L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a rouvert débats et controverses à propos de la fameuse neutralité suisse. Car le gouvernement suisse a décidé rapidement de reprendre les sanctions de l’Union européenne conte la Russie. Mais quand les gouvernements allemand et espagnol ont voulu fournir à l’Ukraine les munitions de fabrication suisse pour les chars DCA Gepard de conception germano-suisse, et le gouvernement danois quelques chars légers de fabrication suisse, le gouvernement suisse leur a refusé l’autorisation de réexportation au nom de la neutralité et de la Loi suisse sur les exportations d’armes qui interdit la fourniture d’armes à un pays en guerre. Ce refus a suscité l’incompréhension en Europe, du gouvernement allemand en particulier.
Un secteur de la majorité de droite du parlement suisse a critiqué ce refus et demande un assouplissement de la conception de la neutralité suisse en faveur de l’Ukraine au nom des valeurs démocratiques occidentales que la Suisse partage avec l’Union européenne et avec l’Ukraine injustement attaquée. Ce groupe de parlementaires des grands partis libéral-radical et du Centre (ex-Démocratie chrétienne et parti démocratique bourgeois récemment fusionnés) est paradoxalement emmené par le Conseiller national Gerhard Pfister (1962), le Président du Centre, qui représente le Canton de Zoug. Ce Canton est une plateforme financière du commerce international des matières premières, et Pfister lui-même a été accusé ces dernières années de compromissions avec les négoces russes et avec Valdimir Poutine lui-même.
Ce courant rejoint la tendance très ancienne de rapprochement de la Suisse avec l’OTAN et l’effet d’aspiration provoqué par la récente adhésion subite à l’OTAN de la Suède et de la Finlande. Ne restent ainsi en Europe comme pays neutres que la Moldavie, la Serbie, l’Irlande et l’Autriche, ces deux dernières envisageant également des rapprochements avec l’OTAN.
La Constitution suisse mentionne la neutralité sans la définir
La signification la plus simple de la neutralité, c’est que la Suisse ne peut pas s’allier à un Etat contre un autre Etat.
D’autres pays européens ont été neutres dans les conflits du XXème siècle : La Suède, l’Espagne, l’Irlande, l’Autriche, la Finlande, la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark, la Norvège, tous des puissances relativement petites.
L’Autriche et la Finlande furent neutres à l’exigence de l’Union soviétique en échange de leur indépendance comme pays capitalistes, la Finlande dès 1944, l’Autriche dès 1955.
Mais seule la Suisse a fait d’une neutralité rattachée au Moyen-Âge le mythe de son nationalisme particulier, un nationalisme bourgeois isolationniste.
La Constitution suisse de 1999 en vigueur aujourd’hui évoque la neutralité dans les deux articles 173 et 185 en des alinéas presque identiques : « a. elle (l’Assemblée fédérale) prend les mesures nécessaires pour préserver la sécurité extérieure, l’indépendance et la neutralité de la Suisse ; », « 1 Le Conseil fédéral prend des mesures pour préserver la sécurité extérieure, l’indépendance et la neutralité de la Suisse. »
Cette formulation est exactement reprise de la Constitution de 1874 dans ses articles 85 et 102 et de celle de 1848 dans ses articles 73 et 90s. Il n’est donc pas question de neutralité absolue ou perpétuelle comme le veut le grand parti national conservateur, l’UDC.
L’historien de l’Université de Berne, Sacha Zala, président de la Société suisse d’histoire, rappelle que la seule définition en Droit international de la neutralité est celle signée par les puissances en 1907 à La Haye : L’Etat neutre ne doit laisser passer sur son territoire aucune force militaire d’un belligérant. Ni convenir aucun accord militaire avec lui ni traité de préférence stratégique. Son gouvernement et son armée ne doivent fournir aucune arme aux belligérants. Il doit commercer normalement et également avec les deux camps en présence, y compris le commerce privé des armes.
Vers l’adhésion de la Suisse à l’OTAN
Depuis le début de la guerre d’Ukraine, la titulaire du Département fédéral de la Défense, la valaisanne Viola Amherd, du Parti du Centre elle-aussi, et le chef de l’Armée suisse, le commandant de corps Thomas Süssli, ont multiplié les démarches de rapprochement avec l’OTAN.
Le 7 septembre 2022, le gouvernement suisse annonçait qu’il avait décidé de renforcer sa coopération militaire avec l’OTAN « en respectant la neutralité ». [1] On apprenait ensuite que « La Suisse envisage de faire le pas d’exercices de défense collective avec l’OTAN. ». [2]
Nicolas Perrin, le président du Conseil d’administration de l’entreprise publique fédérale RUAG, un géant de l’armement et de l’aérospatiale, déclarait en août 2023 que la Suisse devra décider d’une éventuelle adhésion à l’OTAN car son entreprise assure de plus en plus la maintenance de l’armement des pays de l’OTAN.
