Charsadda, Peshawar (Pakistan).–Il peut être difficile d’imaginer que ces étendues de terres et d’arbres étaient, il y a encore quelques semaines, submergées d’eau. Mais en y regardant de plus près, les murs en brique des habitations qui bordent le village portent encore la trace des inondations ayant touché le Pakistan en août et septembre.
« L’eau dépassait un mètre de hauteur, on peut voir une différence de couleur sur le mur de mon magasin », souligne Shahzad, 54ans, qui dit avoir « perdu toute la marchandise » de l’épicerie jouxtant sa maison. Fait étrange, au milieu du chaos, de la boue et des ordures qui jonchent le sol, le parterre devant son magasin et son habitation (soit quelques mètres seulement) vient d’être refait au ciment, permettant une meilleure circulation vers l’intérieur de son village, Shahikulala, situé dans la périphérie de Charsadda.
Une élection locale a eu lieu récemment, précise Shahzad tandis que les femmes l’observent derrière un rideau, depuis le pas de la porte. C’est un candidat venu constater les dégâts liés aux inondations qui a fait refaire ce bout de trottoir, « en échange de leur voix ». Dans la cour, des piles de briques entassées laissent deviner les murs de la cuisine et de la salle de bain, détruites par les eaux.
« Ces inondations ont été terribles pour nous, bien pires que celles de 2010. Ma maison a été très touchée cette fois-ci. » Sans doute parce qu’elle est en bordure du village et tout près d’une rivière, donc davantage exposée aux inondations, et que le mur construit juste en face, après les inondations de2010 en prévention d’autres catastrophes naturelles, a cédé cette année sous la pression de l’eau.
« Le plus important pour nous, c’est d’avoir de l’eau propre », nuance-t-il, alors que sa maison figure sur la liste de Médecins sans frontières (MSF), qui ratisse les villages autour de Peshawar depuis le mois d’octobre pour nettoyer et décontaminer les puits domestiques endommagés par les inondations.
« Hier, on a fêté notre centième puits », savoure Roland, le mercredi26octobre, lui qui a fait de l’eau son métier il y a près de trente ans. Chargé des opérations dans la région de Peshawar pour MSF, il se glisse derrière le rideau d’une maison partagée, à une centaine de mètres de celle de Shahzad.
Éviter la propagation des maladies liées à l’eau
Nous le suivons et nous laissons guider par le bruit strident d’un moteur ; celui d’une pompe, posée au bout de la cour, occupée à aspirer la terre et autres résidus accumulés au fond du puits, autour duquel cinq hommes se sont amassés pour superviser les travaux.
Vêtu d’un shalwar qameez bleu ciel, une tenue traditionnelle du Pakistan, MukhtarAhmad, l’un des habitants et représentant des familles qui cohabitent ici, tient fermement un miroir au-dessus du puits pour permettre aux équipes de MSF d’observer les entrailles du gouffre.
« L’eau a déjà été extraite, précise Roland, il n’y en a pas beaucoup à cette période de l’année, à peine vingt centimètres. » Elle a été placée temporairement dans une grande bassine blanche, à droite de la pompe, en attendant que le fond du puits soit décrassé.
Ici, la tâche est rude : la pompe recrache des trombes de boue qui s’échappent ensuite par une évacuation percée dans le mur, donnant sur l’extérieur de l’habitation, tandis qu’une sorte de pistolet asperge les parois intérieures du puits pour les désinfecter.
« Il y a un vrai challenge technique », relève le responsable des équipes MSF, qui précise que les puits de cette région du Pakistan, située à l’ouest d’Islamabad, ont la particularité d’être très étroits. « En temps normal, en Afrique par exemple, on descend au fond du puits pour récurer avec une pelle et un seau puis on frotte les parois avec du chlore. Si on descendait dans un tel puits, les émanations de chlore nous tueraient. »
L’eau de ce puits n’avait jamais été nettoyée ni décontaminée après les inondations de2010, nous confie Mukhtar Ahmad, par manque de moyens financiers. « Presque tout le monde a développé des maladies de la peau », complète AbdulRehman, responsable des opérations de nettoyage pour l’ONG.
