La situation en Grèce polarise l’attention des anticapitalistes et des révolutionnaires de tous les pays. Les événements qui s’y déroulent auront en effet des répercussions internationales profondes. Au plan économique et financier, sur la crise des dettes souveraines et celle de la zone euro. Sur le terrain social et politique, pour la capacité du mouvement ouvrier et des classes populaires à résister et engager une contre-offensive. C’est à juste titre que la déclaration du bureau exécutif de la IV° Internationale en date du 24 mai était titrée « L’avenir des travailleurs européens se joue en Grèce ».
Syriza, Front de gauche, même combat ?
Syriza, la Coalition de la gauche radicale grecque, a obtenu 16,78 % dans les élections du 6 mai et pourrait arriver en tête de celles qui auront lieu le 17 juin.
Dans une « tribune » également datée du 24 mai, la Gauche anticapitaliste (courant unitaire pour l’écosocialisme) lui apporte un franc soutien politique :
« Avec ses propositions centrées autour de la redistribution des richesses, de l’abrogation des lois contre les travailleurs, de la nationalisation des banques, d’un audit de la dette publique et d’un moratoire sur le paiement de la dette, Syriza a su convaincre. En répondant aux aspirations populaires, la coalition a mené une bataille en faveur de l’unité, y compris en proposant des accords techniques aux autres forces de gauche anti-austérité.
« Mais Syriza n’est pas et ne veut pas être seulement une force électorale. Ancrée dans les luttes, la coalition de la gauche radicale a tout de suite proposé (aux syndicats, aux forces du mouvement social et aux partis politiques qui ne sont pas entrés au parlement) un front entre la « politique » et la « rue » pour pouvoir imposer la politique anti-austérité. »
Rejetant ensuite les politiques tant du KKE (l’ultra stalinien parti communiste) que d’Antarsya, l’alliance de la gauche anticapitaliste, la GA conclut en revendiquant et généralisant l’exemple de Syriza : « Aujourd’hui, en Grèce comme ailleurs, nous devons être de ces forces de la gauche radicale qui créent l’espoir. Nous devons en être pour contribuer à la construction d’un rapport de force avec le pouvoir et pour peser dans les débats centraux. » L’allusion au Front de gauche et à l’entrée que la GA prévoit d’y faire prochainement est limpide.
Il est un fait que ces deux formations présentent de nombreux points communs : dans leur configuration (alliance de forces réformistes hégémoniques avec d’autres courants antilibéraux, mais aussi anticapitalistes voire révolutionnaires), leur projet politique et leur programme, ou encore leur appartenance commune au PGE, le Parti de la gauche européenne formé à l’initiative de la plupart des PC et ex-PC européens. Il y a aussi d’évidentes similitudes entre les processus de mobilisation électorale exprimés autour de Syriza et du Front de gauche.
Notons que ce phénomène semble plus général, si l’on considère la récente percée électorale d’Izquierda Unida en Espagne (une coalition ancienne, organisée autour du PC espagnol), celle d’Enhedslisten, l’Alliance rouge-verte du Danemark, au moment même où celle-ci connaît une évolution marquée vers le réformisme et l’intégration au système (voir le dossier publié dans Inprecor n° 577-578 d’octobre-novembre 2011 – dont le contenu dément l’optimisme du titre de une), ou encore, en Angleterre, la surprenante victoire de George Galloway (le dirigeant de Respect) dans l’élection législative partielle de Bradford. Certes, il y a aussi des processus de sens contraire (conjoncturels ou non, on le saura après) : reculs du Bloc de gauche dans les dernières élections portugaises, de Die Linke dans plusieurs élections régionales en Allemagne.
Il faudrait néanmoins se poser la question de savoir si l’on n’assiste pas en Europe à un phénomène de caractère global : le resurgissement à une échelle large d’une gauche réformiste (donc non sociale-libérale), différente de celle (principalement social-démocrate ou stalinienne) qui existait dans le passé, en ce qu’elle ne porte plus un projet ou une rhétorique socialiste et est marquée par les thématiques antilibérales et altermondialistes ; le fait que face aux premiers développements de la crise, un secteur de masse de la classe des travailleurs se tourne vers cette nouvelle gauche réformiste antilibérale, plutôt que vers les anticapitalistes, précisément parce qu’elle propose des solutions institutionnelles (« votez pour nous et nous arrangerons les choses »), évidemment plus faciles à entendre que le discours anticapitaliste (« ne faites confiance qu’en vos propres forces, pour changer les choses mobilisons-nous par en bas »).
Cependant, il y a également entre Syriza et le Front de gauche des différences notables. Sur certains sujets, comme la dette, Syriza a défendu à différents moments des positions nettement plus radicales (on verra plus loin que ce radicalisme est actuellement remis en cause) que la coalition dirigée par Mélenchon et le PCF. Certainement est-ce une expression de la situation incomparablement plus dramatique à laquelle est confronté le peuple grec ; peut-être aussi du poids, au sein de Syriza, de courants révolutionnaires tels que DEA (Gauche internationaliste des travailleurs, liée à l’ISO étasunienne).