En septembre 2023, le Parti libéral-radical présentait une étude plaidant pour une coopération renforcée avec l’OTAN avec une augmentation des capacités de défense parce que la neutralité ne saurait être une fin en soi :« Développer la coopération en matière de défense avec l’OTAN et abandonner l’idée selon laquelle la Suisse pourrait se protéger de manière autonome. Rester à la pointe de la technologie et réduire ainsi notre dépendance vis-à-vis des autres pays en matière de politique d’armement. » Au fond, c’est ce que la Suisse fait depuis 1949 mais il y a une inclination nouvelle vers une adhésion à l’OTAN. L’Autriche, dégagée de la neutralité imposée par l’URSS, réfléchit aujourd’hui si être membre de l’Union Européenne n’impliquerait pas d’adhérer à l’OTAN aussi. Il ne resterait que l’Irlande comme membre de l’UE non-membre de l’OTAN. Comme l’UE a échoué à développer ses propres moyens militaires, c’est l’OTAN, c’est à dire le parapluie stratégique de Etats-Unis, qui est devenu le département sécurité de l’UE.
Les médias titrent « La Suisse fait un pas en direction de l’OTAN », « La Suisse et l’OTAN s’accordent sur un rapprochement ». [3] Au Forum de Davos de mai 2022, Viola Amherd rencontra démonstrativement le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg qui rassurait la conseillère fédérale « sur le maintien d’un partenariat fort si la Finlande et la Suède deviennent membres. »[4]
Le colonel Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse, professeur de relations internationales à Genève et porte-parole officieux de l’Etat-Major, expliquait en 2019 : « L’OTAN représente plus de 70% des dépenses militaires à l’échelle mondiale. Si l’on veut établir des standards, par exemple dans le calibre des munitions, l’organisation du travail d’un état-major interarmées, un rapprochement avec les critères de l’OTAN est inévitable, qu’on le veuille ou non. ». [5]
Le 22 mars 2023, pour la première fois, la Suisse, en la personne de Viola Amherd, a participé à Bruxelles au Conseil de l’Atlantique Nord réunissant les ambassadeurs des 30 pays membres de l’OTAN plus ceux de la Finlande et de la Suède en voie d’adhésion. La correspondante du journal de Genève Le Temps, Valérie de Graffenried, qui le rapporte, titre son article de manière significative « Le drôle de jeu de la Suisse avec l’OTAN ».[6]
L’amiral néerlandais Rob Bauer, le président du Comité militaire de l’OTAN, est venu en Suisse en décembre 2023 « pour rencontrer la ministre de la défense Viola Amherd ainsi que le chef de l’armée, le commandant de corps Thomas Süssli. L’intensification de la coopération avec l’Alliance atlantique était au menu des discussions.
Viola Amherd a affiché cette année sa volonté de se rapprocher de l’organisation. Elle a en juillet signé une déclaration d’intention pour adhérer au bouclier antimissile européen (European Sky Shield), dont les membres de l’OTAN font partie. Un rapprochement qui a suscité l’ire de l’UDC et du Groupe pour une Suisse sans armée. ». [7]
Depuis fin 2019, la Suisse participe au Centre d’excellence pour la cyberdéfense de l’OTAN à Tallinn, en Estonie.[8]
Valérie de Graffenried écrivait à ce propos il y a une année :
« Le curseur de la neutralité est poussé à son extrême, au point de donner l’impression de flirter avec une adhésionà l’OTAN. ».[9]
Au XIXème siècle, la Suisse fut protégée par la Grande-Bretagne, alors la puissance hégémonique dans le monde. En 1914-1915, elle faillit entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne. A partir de 1945, la Suisse se plaça sous l’aile des Etats-Unis.
Le vieux dirigeant du Parti socialiste suisse, tout embourgeoisé et anticommuniste qu’il était, Robert Grimm (1881-1958), s’est, lui, opposé après la Deuxième Guerre mondiale à ce rapprochement de la Suisse vers les Etats-Unis, ce qui lui valut l’incompréhension de ses camarades et de la part de la droite l’étiquette de communiste.
En juillet 1951, le gouvernement suisse a cédé aux exigences des Etats-Unis en acceptant, secrètement, de se rallier au CoCom (Comité de coordination pour le contrôle multilatéral des exportations), le bras de l’OTAN pour organiser l’embargo commercial de l’URSS et des pays de l’Est. Le CoCom établissait et gérait des listes de marchandises dites « stratégiques » qu’il ne fallait surtout pas vendre à l’ennemi. Pour la Suisse, typiquement, les machines-outils. Ces listes étaient périodiquement révisées et les pays se voyaient attribués des quotas autorisés. « Craignant des mesures de rétorsion de la part des Etats-Unis, des entreprises suisses renoncèrent à exploiter les contingents consentis. ».[10] Le CoCom fut encore resserré en 1983 et ne sera dissous qu’en 1994.
En juin 1954, la CIA organisait un coup d’Etat au Guatemala pour renverser le président démocratiquement élu Jacobo Arbenz (1913-1971). Arbenz était le fils d’un émigrant suisse. Washington le traitait de communiste alors qu’il n´était qu’un réformateur bourgeois qui avait eu la prétention d’exiger de la United Fruit qu’elle paie l’impôt. Condamné avec sa famille à une vie d’exilé errant, la Suisse lui refusa l’asile.
Depuis 1949, l’Armée suisse s’est toujours réglée sur les standards de l’OTAN, sa doctrine militaire, ses systèmes d’armes, préparée et entraînée durant toute la Guerre froide (1945-1989) à s’intégrer dans son dispositif en cas de guerre terrestre contre l’URSS. Cela de manière perfectionniste dans ce militarisme traditionnel si particulier de la Suisse.