En début d’après-midi, nous suivons Riffat et Hamida, deux Pakistanaises chargées de la promotion de l’hygiène pour MSF, lorsqu’elles s’introduisent dans une chambre pour aller à la rencontre des femmes. Sumera et sa sœur, ainsi que sept enfants, vivent dans cette pièce d’à peine dix mètres carrés, où l’eau s’est infiltrée lors des inondations, les contraignant à fuir chez des proches basés à Peshawar.
« À notre retour, quatre jours plus tard, la maison était pleine de boue et d’eau. Notre salle de bain et les WC sont encore bouchés aujourd’hui. On n’a pas eu d’électricité pendant cinq jours. Mais la principale difficulté, c’était l’eau », déplore-t-elle.
On n’aurait jamais eu les moyens de régler ça nous-mêmes, on aurait continué d’utiliser cette eau.
Le puits inondé, puis contaminé, la famille a développé toutes sortes d’infections au contact de l’eau, des maladies de la peau, des diarrhées sévères… Le fils de Sumera a aussi eu la malaria en septembre, échappant malgré tout à la dengue qui sévissait dans le village.
« On prenait l’eau de la pompe à l’extérieur pour la consommer. Mais pour se laver ou cuisiner, on utilisait l’eau du puits qui était contaminée. On n’aurait jamais eu les moyens de régler ça nous-mêmes, on aurait continué d’utiliser cette eau. L’eau c’est la vie, on en a besoin pour tout. Avant les inondations, on utilisait l’eau sans modération, maintenant on fait très attention. »
Dans cette maison partagée, les femmes ne travaillent pas ; et pour pouvoir les photographier, il faut attendre qu’elles enfilent une burqa intégrale, qui ne leur offre qu’un semblant de vision grâce à de minuscules trous percés dans le tissu au niveau des yeux.
« Sinon, mon mari ne me laissera pas », sourit-elle au moment où nous capturons l’instant. Dans cette région du Pakistan, connue pour être plus conservatrice que d’autres, les quelques femmes que nous croisons sur les routes, au milieu des champs de coton et de blé, portent toutes cet accessoire et sont accompagnées d’un homme.
L’ONG a donc préféré, pour être sûre de pouvoir toucher également les habitantes des villages, recruter des femmes pour la promotion de l’hygiène. « C’est plus facile pour nous d’entrer dans leur pièce de vie et de créer du lien », explique en ourdou Hamida, qui passe parfois plus d’une heure à leurs côtés pour les sensibiliser aux « bons réflexes » d’hygiène.
Pour Roland, qui enchaîne les missions MSF autour de l’assainissement de l’eau, à Madagascar pour du forage, au Vanuatu après un cyclone, en Indonésie après un tremblement de terre ou sur l’île de Gizo après un tsunami, la situation au Peshawar est « sournoise ».
« On n’est plus vraiment dans l’urgence des inondations mais dans une urgence liée à la qualité de l’eau. On raisonne souvent en nombre de morts, et avec l’eau, on se dit qu’il n’y en a pas tant que ça… Mais il va y avoir des maladies chroniques, des maladies de la peau, la typhoïde ou même des handicaps liés à ces maladies. Et si on ne fait rien, d’ici quelques mois, la situation sera critique. »
Ses équipes repèrent les villages à cibler grâce à la clinique mobile MSF, qui fait elle-même le tour des villages pour proposer des soins gratuits. Les puits à traiter en priorité sont sélectionnés à la suite d’une réunion avec le responsable et l’imam du village, qui dressent une liste des foyers à visiter. « Comme ça, on ne choisit pas de notre côté de manière arbitraire. »
Au dehors, les équipes se lancent dans la seconde étape, consistant à désinfecter l’eau stockée dans la bassine durant le nettoyage du puits à l’aide d’une petite pompe et de chlore, puis à la transvaser dans le puits. Il faut attendre 24heures pour laisser le chlore agir et pouvoir de nouveau consommer l’eau.
