la France seule, contrairement à la quasi-totalité de la communauté internationale, n’a pas failli […] Au total, notre pays peut et doit être fier de l’action qu’il a conduite dans ce malheureux pays » (p. 405-406), le rapport n’ébranle pas le récit officiel, mais le nuance, occulte (après avoir choisi de ne pas auditionner certaines personnes françaises pourtant assez impliquées) certaines informations apportées par des auditions [29] (néanmoins exploitables dans une perspective critique), biaisant ainsi l’établissement de la vérité. Comme c’est souvent le cas dans le cadre bourgeois, de surcroît dans la relation néocoloniale. Des erreurs, mais sans « la responsabilité de la France » évoquée quatre ans auparavant par Jean-Pierre Chrétien, comme en réaction anticipée au mitterrandien « La France n’a aucune responsabilité dans ce drame » (Mitterrand à Yoweri Museveni, en visite à Paris le 1er juillet 1994, Rapport Duclert, p. 476).
Conclusion non surprenante, car découlant aussi du choix d’une mission parlementaire plutôt que d’une commission d’enquête parlementaire, aux pouvoirs importants, et pour ce qui pourrait s’ensuivre, comparativement à une simple mission parlementaire [30].
Deux décennies plus tard, la responsabilité de la France étant même tantôt énoncée comme complicité dans le génocide – par le régime de Kigali, des rescapé·e·s du génocide, des chercheur·e·s et collectifs critiques de la Françafrique, etc. –, en guise de critique des limites du Rapport Quilès, le président français, Emmanuel Macron, a relancé la recherche de la vérité. Non plus par le parlement, mais par une commission d’historien·ne·s, présidée par Vincent Duclert. Mais, sans la participation d’un·e seul·e spécialiste du Rwanda, voire d’un·e seul·e africaniste, au nom d’une supposée objectivité scientifique, devant être fondée ici sur l’absence de toute relation antérieure au terrain du sujet. Comme souvent, la neutralité du scientifique social consiste en une attitude non critique à l’égard du pouvoir, des idées dominantes. Ainsi une historienne de l’armée française, en activité dans un centre de formation du ministère de la Défense (protagoniste de la crise au Rwanda) et auteure acritique de l’entrée “Turquoise” dans un dictionnaire sur l’armée française – une « chercheuse embarquée », selon Le Canard enchaîné) – a été membre de ladite commission, jusqu’à ce que soit publié un article [31] sur la teneur, partisane du récit officiel, de ladite entrée. Un statut que ne pouvait ignorer le président de ladite commission, l’ayant composée. Tout comme la présence d’une autre personne, très impliquée en son temps dans un gouvernement du PS travaillant alors avec le régime de Habyarimana.
Bien qu’ayant reçu l’habilitation présidentielle à consulter « l’ensemble des fonds d’archives français concernant le Rwanda entre 1990 et 1994 (archives de la Présidence de la République, du Premier ministre, du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, du Ministère des Armées et de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda). » (Lettre de mission, 5 avril 2019), la Commission a néanmoins subi des « refus de communication ou de consultation, certes rares mais notables, opposés aux demandes de la Commission [qui] ont nui au caractère d’exhaustivité qu’elle a voulu donner à son travail », de la part du Bureau de l’Assemblée nationale concernant les archives de la Mission d’information parlementaire, comme du cabinet militaire du Premier ministre lui ayant imposé des modalités de consultation assez limitatives, etc. [32]. Fort probablement, parce que comme l’affirmait le chercheur François Graner (physicien et militant de Survie) bien avant la fin des travaux de la Commission Duclert : dans la consultation des archives « plus on avance, et plus le tableau est accablant » [33].