En 1948, la Suisse a acheté 130 P51-D Mustang, le meilleur chasseur US, pris sur les surplus de l’US Air Force en Allemagne. En 1957, ils furent remplacés par les chasseurs à réaction britanniques Vampire, puis Venom, puis Hawker Hunter, puis en 1960 les Mirage III français, et en 1976 110 Northrop F-5 Tiger II des Etats-Unis.
Avant de s’équiper en 1992 du McDonnell-Douglas F/A 18, alors le meilleur chasseur US, employé également par l’Espagne, la Finlande, le Canada et l’Australie, le Koweit et la Malaisie. Avec les fleurons des missiles air-air US : AMRAAM guidé par radar et Sidewinder par infra-rouge.
Le 15 septembre 2022, le parlement suisse vota par 128 voix contre 67 Socialistes et Verts, l’achat du nouvel avion US F-35 déjà acheté par l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique et la Finlande, outre la US Air Force et la Canada,. Le quotidien Le Temps titrait alors : « Le F-35A, le choix de l’OTAN à tout prix. ».[11] Pour le Conseil fédéral et l’Etat-Major suisses, le fait que cet avion est celui de l’OTAN l’emportait sur toutes les autres considérations techniques ou financières.
En avril 2023, la Suisse a acquis pour 1,2 milliards de dollars les fusées de défense anti-aériennes US Patriot rejoignant 7 pays européens de l’OTAN et dix alliés extra-européens des Etats-Unis.
Durant des décennies, l’armée suisse a été équipée de blindés légers de transport d’infanterie M113 et de blindés d’artillerie lourde M109 de 155 mm achetés aux Etats-Unis, comme tous les pays de l’OTAN et plusieurs alliés extra-européens des Etats-Unis comme, par exemple, la Corée du Sud, la Thaïlande, le Pakistan, et Israël.
Ce n’est pas qu’il n’y avait pas d’alternatives. La Suisse aurait pu s´équiper comme l’Autriche d’armes et avions suédois excellents pour ne pas parler des avions soviétiques qui équipaient la Finlande.
L’Autriche, elle, a eu une armée, et une force aérienne de police de l’air, minimalistes, quand l’Armée suisse, elle, a toujours voulu être une force au plus haut niveau militaire, aux standards de l’OTAN.
L’armée suisse envoie ses colonels destinés à devenir officiers généraux dans des écoles de guerre de pays étrangers. Mais principalement aux Etats-Unis au Command and General Staff College de Fort Leavenworth dans le Kansas et au US Army and War College de Carlisle en Pennsylvanie. Ces deux collèges forment tous les généraux de la US Army mais aussi des volées de plusieurs dizaines d’élèves issus de pays clients des Etats-Unis. A Fort Leavenworth, ces officiers suisses ont été les condisciples, non seulement des chefs de la US Army mais de tous les élèves venus de pays « parrainés » par les Etats-Unis comme le Vietnam du Sud, l’Arabie saoudite, Taïwan, la Thaïlande, le Chili, les Philippines, le Pakistan, l’Inde, la France, le Japon, Singapour, l’Indonésie, la Jordanie, Israël, la Norvège, l’Egypte, la Colombie, les Pays-Bas. Que du beau monde ! Que de contacts et amitiés utiles, quel carnet d’adresses.
Le Collège de Fort Leavenworth décerne parmi ses diplômés étrangers le Prix Major Général Schlup, un diplômé de 1978.[12] Qui était-ce ?
C’était le divisionnaire suisse Hans Schlup (1936-1996) qui fut chef du Service suisse de Renseignements et ensuite attaché militaire suisse à Washington en 1993.
En 1989, une commission d’enquête des Chambres fédérales découvrait stupéfaite que depuis 1973 l’Armée suisse avait créé à l’insu du Parlement une armée secrète dite P-26, préparée pour prendre le contrôle du pays en cas d’invasion par l’URRS ou de « troubles révolutionnaires », en cas de victoire électorale des « communistes », et pour organiser la résistance « patriotique ». Avec des dépôts d’armes secrets cachés à travers le pays. Et des listes de « communistes » et autres suspects à arrêter tout de suite. Avec un Etat-Major secret d’officiers menant une double vie, financé par un budget secret. Et des entraînements en Grande-Bretagne. Cette structure secrète était la succursale en Suisse des structures secrètes analogues dans les pays de l’OTAN, stay-behind forces, le projet Gladio, révélé en 1990 reliant l’armée à l’extrême-droite dans plusieurs pays, particulièrement en Italie. Seules l’Italie, la Suisse et la Belgique ont connu des enquêtes parlementaires à ce sujet.
A l’effondrement de l’URSS en 1991, certains hauts responsables à Washington, ainsi que les gouvernements européens, ont proposé de dissoudre l’OTAN puisqu’elle avait perdu sa raison d’être officielle : contenir le « communisme » soviétique. Si la Russie était devenue un pays capitaliste, il fallait l’intégrer au monde capitaliste. En particulier, l’illustre diplomate en URSS et conseiller du Département d’Etat, George Kennan (1904-2005), et quelques autres, ont alors averti que ne pas le faire et maintenir l’OTAN ne manquerait pas de provoquer un raidissement nationaliste de la Russie. La décision du Président Bill Clinton et son administration de faucons Démocrates de maintenir l’OTAN, illustra, si besoin en était, qu’elle avait une autre fonction sans rapport avec l’Union soviétique : Empêcher l’autonomisation d’un impérialisme européen, français, ou franco-allemand, et permettre à l’impérialisme des Etats-Unis de pénétrer en Europe de l’Est.