500 puits décontaminés d’ici décembre
Mais Roland alerte sur les points négatifs qui ne permettront pas de conserver une eau saine dans la durée : le puits n’est pas couvert pour protéger l’eau des bactéries, la dalle de sol autour du puits laisse l’eau stagner, les joints entre le sol et le puits sont usés, laissant l’eau sale s’infiltrer.
Dans la maison voisine, où vivent vingtspersonnes de différentes familles, Robin, chargé de l’approvisionnement, observe la pompe qu’il a dû dénicher d’occasion et acheminer depuis Islamabad. Face aux difficultés rencontrées pour trouver des pompes, l’ONG doit les faire venir de France. Deux autres devraient bientôt arriver avec de nouvelles équipes, faisant grimper leur nombre à cinq.
« Au départ, explique Roland, l’idée était qu’on forme les habitants en leur donnant le matériel. Mais comme on ne le trouve pas, on fait tout nous-mêmes, ce qui nous oblige à revoir nos objectifs à la baisse. » 500puits seront décontaminés d’ici décembre, contre 1 500 prévus.
Ce second puits – les équipes en décontaminent en moyenne douze par jour actuellement – est moins sale que le précédent : les hommes ont déjà tenté de le nettoyer deux mois plus tôt, en prenant le risque de descendre au fond.
« On a fait ce qu’on a pu mais ça n’a pas marché. On a ensuite fait venir un gars du marché qu’on a payé 1 500 roupies. Si l’ONG n’était pas venue, on n’aurait jamais su qu’il y avait toujours des bactéries dans l’eau », raconte Mashal, l’une des habitantes, dans la petite pièce qu’elle partage avec dix autres femmes.
Pour optimiser l’espace, cinq lits sont encastrés, comme des legos, et des étagères font le tour des murs, en hauteur pour accueillir toutes sortes de marmites et de théières en acier. Sans dire mot, Mashal se saisit d’une machette et commence de peler une canne à sucre pour nous en tendre un morceau.
« Les murs sont fissurés, pointe-t-elle du doigt, et les pieds de nos lits ont été déstabilisés par l’eau, qui atteignait presque un mètre dans la chambre. » Les femmes ont dû poser des pierres sous certains pieds pour réajuster la hauteur des lits, expliquent-elles.
Après s’être réfugiées quelques jours à Charsadda, elles sont revenues par les toits des maisons car les rues étaient « pleines d’eau ». « Il a fallu vider l’eau et la boue à l’intérieur des chambres et faire attention aux serpents. » Mashal estime malgré tout avoir échappé au pire, faisant référence à son expérience des inondations en 2010.
« Notre maison avait été détruite et on avait dû vivre dans des camps de déplacés internes. Ce sont les ONG qui nous ont aidés à la reconstruire, en la surélevant un peu pour anticiper d’autres inondations », se réjouit-elle, évoquant les quelques marches permettant d’accéder à sa chambre.
Après les inondations cette année, l’eau de leur puits était « jaune » et les enfants devaient aller chercher de l’eau chaque jour dans des jerricans, à l’aide d’une brouette, à la pompe publique la plus proche. « Ensuite, les écoles ont rouvert, ce qui les obligeait à y aller tôt le matin avant d’aller en classe. C’était trop fatigant, alors on s’est remis à consommer l’eau de notre puits. »
La situation dans la région de Peshawar reste différente de celle du Sind, du Baluchistan ou du Penjab, où les maisons ont été ravagées par les eaux ; sans doute parce que le mur installé après 2010 a aidé à protéger les environs (bien qu’il ait fini par céder), et parce que les murs des habitations avaient été renforcés à l’aide de ciment.
« Certains ont perdu du bétail ou leurs cultures, mais il n’y a pas eu de camps pour déplacés internes et la population s’est vite réinstallée chez elle. La vraie problématique ici, c’est l’eau », conclut Roland.
Nejma Brahim