Le vote palestinien établit une série de ruptures et de continuités, dont le Hamas est devenu peu à peu l’ultime représentant. Le vote, lors des législatives palestiniennes du 25 janvier, est un vote de continuité, en ce que la rue palestinienne a exprimé une attitude de résistance politique et de confirmation de ses aspirations nationales, tant à l’égard d’Israël qu’à celui de la communauté internationale. Le Hamas a également bénéficié d’une dynamique politique plus large, qui voit depuis quelques mois le camp impérial et ses soutiens gouvernementaux arabes mis en difficulté par la percée des Frères musulmans en Égypte, par l’impossibilité d’assainir la situation sécuritaire en Irak, et par le renforcement spectaculaire de l’axe Téhéran-Damas. Enfin, le Hamas tente de se redéfinir politiquement en tant qu’organisation à la fois islamique, nationaliste et à dimension arabe, à l’image du Hezbollah libanais, devenu depuis la fin des années 1990 le modèle même, dans la région, des mouvements de libération nationale. Tout comme son homologue libanais, son programme politique n’est pas fondé sur une hypothétique implantation forcée de la charia comme source du droit constitutionnel, mais bien sur une reprise du discours nationaliste, ce qui lui vaut une reconnaissance large dans la société palestinienne, tant au sein du camp nationaliste, qu’à gauche.
Pragmatisme
Mais le vote palestinien est également un vote de rupture : rupture, en ce qu’il s’agissait d’en finir avec une série de pratiques qui voyaient l’Autorité palestinienne, le Fatah, les services de sécurité et les institutions de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) se confondre, le tout dans une atmosphère de corruption généralisée.
Le Hamas constitue tout d’abord, au contraire du Fatah, une organisation structurée et au fonctionnement interne relativement collégial et démocratique ; sa branche armée, les Brigades Ezzedine Al-Qassam, est correctement centralisée, obéissant aux principes définis par l’organisation politique. Toutes deux ont également un corollaire indispensable : un ensemble d’institutions sociales et caritatives fortes, répondant aux déficiences de l’Autorité en la matière. Le Fatah a définitivement pâti de son incapacité à constituer une organisation politique et militaire stable, les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa n’étant elles-mêmes qu’un ensemble disparate de groupes armés obéissant tantôt à de réels principes politiques, tantôt à des affiliations locales et à des solidarités claniques, voir maffieuses.
Le Hamas a un discours politique identifiable pour le peuple palestinien. Il pratique une triple dawa (« appel ») : une dawa religieuse et panislamique, inscrite dans un terreau culturel populaire ; une dawa nationaliste, ancrée dans l’histoire intime du peuple palestinien, reprenant à son compte une majeure partie de ses aspirations nationales ; et une dawa arabiste. En ce sens, le Hamas, à l’instar du Hezbollah libanais, est un mouvement islamo-nationaliste de résistance.
C’est une organisation pragmatique, qui a su constituer un consensus politique national autour d’elle : au cours de l’année 2005, lors des élections municipales, le Hamas a permis à d’autres forces politiques, tel que le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), d’accéder à la tête de localités et de supplanter ainsi le Fatah : ce fut le cas à Bethléem et à Ramallah, en Cisjordanie, où la maire FPLP et d’origine chrétienne bénéficia des voix des conseillers municipaux Hamas. Une partie du succès du Hamas vient du fait qu’il agit à l’inverse du Fatah, et se pose en bâtisseur de l’unité palestinienne, ce qui suppose de laisser s’exprimer l’ensemble des factions.
Paradoxes
Ce n’est pas le moindre des paradoxes d’une situation politique confuse : le Hamas bâtit son image politique sur la pluralisation de la direction politique palestinienne, et sur un triple lien résistance/démocratisation/probité. L’ironie de l’histoire est alors la suivante : s’il veut respecter son programme, il doit alors composer avec d’autres que lui. Tel est le sens de son appel à un gouvernement d’unité nationale, ouvert à l’ensemble du spectre politique palestinien. Tel est aussi le sens des débats qui naissent sur la possible réactivation de l’OLP, seule à même de représenter l’ensemble du peuple palestinien, c’est-à-dire la population des territoires occupés et les réfugiés du Liban et de l’ensemble du monde arabe.
Le Hamas est également une organisation pleine de contradictions, si caractéristiques de l’islamo-nationalisme : il garde une conception normative, voir conservatrice, des rapports de sexe, et n’en réussit pas moins à intégrer bien plus de femmes au sein de ses instances de direction et de ses listes municipales et législatives que l’ensemble des autres factions ; il fut historiquement le critique le plus virulent, avec le FPLP et la gauche radicale palestinienne, des accords d’Oslo, et se retrouve néanmoins dans l’obligation de former le gouvernement de l’Autorité palestinienne, fruit de ces accords ; il doit répondre aux demandes des classes populaires et satisfaire à celles d’une partie de la bourgeoisie palestinienne ; il doit rester l’organisation de résistance la plus active pour conserver sa légitimité politique et, en même temps, entrer dans un jeu complexe de négociations avec le Quartet1, bailleur de fonds, et l’Égypte.
Il doit se solidariser avec l’axe Iran-Syrie soutenu par le Hezbollah libanais et le courant Moqtada Al-Sadr en Irak contre l’alliance entre les États-Unis, Israël et les puissances européennes, concernant les dossiers libanais, iraniens et syriens, tout en préservant des contacts avec ces derniers.
Moins que la fin d’une période marquée par un supposé nationalisme séculier et laïc, c’est une nouvelle séquence historique qui s’ouvre, marquée par une islamisation du discours nationaliste et, inversement, par une nationalisation et une sécularisation du mouvement islamiste. Une période paradoxale, où la Palestine cherche à se conserver, dans toute sa résistance et sa pluralité, avec ses propres mots, même si déplaisant aux yeux de certains. Le Hamas n’est pas les talibans : il reflète, au contraire, les recompositions politiques de la région, qui voient l’islamisme évoluer désormais entre plusieurs courants et différentes stratégies, et qui interrogent tant ce qu’il reste du nationalisme arabe que la gauche.
1. États-Unis, Union européenne, Russie et ONU.