Ont alors rejoint l’OTAN : en 1997, la Pologne, la République tchèque et la Hongrie, en 2004 la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie, en 2009 la Croatie et l’Albanie, en 2020, la Macédoine.
En 1994, l’OTAN a créé le Partenariat pour la Paix afin de regrouper sous son aile les pays de l’ex-bloc soviétique et les neutres européens pour une collaboration militaire. Comme plusieurs de ces pays de l’ex-bloc soviétique ont depuis lors adhéré à l’OTAN, et tout récemment la Finlande et la Suède, ce partenariat regroupe aujourd’hui l’Autriche, la Suisse, l’Irlande, Malte, et la Serbie, ainsi que l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Moldavie, la Bosnie-Herzégovine, la Géorgie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et le Kirghizistan.
Quel coup de maître de l’impérialisme de Washington d’avoir réussi alors à étendre son hégémonie si loin.
La Suisse a adhéré à ce Partenariat pour la Paix en 1996, après l’Autriche mais avant l’Irlande et la Serbie.
Depuis son adhésion, la Suisse a à Bruxelles auprès du siège de l’OTAN un bureau de liaison dirigé par un diplomate mais comprenant des officiers de l’armée suisse et elle participe régulièrement à des exercices communs de diverses sortes, en particulier l’exercice annuel des forces aériennes Tiger Meet.
L’adhésion à ce Partenariat pour la Paix a été critiquée dès le début par l’UDC et par Le Groupe pour une Suisse sans Armée comme une adhésion masquée à l’OTAN.
En 1995, le gouvernement suisse a créé à Genève, ville internationale, en collaboration avec l’OTAN, le Geneva Centre for Security Policy pour la formation de hauts fonctionnaires, diplomates et militaires. Il partage la dite Maison de la Paix avec l’Institut de hautes études internationales et du développement
En 1999, quand l’OTAN a attaqué la Serbie pour libérer le Kosovo, avec un demi-mandat du Conseil de sécurité de l’ONU [13], la Suisse a offert aux forces de l’OTAN qui occupent le Kosovo un détachement d’appui sanitaire, transport, déminage ainsi que des officiers d’état-major. Cette guerre du Kosovo affronta l’OTAN à la Russie et fut le point de départ de la nouvelle guerre froide entre Occident et Russie.[14]
L’ex-diplomate, chef de mission de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe/OSCE, et Conseiller national socialiste, Tim Guldimann écrit :
« Pour la Suisse l’adhésion à l’OTAN n’est pas, à mon avis, dans son intérêt national, ou peut-être pas encore. Nous nous rendrions trop dépendants de la politique de sécurité des Etats-Unis. (Nous soulignons.) »[15] Judicieuses remarques mais les politiciens suisses de PLR et du Centre sont attachés aux Etats-Unis plus fortement que Tim Guldimann.
Etre membre de l’OTAN, c’est être associé aux interventions planétaires des Etats-Unis contre les mouvements anti-impérialistes dans le Tiers Monde, en Amérique latine et dans les pays musulmans, ses 254 bases militaires sur tous les continents, sans compter celles secrètes,
A l’adhésion à l’OTAN de la Finlande et de la Suède, ainsi que ce « partenariat » de tous les autres pays européens, il faut ajouter l’Accord stratégique USA-GB-Australie/AUKUS de 2021, orienté manifestement contre la Chine. C’est désormais une « OTAN planétaire » qui est l’organisation militaire commune de l’impérialisme occidental. Les pays européens membres de l’OTAN, ou « associés » comme la Suisse, sont ainsi entraînés dans le face à face Etats-Unis/Chine. La nouvelle Guerre froide s’étend et s’approfondit.
Un aspect frappant, c’est que la Suisse est demandeuse d’alliance et de collaboration avec l’OTAN car les dirigeants civils et militaires suisses jugent que la Suisse n’est pas capable de se défendre toute seule. Pour eux, et pour les responsables de l’OTAN, elle bénéficie de la protection, y compris nucléaire, de l’OTAN et a besoin d’être intégrée dans son système pour que son armée serve à quelque chose. Le Département fédéral des Affaires étrangères déclarait en juillet 2022 : « L’OTAN est un gage de sécurité et de stabilité en Europe et à ses frontières. La Suisse bénéficie donc d’une OTAN forte. » (Le Temps, 12 juillet 2022)
La seule chose qui reste à la Suisse comme neutralité et non-membre de l’OTAN, c’est d’être libre de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord qui oblige chaque membre à aider militairement un membre attaqué. C’est ce que le gouvernement appelle la conservation de la liberté de décider pour insister que selon lui le rapprochement de l’OTAN est parfaitement compatible avec la neutralité.