À partir de ces archives françaises consultées, la Commission écarte l’idée qui court depuis un quart de siècle, à partir de sa formulation interrogative dans le titre de l’ouvrage de François-Xavier Verschave (économiste et militant de Survie), Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda (1994) : « Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer » (ce qui en fait n’exclut pas que la consultation d’autres archives permettrait de le démontrer) quand bien même « la France s’est néanmoins longuement investie au côté d’un régime qui encourageait des massacres racistes. Elle est demeurée aveugle face à la préparation d’un génocide par les éléments les plus radicaux de ce régime. Au moment du génocide, elle a tardé à rompre avec le gouvernement intérimaire qui le réalisait […] Elle a réagi tardivement avec l’opération Turquoise qui a permis de sauver de nombreuses vies, mais non celles de la très grande majorité des Tutsi du Rwanda exterminés dès les premières semaines du génocide ». (p. 972-973), cette opération « qui, comme on l’a vu, a été pensée comme une opération militaire, notamment auprès du chef de l’État puis lancée comme une opération humanitaire » (p. 858). En effet, cette opération dite humanitaire avait commencé « avec des chasseurs-bombardiers Jaguar, Mirage F1, hélicoptères de combat, mortiers lourds, blindés, etc. [34] ». Par ailleurs qu’« il est pour le moins surprenant qu’au 25 avril [1994] la question puisse encore se poser de la réponse à donner à une demande de fourniture d’armement – qui plus est du gouvernement intérimaire » (p. 807). Des faits, entre autres, sur lesquelles s’appuient les partisan·e·s de l’idée d’une France complice du génocide des Tutsi, leur champ de recherche ne se limitant pas aux archives officielles françaises mises à la disposition, de façon parfois restreinte, de la commission des historien·ne·s professionnel·le·s [35]. Celle-ci a préféré conclure à « un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes » (p. 973) [36], « un aveuglement continu dans leur [autorités françaises]soutien à un régime raciste, corrompu et violent » (idem), appuyé en France sur « des pouvoirs élevés en matière diplomatique et militaire » du président de la République, « en particulier en ce qui concerne l’Afrique » (p. 973), « l’existence de pratiques irrégulières d’administration, de chaînes parallèles de communication et même de commandement, de contournement des règles d’engagement et des procédures légales, d’actes d’intimidation et d’entreprises d’éviction de responsables ou d’agents » (p. 974) – peut-on ajouter : comme dans les ‘satrapies’ de la Françafrique, héritières, est-il souvent oublié, de l’Etat de police colonial, ayant muté en suzerain néo-colonial.
Conscient des limites de ses sources, la Commission ne prétend pas avoir dit le dernier mot concernant le rapport de la France au génocide des Tutsi. Cependant n’aurait-il pas été possible de faire le choix méthodologique de confrontation des archives (« l’ensemble des fonds d’archives français concernant le Rwanda entre 1990 et 1994 (archives de la Présidence de la République, du Premier ministre, du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, du Ministère des Armées et de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda) ») non seulement à quelques dépêches de l’AFP et à quelques articles de journaux parisiens (Jeune Afrique inclus), mais aussi aux travaux (articles de revues scientifiques, brochures d’associations, livres collectifs et de chercheur·e·s historien·ne·s, politologues, sociologues professionnel·le·s, universitaires militants d’autres disciplines – mathématiques, physique, géographie, etc. –, journalistes, etc. [37]) ? Leur traitement des informations serait-il à considérer globalement comme de qualité scientifique inférieure [38] à celle du Rapport Duclert qui, d’ailleurs, en grande partie, ne vient que les confirmer ? La commission d’historien·ne·s n’aurait-elle pas enrichi son travail, par exemple, en accordant un certain intérêt à l’histoire des interventions militaires françaises en Afrique ? Cela, sans ôter à l’intervention au Rwanda la singularité d’être liée à un génocide, n’aurait-il pas permis d’éviter le biais du mythe de l’armée républicaine [39], de la République ayant exceptionnellement mal agi, commis des « erreurs d’appréciation », d’un État français ayant connu des « dysfonctionnements » inhabituels ? Comme l’a dit l’écrivaine rwandaise (une rescapée du génocide) Yolande Mukagasana, en réaction à la tribune d’Alain Juppé (ministre français des Affaires étrangères pendant le génocide) publiée dans Le Monde du 7 avril 2021 (mise à jour le 8 [40]), intitulée « Nous n’avons pas compris qu’un génocide ne pouvait supporter des demi-mesures », un « demi-mea-culpa tordu » selon elle : « Les mots ont un sens : parler de demi-mesure c’est insinuer que ne serait regrettable tout compte fait, non pas le compagnonnage avec les tueurs mais la tiédeur d’une politique trop timorée. Donc sous-entendue bonne au fond [41] ». Un préjugé favorable souvent exprimé dans l’appréciation des actions des États capitalistes développés, comme les “anciennes” puissances coloniales (États-Unis inclus, hors d’Afrique) en évacuant leur nature néocoloniale, leur permanente complicité historique dans l’oppression des peuples.
La compréhension de l’impérialisme, généralement considéré désormais comme une catégorie caduque, est remplacée par un moralisme, faisant aussi de la « communauté internationale » une force du bien. Ce n’est pas un monopole de la droite. Ce préjugé s’exprime aussi dans un certain étonnement à l’égard du comportement de François Mitterrand, ancien dirigeant colonial, ministre de l’Intérieur (1954-1956), puis Garde des Sceaux pendant la Guerre d’Algérie (1956-1958, avalisant l’exécution des indépendantistes algériens, même si bien plus tard, comme président de la République, il abolit la peine de mort), finalement Chef d’État néocolonial. Son histoire est aussi celle de n’avoir pas initié une reconnaissance du génocide des Arménien·ne·s, de n’avoir pas reconnu la responsabilité de l’État français du maréchal Pétain dans la déportation des Juifs/Juives (bien au contraire, il déposait régulièrement, en étant président de la République, une couronne de fleurs sur sa tombe), de n’avoir pas nommé, devenu président (de “gauche”) de la République, ce qui s’était passé en Algérie une “guerre” (d’indépendance pour les Algérien·ne·s, de maintien de la colonisation pour la France), non pas des « événements » dans le récit officiel français, etc. Une culture donc, d’indifférence à l’égard de ces crimes. Partagée néanmoins parmi les dirigeants de la République française et non attribuable à un seul individu, aussi présidentialiste soit la République française. Ainsi, ce n’est pas mineur, « On observera donc que le génocide proprement dit des Tutsi n’est quasiment pas documenté par des sources françaises officielles » (Rapport Duclert, p. 311). Un « détail », comme dirait l’autre ?
