Le colonel Guingouin est avant tout connu pour ses hauts faits d’armes. Il sait organiser, entre 1940 et 1944, jusqu’à 20 000 hommes en Limousin et il livre notamment les combats héroïques au mont Gargan contre les unités hitlériennes du général Ottenbacher. Sans son action, qui fixe sur le sol limousin une division blindée entière, le débarquement de Normandie eut certainement été un échec, comme le reconnaîtra lui-même le commandant en chef des forces alliées d’alors, le général américain Dwight Eisenhower. Pour sa contribution à la libération de la France et de l’Europe, Guingouin se voit décerner l’acte de reconnaissance de la nation américaine, et De Gaulle le fait compagnon de la Libération, une distinction rarissime pour un communiste.
Car Guingouin n’est pas qu’un stratège et un patriote, c’est un communiste. Natif de Magnac-Laval, dans la campagne haut-viennoise, il se définit lui-même comme un descendant du mouvement syndical et révolutionnaire du Limousin et de l’Occitanie. Il est fils de ce pays où les bergers lisent Marx, sous l’influence des maçons de la Creuse - des gueux crevant de faim qui, montant à Paris pour survivre, en ont rapporté le socialisme.
« Préfet du maquis »
C’est donc naturellement qu’il s’est tourné vers le Parti communiste (PCF). Il adhère en 1935 au rayon d’Eymoutiers (1), tout près de Saint-Gilles-les-Forêts, où il officie comme instituteur. Et c’est aussi naturellement, comme responsable de son rayon, qu’il prend le maquis, le 18 juin 1940 (sans avoir écouté la radio !), avec quelques-uns de ses camarades. Distributions clandestines de tracts sur le marché d’Eymoutiers, destructions de machines à faire des bottes de foin et sabotages de fabriques travaillant pour l’occupant : on ne compte plus les actions de « Lou Grand » (2) qui se proclame « préfet du maquis ». Cela ne plaît guère à l’occupant. Mais cela ne plaît pas plus au PCF qui, du fait du Pacte germano-soviétique, proscrit tout acte de résistance. Le parti tente de ramener à la raison « le fou qui vit dans les bois », sans succès. Puis, c’est une tentative de liquidation physique. Devant ce nouvel échec, on tente de le mettre au placard en lui proposant une promotion à la direction des Francs-tireurs partisans (FTP) du Puy-de-Dôme. Il refuse.
En juin 1944, alors que le parti estime que toute résistance valable doit être ouvrière et urbaine, et qu’il ordonne aux communistes, par la voix de Léon Mauvais, de prendre les villes, « Lou Grand » ne se soumet pas. Il sait qu’un assaut serait coûteux en vies humaines et que la ville risquerait d’être reprise et soumise à des représailles terribles. Cette nouvelle désobéissance lui est vivement reprochée. À ce moment-là, d’autres villes de la région seront prises par les maquisards, puis perdues, comme Tulle, où 99 otages sont pendus. Encore une fois, les faits ont donné raison à Guingouin contre le parti. Et c’est sans effusion de sang qu’il prends Limoges, au mois d’août, après avoir encerclé la ville et négocié la reddition du général allemand Gleiniger.
À ce moment, Guingouin est au faîte de la gloire et le parti doit se résoudre à le soutenir, au moins publiquement. C’est ainsi que le PCF remporte les élections municipales de 1945 à Limoges, une ville tenue par les socialistes depuis 1912. L’ex-« préfet du maquis » s’installe donc à la mairie et met en pratique ses idées. Il finance de grands travaux (complexe sportif, cités ouvrières, voirie...) dans l’intérêt des classes populaires limougeaudes, et il encourage la vie associative (patronages laïques, « samedis rouges »). Pour faire face aux problèmes du logement, il crée un service municipal, chargé de réquisitionner des habitations privées, et il soutient l’occupation des casernes par les comités locaux, qui comptent y faire des appartements. L’ancien maire, Léon Betoulle, qui, député, a voté, en 1940, les pleins pouvoirs à Pétain, ne désespère pas cependant de retrouver sa place. Et lorsque, deux ans plus tard, de nouvelles élections sont convoquées, Guingouin est battu, victime d’une union sacrée entre les staliniens et les socialistes. Le vœu du bourgeois attentiste Betoulle est exaucé.
Mais cela ne suffit pas. Ceux qui l’ont battu politiquement veulent l’abattre, le détruire, casser son prestige. C’est ainsi qu’il sera brisé, au sein du parti, par Duclos et Thorez (3). Comme Marty et Tillon (4), il est écarté des directions, avant d’être exclu, en 1952, comme « titiste » (5) et « ennemi de la pire espèce ». À l’extérieur, les socialistes déclenchent la curée. L’un d’eux, le normalien Jean Le Bail, publie dans Le Populaire du Centre une série d’articles intitulés « Limousin, terre d’épouvante ». Dans ce feuilleton, qui devient quotidien, le dirigeant de la SFIO (6) déterre des affaires classées, et il attribue chaque jour un nouveau crime à la Résistance.
Calomnie
À chaque fois, Guingouin est pointé du doigt. La balle est alors dans le camp de la justice, qui ouvre une instruction et emprisonne le libérateur de Limoges. C’est l’Affaire Guingouin (7) qui commence ! Le héros se retrouve en position d’accusé. On tente même de le « suicider » dans sa cellule de Brive. Il restera plusieurs jours entre la vie et la mort. On tente alors de le faire passer pour fou. Grâce à la détermination de ses proches et de deux jeunes avocats (Roland Dumas et Robert Badinter), il est libéré après quelques semaines. Il mettra tout de même cinq ans à se laver de l’injure et de la calomnie, jusqu’au moment où, en 1959, le procureur du tribunal de Lyon déclare « ne pas comprendre, en son âme et conscience, qu’on ait pu engager des poursuites contre Georges Guingouin ».
Instituteur jusqu’à sa retraite, Georges Guingouin s’est établi près de Troyes. Il revient cependant sur la terre limousine périodiquement, notamment pour assister aux cérémonies du mont Gargan. C’est de là qu’il lance, en 1992, son appel à voter « non » au traité de Maastricht. Dans ses entrevues avec des camarades du cercle Gramsci ou de la LCR de Limoges, il se revendique régulièrement de l’autogestion, se réclamant à la fois de Pierre Leroux qui, en 1845, avait créé la première coopérative en Creuse, de la féministe Pauline Roland ou de Rosa Luxemburg, pour sa critique de la bureaucratie. Analysant la situation actuelle, il s’exprime ainsi, en 2002, après la naissance des mouvements altermondialistes à la suite des rassemblements de Seattle, Gênes et Porto Alegre : « Il y a un foisonnement, c’est certain. Du moment qu’en haut, il y a un échec, à la base, il y a une recherche. Tout le problème, c’est de savoir quand les masses peuvent faire basculer la situation. Mais ça, personne ne le sait. »
Nicolas Vanderlick
1. Un rayon est l’équivalent d’une section du parti à l’échelle régionale.
2. Surnom donné du fait de sa grande taille.
3. Maurice Thorez, alors secrétaire général du PCF, a passé la guerre à Moscou.
4. André Marty, numéro 3 du PCF, et Charles Tillon, chef des FTP ayant organisé le parti dans la clandestinité, sont accusés de « déviationisme ».
5. Du nom de Tito, chef d’État yougoslave.
6. Section française de l’Internationale ouvrière.
7. Lire Michel Taubmann, L’Affaire Guingouin, éditions Lucien Souny, 19 euros.