Dans ce contexte, le Conseil fédéral et le Parlement vont faire passer le budget de l’armée suisse de 5 à 7 milliards de Francs suisses, soit 1% du PIB. Cette fraction du PIB avait été de 1,3% en 1990 mais était descendue à 0,67% en 2019.[16] Viola Amherd veut, d’ici 2035 pouvoir dépenser 32 milliards de CHF pour l’armement, soit, pour la Suisse, le plus colossal budget militaire d’équipement de tous les temps.[17]
L’initiative de l’UDC pour la neutralité absolue
Désapprouvant les sanctions contre la Russie, l’UDC, l’Union Démocratique du Centre, le mal nommé puissant parti national-conservateur suisse (28% des voix aux dernières élections fédérales de 2023, deux Conseillers fédéraux sur 7 dans le gouvernement fédéral) a lancé en novembre 2022 une initiative fédérale, et rapidement recueilli les 100’000 signatures nécessaires, pour inscrire dans la Constitution l’obligation d’une neutralité obligatoire absolue :
« Art.54a Neutralité suisse
1) La Suisse est neutre. Sa neutralité est perpétuelle et armée. (…) »
La votation populaire aura lieu ces prochains mois.
L’UDC, dans son esprit traditionnaliste, veut revenir à la neutralité suisse telle qu’elle fut avant 1993 quand le Conseil fédéral formula une neutralitédite active et en 2002 quand la Suisse adhéra enfin à l’ONU contre la volonté de l’UDC.
L’UDC est un parti dirigé par des milliardaires, des industriels, et des banquiers, qui vend au petit peuple la nostalgie patriotique d’une Suisse d’hier idéalisée et de l’hostilité contre les immigrés, pour faire passer dans les parlements cantonaux, les cantons qu’elle gouverne, et le parlement fédéral, des mesures antisociales, néolibérales et de de privatisations. L’UDC est un parti très populaire associant bourgeoisie et plébéiens des petites villes industrielles de Suisse allemande.
En Suisse romande, l’UDC est relativement plus faible et plus agricole, au Tessin elle exprime la xénophobie contre les salariés immigrés italiens.
Cette dernière période, l’UDC, et tout particulièrement dans sa « revue théorique », la Weltwoche, admire Donald Trump et a des indulgences pour Poutine.
Ces derniers temps, l’UDC s’est faite le porte-parole de Benyamin Netanyahou pour exiger au Parlement fédéral la cessation des subventions à l’UNWRA, l’Agence des Nations Unies d’aide aux réfugiés palestiniens. Belle neutralité.
L’initiative de l’UDC illustre la fonction de la neutralité pour la bourgeoisie suisse : Faire miroiter aux yeux des ouvriers et plébéiens suisses que la petite Suisse est exceptionnelle dans le monde, meilleure que tout, et qu’ils ne doivent prêter attention ni à l’étranger ni aux influences venues de l’étranger, que la belle Suisse peut se tenir à l’écart de la malice du monde et du temps. Tradition patriotique qui dès la fin du XIXème siècle, et particulièrement dès 1917, a servi de cordon sanitaire mental contre le socialisme et le communisme.
L’UDC milite depuis les années 1980-1990 contre l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne et même à l’Espace économique européen, contre l’adhésion à l’ONU qui n’a pu avoir lieu enfin qu’en 2002 par une défaite de l’UDC en votation populaire, contre les Accords bilatéraux avec l’UE et contre « les juges étrangers » du Tribunal européen et du Conseil de l’Europe. L’expression « les juges étrangers » fait allusion au Pacte de 1291 qui formulait le refus des trois communautés alpines signataires d’accepter les décisions de juges extérieurs à leurs trois vallées.
Les politiciens de l’autre aile de la bourgeoisie suisse, libéraux-radicaux et démocrates-chrétiens, font justement remarquer que l’inscription d’une telle neutralité absolue dans la Constitution paralyserait la politique étrangère de n’importe quel gouvernement suisse dans le monde réel.
Le 27 juillet 2022, l’ancienne conseillère fédérale socialiste Micheline Calmy-Rey a très justement rétorqué à Christoph Blocher (1940), le leader charismatique de l’UDC, industriel milliardaire, que sa vraie motivation, c’est la préservation de ses affaires et celles des industriels et banquiers de l’UDC avec la Russie de Poutine. « Son initiative populaire pour une neutralité intégrale et permanente est son business model qui ne dit pas son nom. ».[18]
Cette remarque a une valeur plus générale : Depuis 1945, et surtout depuis les progrès de l’Union européenne, la neutralité de la Suisse a été un moyen pour le capitalisme suisse de faire des affaires sur tous les continents, avec tous les pays, sans exclusives, et pas seulement en Europe. La neutralité de la Suisse, c’est l’universalité planétaire du business du patronat suisse. En décembre 1992, quand l’UDC s’opposa avec succès à l’adhésion de la Suisse à l’Espace Economique Européen, Christoph Blocher proposa malicieusement que la Suisse adhère plutôt au Traité de Libre Echange Nord Américain, ALENA, qui venait d’être signé ce même mois entre Etats-Unis, Canada et Mexique.
Le préambule de l’initiative est un véritable conte de fées :
« Depuis un demi-millénaire, la Suisse a développé une étonnante capacité à trouver un refuge pour son existence nationale à l’ombre des grandes puissances rivales. (…) Au vu de l’expérience historique, personne ne peut sérieusement nier que la neutralité suisse est un modèle de réussite. (…) »
Ce préambule assimile en une seule continuité différentes périodes de l’histoire suisse qui furent très différentes.
