Chinon (Indre-et-Loire).– Jusqu’ici tout allait plutôt bien à l’hôpital de Chinon : on y trouvait des médecins en nombre, des urgences sans trop d’attente, une maternité renommée, un service de psychiatrie exemplaire. Puis tout s’est déréglé en quelques semaines : le 17 mai, le service d’urgences a été fermé, à la suite de l’arrêt de 95 % du personnel paramédical, malade ou épuisé.
Par ricochet, la maternité a été fermée elle aussi, car c’est un infirmier des urgences qui intervient au bloc en cas de césarienne. Cette maternité et ces urgences desservent pourtant un territoire rural de 85 000 habitants, entre Tours, Angers et Poitiers.
Jusque-là, tout allait même mieux que bien. Du 28 février au 4 mars, le service de psychiatrie de l’hôpital a reçu la visite des équipes de la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot. Au bout de leur mission, les cinq contrôleurs ont organisé une inhabituelle réunion avec les représentant·es de l’hôpital. Autour de la table, tout le monde tremblait d’être cloué au pilori, comme d’autres établissements hospitaliers, pour le non-respect des droits des malades.
Ce fut tout le contraire. Le 15 mars, Dominique Simonnot a écrit au ministre Olivier Véran : « Contrairement aux constats effectués ces dix dernières années [...],écrit-elle, cette visite a révélé des conditions de prise en charge des patients particulièrement respectueuses de leur droit d’aller et venir et de leur dignité. » Les soignants sont en nombre, comme les activités proposées aux malades, intégrées dans un « projet de soin ». Il n’y a pas de « sur-occupation des lits ». Les violences sont rares, comme les fugues, alors que les portes des services sont presque toujours maintenues ouvertes. Les patients ne sont jamais attachés. L’isolement dans une chambre fermée est rarissime : « La moyenne d’isolement est de 1,5 % [...] quand la moyenne nationale des établissements contrôlés dépasse les 22 % », insiste la contrôleuse.
La psychiatre Marion Baudry connaissait la valeur du travail de son service, sans en mesurer le caractère exceptionnel : « Nous ignorions que nous avions le taux de recours à l’isolement le plus bas de France. »
Alors que partout les portes se ferment en psychiatrie sur des patients aux droits essentiels niés, faute de moyens pour les accompagner dans le soin, ces si bonnes pratiques feraient-elles désordre aux yeux des autorités de santé ? Elles y voient au moins une source possible d’économies dans une politique d’austérité qui n’a jamais cessé.
Dominique Simonnot a donc pris la plume pour demander au ministre de « préserver le fonctionnement » du service, menacé par un projet de suppression de près de dix postes d’infirmières et de quatre postes d’aides-soignantes.
Olivier Véran lui a répondu le 8 avril par une quasi-fin de non-recevoir : le projet de réduction d’effectifs a été construit « en concertation » avec les équipes, affirme-t-il. Et tout cela est justifié par les « très grandes difficultés » financières de l’établissement.
La cheffe du service de psychiatrie Marion Baudry est « écœurée » par le double discours du ministre : « Au congrès national de la psychiatrie, en janvier 2022, Olivier Véran nous a dit : “La psychiatrie a été le parent pauvre de la médecine, elle est maintenant son enfant chéri.” Il y a un tel décalage entre ce qu’on nous dit, surtout depuis le Covid, et ce qui est fait sur le terrain. »
« Le ministère ne m’a pas appelée, poursuit-elle. S’il l’avait fait, je lui aurais dit que les cadres du service ont été concertés, mais les médecins ne l’ont jamais été. Nous sommes cadres et médecins, opposés à ces suppressions de postes, car elles vont diminuer la capacité des paramédicaux à faire du travail thérapeutique avec les patients, la possibilité de gérer correctement les crises et d’apaiser les tensions. »
Des arrêts massifs et des rappels pour « raison de service »
Sur l’ensemble de l’hôpital, la situation sociale est catastrophique : selon des membres de la commission médicale, jusqu’à 22 % du personnel a pu être en arrêt au même moment. « Les arrêts, même longs, ne sont jamais remplacés, explique Alexandre Robert, du syndicat FO, majoritaire. La direction demande au personnel de faire des heures supplémentaires, de revenir travailler sur leur repos “pour raisons de service”. Elle a même diminué des deux tiers le nombre de remplaçants pendant l’été. Pour “raisons de service”, on annule donc même nos vacances. On ne supporte plus la “raison de service”. On aime notre boulot, mais on a une vie. »
Les résultats d’une enquête du syndicat FO conduite début 2022 auprès de 357 des 1000 salariés de l’établissement confirme : plus de 80 % des infirmières ou des aides-soignantes ont été rappelées sur un jour de repos. Et ils ne perçoivent, à 95,4 %, aucune forme de reconnaissance, aucune augmentation de moyens depuis la crise du Covid.