Mais la principale différence se situe sur un autre plan : la Coalition de la gauche radicale grecque se situe en effet en opposition frontale au PASOK, l’homologue social-libéral du PS de Hollande et Aubry, qu’elle identifie à la droite et combat comme un parti du système (qu’il est). On n’est évidemment pas dans le même type de configuration avec le Front de gauche, par rapport auquel la première exigence à porter aujourd’hui demeure qu’il rompe avec le gouvernement Hollande-Ayrault.
Il reste que ce positionnement de Syriza, qualitativement plus indépendant que celui du Front de gauche, ne suffit pas, d’un point de vue anticapitaliste et révolutionnaire, pour décider si l’on doit passer de la solidarité (le NPA doit évidemment être solidaire de Syriza face aux attaques qu’elle subit) au soutien politique (appuyer la politique qu’elle mène). Pour cela, il faut examiner d’un peu près son programme et son projet.
Le programme de Syriza
La langue est un obstacle, mais une série de traductions, à condition de vérifier et recouper les sources avec un peu de rigueur, permettent de se faire une idée assez précise. Peut-être vaut-il mieux d’ailleurs parler « des » plutôt que « du » programme, tant ce dernier s’est avéré, ces derniers mois et semaines, évolutif.
Syriza n’a pas varié dans son rejet des deux Mémorandums (les plans d’austérité et de privatisation imposés par la troïka), dans une série de revendications radicales en défense des salariés, des retraités et des chômeurs, des services publics, ni dans ses exigences de réforme fiscale et politique, anti-corruption ou de défense des immigrés. La renationalisation, sous contrôle des salariés et de la population, des « entreprises publiques d’importance stratégique » qui ont été privatisées depuis 2010 (date du premier Mémorandum), apparaît également comme une constante.
Ses intentions sont cependant nettement plus floues en ce qui concerne les deux questions qui sont absolument centrales, décisives, puisqu’elles conditionnent la mise en application de la plupart des mesures qui viennent d’être citées : la dette et les banques.
La dette
Le programme en 10 points de Syriza en vue du scrutin du 6 mai a fait l’objet d’un résumé en anglais, publié sur l’un de ses deux sites nationaux officiels, left.gr. La dette y est traitée ainsi :
« Nous demandons immédiatement :
« - un moratoire sur le service de la dette ;
« - des négociations pour une annulation de dette [et non « de la dette », cf. tiret suivant. Ndlr], avec une provision pour les fonds d’assurance sociale et la protection des petits épargnants. Cet objectif sera poursuivi par tous les moyens disponibles, tels qu’un audit de contrôle et une suspension des paiements ;
« - une régulation de la dette restante afin d’inclure des provisions pour le développement économique et l’emploi (…) »
Mais cette position a évolué au lendemain du scrutin. Le 8 mai, avant d’engager des consultations avec d’autres formations politiques, le « leader » de Syriza, Alexis Tsipras, a mis en avant 5 points, présentés comme devant servir de base à la formation d’un « gouvernement de gauche » [1]. Dans ce programme, il ne restait plus que « la création d’une commission d’audit internationale pour investiguer les causes du déficit public en Grèce, avec un moratoire du service de la dette dans l’attente de la publication des résultats de l’audit. »
En vue des nouvelles élections du 17 juin, Syriza a publié un autre « programme de gouvernement ». Ce texte opère sur la question de la dette un nouveau recul :
« Syriza dénoncera les emprunts (les traités avec la troïka) afin de remplacer leurs conditions odieuses par d’autres qui ne remettront pas en question la souveraineté nationale ainsi que la survie économique de notre pays. Des conditions comme la priorité accordée au remboursement des emprunts ou à la mainmise sur les biens de l’État, accordées aux créanciers par le Mémorandum, ne seront plus acceptées et sans conditions (…)
« Le but d’un gouvernement de gauche en Grèce sera de réussir, en établissant les alliances nécessaires, surtout avec les pays de l’Europe du Sud, dans l’organisation d’un Congrès international et européen sur les dettes souveraines, afin d’y trouver une solution commune et viable à un problème aussi européen. La solution doit être commune, c’est-à-dire la suppression organisée des dettes sans recours à de quelconques Mémorandum, qui démolissent, comme on sait, nos sociétés.
« Cet accord global pourrait prendre la forme d’un moratoire sur le règlement de la dette qui serait lié à la croissance et à l’emploi pour ce qui en resterait, en prenant comme modèle, les décisions analogues, prises à l’encontre de l’Allemagne en 1953 (…) » [2]
Au vu de ces évolutions, la constatation s’impose que plus Syriza progresse en nombre de voix et en intentions de vote, plus son programme devient modéré, institutionnel (et systématiquement présenté comme compatible avec le système capitaliste et l’Union européenne).
Il en va de même pour la question qui suit.