Où placer dans ce roman
-la Confédération conquérante et grande puissance militaire des XVème et XVIème siècles dirigée par une aristocratie de grands seigneurs et patriciens urbains qui conquit le Duché de Milan entre 1422 et 1512 et en 1536 partagea avec le roi de France le Duché de Savoie, le faisant disparaître de la carte de l’Europe ?
-la Confédération invertébrée des XVIIème et XVIIIème siècles d’aristocrates opulents qui vendaient des milliers de soldats suisses à tous les rois d’Europe et qui investissaient leur argent dans le commerce transatlantique d’esclaves noirs ?
Pour l’UDC, l’épopée de la neutralité suisse, c’est la Deuxième Guerre mondiale. Quand la vaillante armée suisse intimida l’Allemagne et la Suisse fut le refuge de ses victimes. Récit mensonger qui occulte les compromissions de la Suisse à l’égard de l’Allemagne nazie. L’UDC n’a eu de cesse de calomnier les résultats de 2006 des travaux de la Commission Bergier nommée en 1999 par le Conseil fédéral pour faire enfin la lumière sur les relations entre la Suisse et l’Allemagne nazie et que l’UDC traita d’antipatriotique.
Mais l’initiative de l’UDC est d’avance assurée d’un grand succès :
La récente étude de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich « Sécurité 2023 » conclut que 91% des citoyens suisses approuvent la neutralité et 78% jugent l’armée indispensable.
L’UDC écrit à propos de son initiative : « Elle (la neutralité) signifie l’abandon volontaire de la politique étrangère de puissance. » C’est absurde. La Suisse a une politique de puissance.
Comment appeler autrement la recherche par la diplomatie suisse de mandats de bons offices, en particulier les mandats de puissance protectrice ? Par exemple des Etats-Unis et du Canada en Iran et de l’Iran aux Etats-Unis et aux Canada, de l’Iran en Arabie saoudite et de l’Arabie saoudite en Iran, de la Russie en Géorgie et de la Géorgie en Russie. Ces mandats ne sont pas seulement de la bonté helvétique, ils confèrent influence et information, intelligence en anglais, en un mot puissance sur l’arène internationale, hors de proportion avec la petitesse du pays.
Dans le Conseil d’administration du Fonds Monétaire International, la Suisse, comme grande puissance financière qu’elle est, dirige un groupe de pays réunissant Pologne, Serbie, Monténégro, Kazakhstan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Turkménistan, Kirghizstan ?
Stadler Rail que dirige la personnalité de l’UDC Peter Spühler (1959), produit des locomotives et des wagons en Suisse, en Espagne, en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Pologne, en Suède, en Tchéquie, en Hongrie, aux Etats-Unis, en Biélorussie, et avait des accords pour s’implanter en Russie. Stadler Rail est une puissance dans le monde.
Comme le sont des grandes multinationales suisses comme Nestlé
Nestlé a un empire planétaire d’entreprises alimentaires et contrôle l’agriculture de nombreux pays du Sud, cacao, café et lait. Nestlé est le principal acheteur du cacao et du café des quelques pays plus gros producteurs qu’elle domine aisément. Pour le cacao, la Côte d’Ivoire et le Ghana. Pour le café, le Brésil, la Colombie, le Vietnam et le Guatemala.
Logitech, de Lausanne, est le plus grand fabricant mondial de souris, claviers et autres accessoires des ordinateurs et fait travailler des fabriques dans plusieurs pays d’Asie, la moitié en Chine.
Swiss Re est la deuxième plus grande société de réassurances du monde, active dans 29 pays tout autour du globe. Elle rapatrie en Suisse d’énormes profits mais en tant qu´assurance d’assurances, elle exerce un pouvoir structurant, financier et politique, sur de nombreux marchés et à propos de nombreuses questions comme les pandémies, les incendies de forêts, la météorologie ou le réchauffement climatique.
La Suisse est un petit pays mais une véritable puissance impérialiste.[19]
La neutralité suisse selon le Traité de Vienne de 1814
La seule neutralité prescrite à la Suisse en Droit international le fut par le Traité de Vienne de 1814-1815.
L’UDC, et également la diplomatie russe et la diplomatie chinoise, considèrent que ce Traité de 1815 engage toujours encore la Suisse qui doit donc rester neutre entre l’Ukraine et la Russie. La diplomatie russe peut se valoir pour cela du fait que la Russie était une des puissances signataires en 1814-1815. Mais cette guerre n’oppose pas simplement deux puissances de même qualité mais oppose la Russie à son ancienne colonie, l’Ukraine, dont elle n’accepte pas l’indépendance. Le précédent n’est donc pas la Première Guerre mondiale mais les deux insurrections polonaises contre la Russie, de 1830 et 1863, qui avaient suscité en Suisse un grand mouvement de solidarité de la part des Libéraux et des Radicaux.
