La comparaison des PIB étasunien et chinois, mesurés nominalement et non en parité du pouvoir d’achat si l’on veut évaluer la puissance économique et non le niveau de consommation, montre un fulgurant rattrapage de la Chine par rapport aux ÉU. Alors qu’en 1990, le Chine ne comptait que pour 2% du PIB mondial, cette proportion grimpait à 18% en 2021. On aurait pu penser que le PIB étasunien, par compensation statistique, aurait décru. Il n’en est rien : il se maintient à environ 25% bien qu’il eut été de 40% au sortir de la Deuxième guerre mondiale. Ce sont les proportions du PIB des autres pays du vieil impérialisme qui ont dégringolé : le Japon de 14% à 5%, l’Allemagne de 7% à 4%, la France de 6% à 3%, le Canada de 3% à 2% soit un peu moins. Par contre, la part de l’Inde passait de 1% à 3% tout comme sont à la hausse celle de plusieurs pays du sud-est asiatique.
Les ÉU, le capitalisme le plus riche, productif et innovant… aux dépens de son peuple
Dans un article très remarqué de The Economist, le magazine phare du capitalisme occidental démontrait que « [l]’Amérique reste la grande économie la plus riche, la plus productive et la plus innovante du monde. » :
En 1990, l’Amérique représentait un quart de la production mondiale, aux taux de change du marché. Trente ans plus tard, cette part est pratiquement inchangée, alors même que la Chine a gagné en puissance économique. La domination américaine sur le monde riche est surprenante. Aujourd’hui, elle représente 58 % du PIB du G7, contre 40 % en 1990. Ajusté en fonction du pouvoir d’achat, seuls les habitants des États pétroliers et des centres financiers ultra-riches bénéficient d’un revenu par personne plus élevé. […]
L’Amérique compte près d’un tiers de travailleurs de plus qu’en 1990, contre un dixième en Europe occidentale et au Japon. Et, peut-être étonnamment, plus d’entre eux ont des diplômes d’études supérieures et de troisième cycle. Certes, les Américains travaillent en moyenne plus d’heures que les Européens et les Japonais. Mais ils sont nettement plus productifs que les deux. […]
Les entreprises américaines détiennent plus d’un cinquième des brevets déposés à l’étranger, plus que la Chine et l’Allemagne réunies. Les cinq plus grandes sources d’entreprise de recherche et développement (R&D) sont américaines […]
L’Amérique a l’avantage d’un grand marché de consommation sur lequel répartir les coûts de R&D, et d’un marché de capitaux profond à partir duquel lever des fonds. Seule la Chine, et peut-être un jour l’Inde, peut se targuer d’un pouvoir d’achat d’une telle ampleur. […]
L’Amérique a la chance d’avoir une population plus jeune et un taux de fécondité plus élevé que les autres pays riches. Il n’est peut-être pas facile d’y remédier ailleurs, mais les pays peuvent au moins s’inspirer de la forte proportion d’immigrants aux États-Unis, qui en 2021 représentaient 17 % de sa main-d’œuvre, contre moins de 3 % dans le Japon vieillissant. [1]
Et parce que le boom du gaz s’est fait au détriment du charbon, [l’Amérique] a réduit les émissions de gaz à effet de serre. Bien qu’il y ait eu peu de politique climatique fédérale digne de mention jusqu’à récemment, les émissions industrielles de dioxyde de carbone aux États-Unis sont inférieures de 18 % par rapport à leur pic du milieu des années 2000. Maintenant que l’Amérique tourne délibérément son attention vers d’autres ressources que sa taille fournit en abondance - comme le soleil et les plaines et côtes venteuses - elle devrait accélérer cette tendance. [2]
Un commentaire du New York Times basé sur la chronique qui y tient le lauréat du prix Nobel Paul Krugman fait remarquer que :
Depuis 2000, le PIB par habitant aux États-Unis a augmenté de 27 %, mais le revenu médian des ménages n’a augmenté que de 7 %. En revanche, le revenu des 0,1 % des mieux rémunérés a bondi de 41 %. […]
Lorsque vous examinez les mesures générales du bien-être, les États-Unis cessent d’avoir l’air si attrayants. Nous avons l’espérance de vie la plus faible de tous les pays à revenu élevé, une évolution relativement récente. Les Américains ont un accès particulièrement limité à l’assurance maladie et aux congés parentaux payés. Les sondages montrent que les Américains sont profondément insatisfaits de la direction prise par le pays. […]
L’économie américaine inégale continue de produire une gamme impressionnante de biens et de services tout en ne parvenant pas à assurer une amélioration rapide du niveau de vie. Et les sondages suggèrent que la plupart des gens ne sont pas dupes. [3]
The Economist reconnaît cette défaillance majeure de redistribution de la richesse tout en faisant remarquer qu’« [e]n 1979, les prestations sous condition de ressources s’élevaient à un tiers du revenu avant impôt des Américains les plus pauvres ; en 2019, ils représentaient les deux tiers. Grâce à cela, les revenus du cinquième le plus pauvre des États-Unis ont augmenté en termes réels de 74 % depuis 1990, bien plus qu’en Grande-Bretagne. » Un partisan du « pur capitalisme », la revue londonienne fait remarquer que « [d]émarrer une entreprise est facile en Amérique, tout comme la restructurer par la faillite. La flexibilité du marché du travail aide l’emploi à s’adapter à l’évolution de la demande. […] L’économie américaine permet une volatilité extrême des moyens de subsistance individuels. […] Cette souffrance est concentrée parmi les communautés les plus pauvres et les plus marginalisées du pays. » En résulte qu’
…un adulte américain sur quatre avait déménagé d’une ville ou d’une région du pays à une autre au cours des cinq dernières années, contre un sur dix dans d’autres pays développés. […] Les patrons sont plus à l’aise pour licencier des employés (et plus facilement en mesure de le faire : l’Amérique a une loi sur la protection des employés beaucoup plus faible que les autres grandes économies). […] Encore plus choquante est sa dureté de la vie : en moyenne, les Américains nés aujourd’hui peuvent espérer vivre jusqu’à 77 ans, soit environ cinq ans de moins que leurs pairs dans d’autres pays à des niveaux de développement similaires. Pour les pauvres, avec moins d’accès aux soins médicaux et plus de violence autour d’eux, le déficit est particulièrement évident.