Dans ce contexte, quelques arrêts simultanés aux urgences ont provoqué une réaction en chaîne : le 17 mai, 95 % du personnel médical a été arrêté. « J’ai commencé le week-end précédent en étant la seule aide-soignante, au lieu de trois,raconte Doriane. La solution trouvée a été de faire travailler seule une élève aide-soignante, alors qu’elle n’est pas payée ni formée ! Elle a paniqué. Cela a été le stress tout le week-end, avec beaucoup d’attente, l’équipe a fini en pleurs. Cela fait trop longtemps que les arrêts longs ne sont plus remplacés. Tout le monde s’est épuisé. On est presque tous allés voir nos médecins traitants : ils nous ont arrêtés pour épuisement professionnel. Ce ne sont pas des arrêts de complaisance »,assure l’aide-soignante.
« Le service des urgences fonctionnait plutôt bien jusqu’ici avec deux ou trois heures d’attente, explique l’infirmier Léo. Sous l’excuse des excuses financières, on prône la médiocrité. »
Le paramédicaux ont le soutien sans faille des médecins, dont le docteur Guillem Bouilleau, responsable des urgences : « J’alerte sur la situation de souffrance au travail depuis des mois. Mais la direction ne nous entend pas.Et je n’ai reçu qu’un seul appel de l’agence régionale de santé (ARS) : celui d’une médecin qui s’inquiétait de savoir s’il y aurait un lit dans l’hôpital pour sa mère. Quand ils ont besoin de nous, ils savent où nous trouver... »
Deux femmes ont accouché à leur domicile
La fermeture des urgences jusqu’au 7 juin a mis en surchauffe les hôpitaux alentour : les urgences de Loches ferment régulièrement, Saumur a alerté sur l’afflux de patients et le CHU de Tours en a renvoyés vers leurs médecins traitants.
La maternité a rouvert le 16 juin. Pendant le mois de fermeture, 44 femmes qui devaient accoucher à Chinon sont allées ailleurs : à Tours ou à Saumur, à 40 minutes de route, jusqu’à Châtellerault ou Poitiers, à une heure de route. Deux femmes ont accouché à leur domicile. L’urgentiste Guillem Bouilleau a accouché l’une d’elles. Il est catégorique : « Cette femme n’a pas eu le temps d’aller accoucher sur Tours, elle aurait pu accoucher à la maternité de Chinon. »
Comme la psychiatrie, la maternité de Chinon est un modèle. « On a vu arriver des femmes de bien plus loin. Certaines habitent chez des proches ou louent une maison quelques semaines pour pouvoir accoucher chez nous »,raconte l’aide-soignante Sophie Chevallier.
Cette maternité de niveau 1 a de sérieux atouts. Elle détient l’exigeant label « Ami des bébés » de l’Organisation mondiale de la santé. Les gynécologues-obstétriciens y sont très expérimentés car ils partagent leur temps entre Chinon et le CHU de Tours. La maternité dispose aussi d’une salle d’accouchement « nature », équipée comme celles des maisons de naissance qui pratiquent un accouchement physiologique non médicalisé : un simple lit, une grande baignoire et des écharpes de portage suspendues au plafond, qui soulagent la douleur des contractions.
De nombreuses personnes âgées sont aussi accueillies à l’hôpital : en gériatrie, en unité de soins de longue durée, en Ehpad. Tous ces services sont durement touchés par le plan d’économies. L’Ehpad public perd 58 lits. L’unité de soins longue durée doit perdre 10 % de ses postes de paramédicaux.
« Le matin, nous n’avons déjà que quatre ou cinq aides-soignantes pour 35 malades. Ils ne sont déjà douchés qu’une fois par semaine. On envisage de ne les doucher que tous les 10 ou 15 jours. On va moins les lever, ils auront plus d’escarres. On pourra moins passer de temps au repas, ils seront plus dénutris. C’est une perte de dignité », énumère le docteur Mathieu Borderie.
Ces annonces de suppressions tombent dans un climat social délétère. Les soignant·es dénoncent un « comportement inadapté » de la direction, un « manque de respect », du « mépris », un « détachement » vis-à-vis du vécu douloureux des soignant·es. Celle-ci a refusé de nous répondre, nous interdisant même l’accès à l’hôpital, oubliant que c’est un lieu éminemment public.