Le texte de 1814 n’est pas reproduit souvent :
« Les puissances qui sont appelées par leur réunion à contribuer à fixer les relations de la Suisse afin d’appliquer l’article six du Traité de Paris du 30 mai 1814, convaincues que les intérêts généraux des Etats au bénéfice de la Confédération suisse exigent la reconnaissance d’une perpétuelle neutralité, et persuadées de lui procurer par des restitutions et concessions de territoires les moyens nécessaires pour la garantie de son indépendance et pour la conduite de sa neutralité, … (….)
-La reconnaissance de la neutralité perpétuelle de la Suisse est dans l’intérêt de tous les Etats.
-L’existence inviolée des dix-neuf Cantons qui jouissaient en décembre 1813 de la condition d’Etats souverains est reconnue comme la base du système fédéral.
-Le Valais, Genève, et la Principauté de Neuchâtel, sont incorporés à la Suisse et constituent trois nouveaux Cantons.
-Bienne et le diocèse de Bâle sont désormais partie constitutive du Canton de Berne.
-Les Cantons du Tessin, de Vaud, d’Argovie, et Saint-Gall paient aux Anciens Cantons des indemnités fixées dans la présente Déclaration.
-Le Prince-Abbé de Saint Gall reçoit un dédommagement et une pension fixés ci-après. »
Cette Déclaration sur les Affaires de la Suisse fut alors signée par les représentants de l’Autriche, de la France, de la Russie, de la Grande-Bretagne, de la Prusse, de la Suède, de l’Espagne, et du Portugal. Ce texte a trois clauses principales :
1- La neutralité perpétuelle de la Suisse.
2- La reconnaissance par les puissances des nouveaux Cantons créés par les révolutions de la République Helvétique de 1798-1803.
3- La reconnaissance par les puissances de la condition d’Etats souverains de tous les Cantons, c’est à dire de chaque Canton.
Cette troisième clause fut une véritable férule pour les révolutionnaires radicaux des années 1840 car elle autorisait les puissances à intervenir pour empêcher la restriction de l’indépendance de chaque Canton par une constitution plus centraliste que projetaient les Radiaux. Ceux-ci voulaient remplacer la lâche confédération par un Etat fédératif à l’image des Etats-Unis d’Amérique, avec un Parlement et un gouvernement fédéraux. Cette Déclaration de 1814 instituait donc un véritable protectorat des puissances sur la Suisse.
Quand les révolutions démocratiques des années 1844-1847 mirent les Radicaux au pouvoir dans une majorité des Cantons, les Conservateurs se coalisèrent en une Confédération séparée/Sonderbund. Eclata alors la Guerre civile de 1847 qui vit la victoire des Radicaux et la défaite des Cantons conservateurs. L’Autriche du Chancelier Metternich aida militairement les Cantons conservateurs. L’Autriche et la France du premier ministre contre-révolutionnaire François Guizot menacèrent d’envahir la Suisse. L’armée autrichienne menaçait à l’Est et la France massa des troupes à la frontière de Genève. Seules l’action du gouvernement britannique et l’éclatement des Révolutions de 1848-1849 en France, en Allemagne et en Italie, sauvèrent alors la Suisse.
Après l’écrasement de toutes ces Révolutions, la Suisse resta la seule exception victorieuse en Europe, un îlot républicain démocratique, « un nid de communistes et d’anarchistes » selon Vienne et Berlin.
L’aile gauche du nouveau gouvernement fédéral radical refusa de rester neutres à l’égard des Révolutions démocratiques des pays voisins. En février 1853 éclata l’insurrection démocratique de Milan contre l’Autriche qui occupait alors la Lombardie. L’insurrection fut cruellement réprimée par l’armée autrichienne après 24 heures de combats de rues. Les Radicaux du gouvernement du Canton du Tessin, à peu de kilomètres de Milan, avaient manifestement aidé les insurgés puis accueilli les réfugiés. L’armée autrichienne imposa alors un blocus du Canton du Tessin durant 13 mois. La diplomatie britannique s’interposa et réussit à arracher la fin de blocus en échange d’une amende de seulement 115’000 Francs suisses quand l’Autriche réclamait un demi-million.
En 1857, l’armée prussienne, basée en Rhénanie, qui avait réprimé la Révolution en 1849 dans toute l’Allemagne, mobilisa pour attaquer la Suisse car le roi de Prusse était depuis 1707 Prince de Neuchâtel, par ailleurs Canton suisse, et voulait venir au secours des royalistes neuchâtelois battus par les Radicaux. Le gouvernement fédéral suisse mobilisa l’Armée fédérale et la guerre parut imminente. A nouveau la diplomatie britannique obtint un compromis : le roi de Prusse conservait le titre de Prince de Neuchâtel mais renonçait à ses droits souverains sur le Canton.
C’est ainsi que les fondateurs de la Suisse moderne eurent à libérer la Suisse de cette tutelle des puissances formulée par la Déclaration de 1814.[20]
La neutralité suisse caduque après 1945
En 1945, la défaite de l’Allemagne nazie, la suprématie des Etats-Unis, l’Armée Rouge sur l’Elbe et à Prague, la Guerre froide entre les deux blocs planétaires, rendaient dorénavant impossible une guerre entre un pays européen et un autre. La neutralité suisse devenait caduque. La Suisse était délivrée de l’obligation de neutralité découlant du Traité de Vienne de 1815.