Les avantages de l’hégémonie n’ont pas pu liquider les deux grandes révolutions du XXe siècle
De cette contradiction entre le performant capitalisme étasunien et les souffrances populaires, The Economist conclue cyniquement en citant un analyste : « L’économie n’est pas un jeu de moralité […] Ce serait bien si nous pouvions concevoir des politiques qui résolvent les inégalités et favorisent la croissance en même temps, mais malheureusement, il n’y a que quelques politiques qui font les deux. La cruauté n’empêche pas une économie de croître. » Et comme point final, « Une certaine sorte de Pangloss pourrait soutenir que la dureté, aussi désagréable soit-elle, fait partie de la recette américaine, poussant les gens à s’efforcer d’aller de l’avant. » Même le commentateur du New York Times se résigne à constater qu’« [e]ntre 2010 et 2020, les États à la croissance la plus rapide étaient principalement rouges – des endroits comme le Texas, la Géorgie, la Floride, le Tennessee et la Caroline du Sud. Pendant la pandémie, cette tendance s’est accélérée et, une fois de plus, la plupart des grands États qui gagnent en population sont gouvernés par des républicains. »
Il aurait été pertinent de remarquer que le dollar étatsunien comme monnaie mondiale permet aux ÉU d’encourir un déficit systématique tendanciellement croissant du compte courant depuis 1990 qui lui-même permet un déficit budgétaire croissant depuis le début de ce siècle devenu le plus important depuis la Deuxième guerre. Ces déficits favorisent l’atténuation de la contradiction signalée plus haut tout en permettant de dégager de loin le plus important budget militaire. Ce militarisme et sécuritarisme, par définition raciste et sexiste, assis sur le chauvinisme de grande puissance qui raccorde les deux blocs bourgeois à couteaux tirés en termes de morale sociale — progressistes (liberals) contre droite populiste — imprègne la société étatsunienne paralysant le développement d’une gauche sociale et politique suffisamment robuste pour modifier le rapport de forces social.
Il n’en est pas de même au niveau des rapports de force géostratégiques. Le capitaliste dynamisme étatsunien, combiné aux avantages comparatifs de pays à la fois géographiquement et démographiquement imposants et à ceux de puissance hégémonique, n’ont pas été en mesure d’intégrer dans le « consensus de Washington » de l’ordre néolibéral international les deux grands pays que les deux grandes révolutions du XXe siècle avaient débarrassé du capitalisme. Leur bureaucratisation autoritaire a certes ouvert la porte à une contre-révolution capitaliste mais en leur donnant une base socio-économique suffisante pour battre en brèche l’ordre unipolaire rêvé par les ÉU suite à l’implosion de l’URSS en 1990 et surtout à l’intégration de la Chine dans le marché mondial au début de ce siècle.
Cet échec, pour reprendre les mots de The Economist, conduit les ÉU à abandonner ce libre-échange, qu’il est vrai, ils ont davantage imposé aux autres qu’à eux-mêmes :
Son adoption de la mondialisation a été une condition de base cruciale pour la longue période de forte croissance de l’Amérique, comme le montre clairement la hausse du ratio commerce/PIB dans les années 1990 et 2000. La concurrence étrangère a poussé les entreprises américaines à rendre leurs opérations plus efficaces ; les opportunités à l’étranger leur ont donné une plus grande toile de croissance. Maintenant, cependant, la mondialisation est un gros mot à Washington, DC.
Mais cela ne suffit plus. Le gouvernement a commencé à injecter des milliards de dollars pour faire venir des fabricants de puces en Amérique, essayant en fait d’aspirer des parties de l’industrie à faible valeur au nom de la sécurité de la chaîne d’approvisionnement. Et il essaie de faire à peu près la même chose pour les véhicules électriques, les éoliennes, la production d’hydrogène et plus encore, en dépensant potentiellement 2 000 milliards de dollars, soit près de 10 % du PIB, pour remodeler l’économie. Ce sont des interventions agressives qui vont à l’encontre de la position post-1980 de l’Amérique ; elles peuvent finir par lui coûter de la productivité ainsi que de l’argent.