C’est finalement le maire de Chinon, Jean-Luc Dupont (LR), président du conseil de surveillance de l’hôpital, qui donne les clés de compréhension de la situation. L’hôpital est de manière structurelle en déficit et sa situation budgétaire s’est beaucoup aggravée avec le Covid : en 2022, il devrait dépasser les 8 millions d’euros, un record.
« Avec la tarification à l’activité, on est dans un système à bout de souffle. La taille de notre hôpital, ni assez petit ni assez grand, ne nous permet pas d’être rentable. On ne peut pas être financé comme un grand hôpital de centre-ville », s’agace le maire.
Les finances de l’hôpital sont surtout plombées par la maternité : avec ses 600 à 650 accouchements par an, elle est structurellement déficitaire. Mais des urgences à la psychiatrie, à la gériatrie ou à l’Ehpad, ce sont tous les services qui sont, dans le fonctionnement de la tarification à l’activité, peu rentables, d’autant plus dans un petit hôpital rural. En prime, les activités rentables – en particulier la chirurgie – sont aux mains du privé, la clinique Jeanne-d’Arc, adossée à l’hôpital.
Investissement, Covid, dette : aucune promesse n’est tenue
À Mulhouse, le 25 mars 2020, le président de la République avait promis aux hospitaliers « un plan massif d’investissement. C’est ce que nous leur devons ». L’hôpital de Chinon n’a rien vu : l’agence régionale de santé a supprimé en 2022 une aide de 2 millions d’euros et le soutien à la maternité de 600 000 euros, selon le budget que nous avons pu consulter. Les coûts de la crise Covid – les équipements de protection, les très nombreuses heures supplémentaires majorées, les renforts, les augmentations de salaire – devaient être compensés, ils ne l’ont été qu’en partie.
En 2019, la ministre de la santé a promis d’effacer un tiers de la dette des hôpitaux. Chinon en a bénéficié mais réalise que c’est un contrat de dupes. « Ils effacent dix millions d’euros de dette, mais c’est sur 10 ans ! On continue donc à payer des intérêts faramineux », explique le maire.
Et surtout, cet effacement est assorti d’un contrat avec l’agence régionale de santé, signé fin décembre 2021, dans lequel l’hôpital s’engage à « restaurer ses capacités financières » en se désendettant. S’il n’y parvient pas, l’ARS menace du « non-versement des crédits prévus », voire du « remboursement des sommes perçues ».
Comme d’habitude à l’hôpital public, c’est un cabinet de conseil, cette fois Capgemini, qui a réfléchi à la meilleure manière de remettre l’hôpital de Chinon sur de bons rails budgétaires. Le remède suggéré par les consultants fin 2021 est brutal : 15 lits et 19 postes supprimés, dont 9 aux urgences, selon le rapport de 12 pages que nous avons pu consulté. La direction a finalement décidé de préserver les lits, mais annonce actuellement des suppressions de postes, service par service. La psychiatrie et les services dédiés aux personnes âgées sont les plus touchés, la maternité et les urgences plus préservées.
Et ce n’est toujours pas suffisant pour l’agence régionale de santé, qui a refusé de valider le budget 2022 de l’hôpital. « On demande à l’hôpital de Chinon de le retravailler, car le déficit de cet hôpital est structurel », confirme la direction de l’ARS.
Une large mobilisation est née ces dernières semaines autour de l’hôpital. Quatre cents personnes ont manifesté à Chinon le 4 juin, une foule à l’échelle de cette ville de 9 000 habitant·es. Ils et elles étaient plus de 200 jeudi 17 juin, sous un soleil de plomb. Se tenait cet après-midi-là le conseil de surveillance de l’hôpital en présence de tous ses acteurs : l’ARS, le maire, la députée sortante Fabienne Colboc, la direction, les représentants de médecins, les syndicats, etc.
Les manifestant·es ont tapé fort sur les vitres de la salle de réunion pour exiger des réponses. Seul le maire Jean-Luc Dupont est sorti pour leur parler dans une ambiance houleuse. Il a annoncé la réouverture de la maternité après celle des urgences, mais aucune concession sur le plan d’économies. Le maire LR s’énerve d’être « le seul à se mouiller ».
Sous les coups de boutoir de la politique d’austérité, Chinon résiste encore. Mais le désenchantement gagne aussi. « Je travaille depuis 17 ans dans le service public,explique le docteur Bouilleau, responsable des urgences. Mon engagement était sans faille. Est-ce que j’ai envie de continuer ? Je me pose la question. Tout le monde se pose la question. Il est grand temps d’écouter les soignants, et de cesser de se laisser gouverner par les chiffres. »
Caroline Coq-Chodorge