Tim Guldiman, que nous avons déjà cité, écrit très justement :
« L’argument ˝nous n’avons pas le droit˝ est faux et c’est là que réside la fondamentale erreur de notre débat sur la neutralité : Il n’existe pour la Suisse aucune obligation en Droit international de maintenir sa neutralité. Nous sommes souverains. Si nous le voulons, nous pouvons en tout temps l’abolir ou la définir autrement.
Des obligations en Droit de la neutralité ne peuvent être déduites uniquement de notre décision souveraine de nous être une fois déclarés neutres et même ˝en perpétuité˝ dans le sens que cela ne se rapporte pas seulement au moment de la déclaration mais également à l’avenir. En 1910, la Suisse a adhéré au ˝Traité concernant les droits et les devoirs des puissances et personnes neutres dans le cas d’une guerre terrestre˝.
Mais cette adhésion signifie seulement que ce Traité ne s’applique que tant que nous nous déclarons neutres. Nous avons en tout temps la liberté de définir autrement notre neutralité. Nous pouvons notifier à tous les signataires du Traité de La Haye de 1906 ou mieux à toute la communauté des Etats que dans le cas d’une agression en violation du Droit international contre un Etat européen, nous ne nous sentons plus tenus de traiter militairement à égalité les parties au conflit. »[21]
Ou dit autrement, la neutralité n’est plus une obligation imposée à la Suisse par le Droit international, mais un libre choix, ce que le Conseil fédéral appelle une politique de neutralité.
L’historien Sacha Zala, que nous avons déjà cité, explique que la neutralité que célèbre le gouvernement suisse est imaginaire : « Je souligne toutefois le problème de son utilisation fondée sur de fausses justifications ou une histoire imaginaire. C’est hypocrite. Tout comme il est problématique de ne jamais rien décider ou de justifier tout et son contraire au nom de la neutralité. …Après 1945, la neutralité acquiert en Suisse un statut quasi religieux. » [22] C’est ce que l’article Neutralité du Dictionnaire Historique Suisse appelle « l’interprétation excessive » après 1945 de la neutralité par le gouvernement suisse. Avec en particulier ce refus saugrenu d’adhérer à l’Organisation des Nations Unies jusqu’en 2002 (!), alors que la Suède, elle, y avait adhéré en 1946, et l’Autriche, l’Irlande et la Finlande en 1955.
Le regretté homme d’Etat tessinois Dick Marty (1945-2023) qui fut enquêteur aux Balkans de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et dut vivre depuis 2020 sous protection policière, un radical de gauche à principes, a publié en hiver 2023 une interview qui dénonce l’attitude du Conseil Fédéral et du Procureur général de la Confédération. Pour Dick Marty, la neutralité suisse a toujours penché en faveur des Etats-Unis : « Ce que je critique, c’est l’hypocrisie. Dire qu’on ne prend pas parti, alors qu’on le fait. Pour moi, la neutralité est un mythe qui n’a plus de valeur. » [23]
La neutralité pour la Suisse n’est plus une formule utile pour débattre de sa politique étrangère. Mais l’exigence de la neutralité permet à l’UDC et au bloc pacifiste regroupant Socialistes, Verts, et nos amis du Groupe pour une Suisse sans Armée, de bloquer l’adhésion de la Suisse à l’OTAN. Le Groupe pour une Suisse sans Armée est l’organisation du pacifisme militant, avec ses ramifications parmi le Parti des Verts et le Parti socialiste. En novembre 1989, son initiative populaire Pour une Suisse sans Armée et pour une politique globale de paix avait obtenu 35,6% de votes favorables en votation populaire.
Le parlement suisse a recommandé à plusieurs reprises ces dernières années de ratifier enfin le Traité d’interdiction des armes nucléaires/TIAN ce que le gouvernement refuse parce que l’OTAN fait pression sur la Suisse pour qu’elle ne le fasse pas.
Le TIAN a été voté en 2017 par l’Assemblée générale de l’ONU. La signature du Traité a profité des efforts diplomatiques de l’Autriche et de la Nouvelle Zélande. Le Traité est entré en vigueur en octobre 2021 quand le nombre de 50 pays signataires a été atteint. Ont signé, par exemple, outre l’Autriche et la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud et le Kazakhstan, qui ont renoncé à leurs bombes atomiques, l’Irlande, l’Uruguay, le Vietnam, le Vatican, l’Algérie, l’Indonésie, le Brésil, le Chili, le Costa Rica, le Pérou, la Colombie, le Liechtenstein… mais pas la Suisse !
Faisant volte-face, l’UDC s’est ralliée au printemps 2023 à la demande de ratification du TIAN « afin d’empêcher la Suisse de se rapprocher de l’OTAN. »[24]
Il faut exiger que la Suisse sorte de ce Partenariat pour la Paix mal nommé, cesse cette collaboration institutionnalisée avec l’OTAN, et que l’armée suisse cesse tous ces exercices en commun avec elle.
Mais à la différence du GSSA, nous demandons que la Suisse fournisse des armes à l’Ukraine, puisqu’elle en produit.
Il faut profiter du pouvoir d’influence citoyenne que confèrent les instruments de la démocratie directe helvétique, initiative populaire et référendum, pour pousser la politique étrangère suisse dans une autre direction que l’inclination vers les Etats-Unis.
Robert Lochhead