Les diagnostics sont que la Chine progresse, ou que les immigrés sont une menace, que les grandes entreprises sont des bastions du wokisme et que le libre-échange est une forme de trahison. Sa folie est d’autant plus frappante qu’elle trahit un manque d’appréciation de la situation économique dans son ensemble et des qualités de l’Amérique.
Le Deep state veut la fin de l’héritage Trudeau mais peut-être plus et pire encore
Que deviennent dans ce re-façonnement du monde les pays du vieil impérialisme laissés loin derrière en termes économique et même démographique ? Fini le temps de se démarquer de la politique extérieure des ÉU quand en 2003 l’Allemagne, la France et le Canada refusaient de participer à la Coalition of the Willing contre l’Iraq. Cette fois-ci ces pays, malgré les dommages collatéraux des sanctions surtout en Allemagne, se sont tous ligués pour l’Ukraine au sein de l’OTAN qui s’en est trouvé agrandi et surtout consolidé. Si l’Union européenne cherche à tirer son épingle du jeu quant à ses rapports avec la Chine, le Canada de Trudeau fils se voit fortement contraint par le Deep state canadien à rompre toute affinité que le Canada de Trudeau père avait avec la Chine.
Trudeau père, fasciné par la Chine de Mao à propos de laquelle il avait écrit un livre après l’avoir visité, livre réédité par un de ses fils tout aussi fasciné [4], comme premier ministre canadien avait joué un rôle clef pour faire admettre la Chine à l’ONU au début des années 1970 [5]. Il en reste des traces, peut-être un peu plus, notamment par l’intermédiaire de la Fondation Pierre Elliott Trudeau [6]. L’autre fils, Premier ministre du Canada, était devenu moins naïf depuis la douche d’eau froide reçue lors de son voyage officielle en Chine en 2017 où il s’attendait à la signature d’un accord de libre-échange pleine de garantis sociales [7].
Depuis que les ÉU ont pointé la Chine dans leur viseur, ils ont fait brutalement savoir au Canada, par l’intermédiaire de l’affaire Meng Wanzhou qui s’est terminé par l’interdiction de la technologie 5G de Huawei au Canada [8] qu’il devait clairement choisir son camp. Le Deep state canadien, très lié aux ÉU, a jugé que le gouvernement Trudeau n’offrait pas toutes les garantis nécessaires à cet égard. Le Service canadien de renseignements et de sécurité (SCRS) a décidé de laisser couler un tas d’informations auprès du principal journal du Canada qui en a fait une campagne de presse. Celles-ci prouveraient l’ingérence de la Chine, favorable aux Libéraux, dans le processus électoral canadien [9].
La Gendarmerie royale canadienne (GRC) y a trouvé prétexte pour s’ingérer dans les affaires de la communauté chinoise canadienne ce qui ne manque pas de susciter suspicions et relents racistes [10]. Pour mettre en perspective toutes ces petites affaires montées en épingle peut-être faudrait-il prêter l’oreille à l’ancien Premier ministre Jean Chrétien qui les compare à Kennedy qui aurait souhaité bonne chance à Pearson contre Diefenbaker ou même à Obama qui aurait fait la même chose pour Trudeau il n’y a pas si longtemps ou encore à lui-même qui a répondu à un journaliste du Washington Post à propos de la pneumonie de la candidate démocrate durant la campagne présidentielle de 2016, « il existe des médicaments contre la pneumonie mais il n’en existe pas contre la stupidité » [11].
On peut se demander quel est le but du Deep state canadien : déconnecter le clan Trudeau des Libéraux fédéraux ou favoriser la prise du pouvoir par le parti Conservateur. La question est d’autant plus pertinente que les Libéraux sont minoritaires d’où leur coalition informelle avec le le parti de centre-gauche NPD, que les Conservateurs mènent dans les sondages [12] et, last not the least, que le nouveau chef conservateur depuis l’automne 2022 est un droitiste libertarien qui a appuyé le Convoi de la liberté et se déclare « antiwoke » même s’il est pro-choix [13]. Est-ce la raison pour laquelle le Premier ministre Trudeau « n’a pas hésité à déclarer haut et fort qu’il sera à la tête des libéraux pour les prochaines élections générales » lors du congrès de son parti [14] soit pour un quatrième mandat de suite ce qui serait une première dans l’histoire du Canada depuis plus d’un siècle.
Au-delà du débat politique sur l’ingérence chinoise qui domine le débat politique canadien depuis plusieurs semaines, il faut s’interroger sur cette intervention à visage découvert du Deep state dans la politique canadienne. Elle semble marquer une prééminence de l’enlignement géostratégique du Canada sur les choix démocratiques de son peuple malgré toutes les défaillances de la démocratie bourgeoise.
Marc Bonhomme, 7 mai 2023
www.marcbonhomme.com ; bonmarc videotron.ca