De la réconciliation franco-rwandaise. Kagame et Macron, un horizon commun
Le Rapport Duclert a été accueilli à Kigali comme une avancée vers la vérité, des responsabilités françaises ayant été reconnues, presque deux ans après l’instauration par la France du 7 avril comme journée de commémoration annuelle du génocide des Tutsi (décret n° 2019-435 du 13 mai 2019). La lourde responsabilité de la France, selon le Rapport Muse commandé de son côté par le gouvernement rwandais et publié moins d’un mois après le Rapport Duclert, est d’« avoir permis un génocide prévisible […] les autorités françaises l’ont fait pour faire avancer leurs propres intérêts, en particulier le renforcement et l’expansion du pouvoir et de l’influence de la France en Afrique. Et, ils l’ont fait en dépit de la constant et sans cesse croissante prévisibilité d’un génocide » [42]. De part et d’autre, sans affirmer vouloir mettre un terme à la recherche de la vérité, la priorité c’est « l’espoir de sortir de cette nuit et de cheminer de nouveau ensemble. Sur ce chemin seuls ceux qui ont traversé la nuit peuvent peut-être pardonner, nous faire le don de nous pardonner » [43] pour la construction d’un avenir commun sous la bannière du néolibéralisme.
Le FPR ayant eu lors de sa création des références progressistes, voire marxistes, entre autres, est propriétaire du holding Crystal Ventures Ltd, le premier employeur privé au Rwanda (ayant aussi des investissements à travers le monde, y compris en Europe) [44], dirigeant un État dont l’option capitaliste post-tutsicide ne s’arrête pas devant, par exemple, la complicité dans la prédation de certaines ressources minières de son grand voisin (le Rwanda est régulièrement accusé par un groupe d’experts des Nations unies sur la RDC de contribuer au pillage, par exemple, du colombo-tantalite ou coltan – si précieux aussi bien, par exemple, pour la téléphonie mobile que pour l’armement ultra-sophistiqué – de la RDC dont il est même devenu le premier exportateur mondial, bien que n’en ayant localement qu’une production artisanale).C’est l’un des États les plus néolibéralisés d’Afrique. Il est avec Maurice, les deux seuls États africains figurant parmi les 50 premiers en matière de facilité pour les affaires dans l’édition de 2020 (la dernière en date) du récemment défunt Doing Business (produit par le Groupe de la Banque mondiale) : 13e rang mondial pour celui-ci et 38e pour le Rwanda qui devance par exemple, le Portugal, les Pays-Bas, la Belgique. Ainsi, comme dans les années 1980 – de l’accumulation du capital, des richesses, par une infime minorité, dont les futurs organisateurs du génocide, d’un côté, et de l’autre l’aggravation de la pauvreté au sein des classes populaires –, le Rwanda est de nouveau dénommé la « Suisse de l’Afrique ». Ou, en ce temps de célébration de l’émergence de nouvelles puissances capitalistes (non occidentales), le « Singapour de l’Afrique » (Singapour, 2e rang de Doing Business). D’ailleurs Kagame ne cache pas son admiration pour Lee Kuan Yew, ayant dirigé ce pays (très attractif pour l’investissement capitaliste) de façon très autoritaire pendant presque quatre décennies. Le Rwanda en néolibéralisation et autoritaire de Kagame a besoin de capitaux et la France du libéralisme autoritaire de Macron veut non seulement redorer l’image de la France dans l’opinion “publique” africaine, mais aussi, voire surtout, enrayer le supposé déclin économique français (impérialiste/néocolonial) en Afrique (surtout dans ses anciennes possessions coloniales). Par exemple, en participant à l’essor néolibéral du Rwanda, au profit aussi, évidemment, du capital français. Des engagements ont été pris en ce sens lors de la visite du chef de l’Etat français à Kigali, étape majeure de cette réconciliation des deux Etats dont les deux chefs ne cachent pas leur pleine adhésion à la néolibéralisation de la mondialisation. Quand bien, le génocide des Tutsi et le massacre des hutu démocrates, en est une des pages, malgré l’occultation régulière du contexte et des motivations socio-économiques des génocidaires.
Jean Nanga
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