Les banques
Les 18 et 19 février 2012, la commission panhellénique de Syriza avait adopté sur ce sujet un programme anticapitaliste : « Le système financier peut et doit devenir public et être réformé fondamentalement en un nouveau système de banques, avec une administration et une gestion démocratique et transparente avec une forte participation et de forts droits de contrôle des travailleurs. C’est ce que nous entendons par le slogan : Nationalisation-Socialisation des banques. En fonction de leur mission les banques peuvent appartenir à différentes entités publiques, gouvernementales et non-étatiques, par exemple des coopératives, avec la garantie et la protection de l’Etat. Leur seule préoccupation sera la protection des dépôts et le développement avec des critères sociaux et écologiques avec interdiction de toute autre activité spéculative » [3].
Dans le résumé en anglais publié avant le scrutin du 6 mai, on observe un premier infléchissement assez net. Sous la tête de chapitre « Une reconstruction productive, sociale et environnementale », left.gr ne mentionne plus que la « nationalisation/socialisation de banques [là aussi : « de » banques et non « des » banques. Ndlr], et leur intégration dans un système bancaire public sous contrôle de la société et des travailleurs, afin de servir des buts de développement. La scandaleuse recapitalisation des banques [privées par des fonds publics. Ndlr] doit cesser immédiatement. »
Selon le site europegrece.wordpress.com, Syriza propose alors la « formation d’un pôle d’intervention étatique dans le système bancaire, avec pour pilier la Banque Nationale, la Banque agricole et la Banque postale, qui passent sous contrôle public et deviennent propriété publique. Grâce à ce pôle, nouvelle politique sur le crédit, qui encourage la croissance, soutient les PME, les micro-entreprises et l’économie rurale, encourage des politiques sectorielles et renforce les secteurs les plus pauvres » ; ainsi que la « nationalisation de chaque banque incapable de remplir ses obligations et de servir les déposants et qui a besoin du soutien de l’état. » La même source ajoute : « A noter que certaines composantes du Syriza parlent de nationalisation de toutes [nous soulignons] les banques »…
Enfin, le programme de gouvernement (en « 5 points ») présenté le 8 mai par Alexis Tsipras ne mentionne plus que la très modérée et vague aspiration à un « contrôle public du système bancaire, qui aujourd’hui, malgré le fait qu’il ait reçu près de 200 milliards d’euros en liquidités et en garanties provenant de fonds publics, reste entre les mains des dirigeants qui l’ont mis en faillite. Nous exigeons que le rapport Black Rock soit publié immédiatement. Les banques doivent devenir des instruments pour le développement de l’économie et le renforcement des petites et moyennes entreprises. »
Ecouter les dirigeants de Syriza
Au-delà des textes des programmes, en particulier électoraux, qui pourront encore varier mais, comme on le sait bien « n’engagent que ceux qui veulent bien y croire », il faut écouter ce que disent publiquement les dirigeants de Syriza, surtout depuis qu’ils ont acquis leur nouvelle notoriété et se retrouvent sous les feux des projecteurs. Voyons quelques exemples.
Sur la dette – audit, moratoire, annulation, paiement…
A la question « Syriza évoque l’idée d’annuler la dette : peut-on se le permettre ? », la députée Rena Dourou, responsable des questions européennes au sein de Synaspismos (la composante majoritaire de Syriza, dont Alexis Tsipras est également membre), répond : « nous excluons les décisions unilatérales : nous voulons négocier avec nos partenaires pour tout changer. Nous ne ferons rien qui puisse justifier des sanctions » [4].
A la question « Vous voulez également mettre un terme au paiement de la dette ? », la députée Sofia Sakorafa répond (en cohérence avec les « 5 points » du 8 mai 2012) : « Nous demandons un audit international de la dette (…) Tout doit être audité car ce sont les Grecs qui paient, ce peuple qu’on accuse d’être fainéant, corrompu, de passer ses journées à danser alors que les statistiques montrent que nous sommes le deuxième pays d’Europe en termes de nombre d’heures travaillées » (La Vanguardia, Barcelone, 17 mai, traduit par A l’Encontre le 19 mai).
Ainsi le moratoire, même sur le paiement des seuls intérêts, serait de fait écarté – puisqu’un gouvernement de Syriza renoncerait à toute décision « unilatérale ». Le peuple et les travailleurs de Grèce se trouveraient même privés de la liberté d’enquêter souverainement sur la dette de leur pays, puisque cette tâche serait remise entre les mains d’une « commission d’audit internationale ».
Toujours d’après Rena Dourou, interrogée cette fois par Mediapart (dans l’article du 25 mai « En Grèce, la dynamique créée par Syriza bouleverse la donne »), « pour relancer l’économie grecque, Syriza demande d’abord du temps aux autorités européennes : « Laissez-nous injecter de l’argent dans l’économie pour la croissance, et nous paierons la dette ensuite – du moins la partie légitime de la dette, qui sera déterminée par l’audit. » »
Voilà maintenant que l’audit devrait servir à… payer la dette ?!
Sur la zone euro et l’Union européenne
« Je ne pense pas que ce serait une bonne chose pour la Grèce et pour l’Europe si un pays, par exemple la Grèce, sortait de l’euro (…) Ce qu’il faut, c’est une recette différente pour une solution européenne commune (…) Nous voulons tout d’abord convaincre nos partenaires européens, persuader les dirigeants européens qu’ils suivent la mauvaise recette. Une recette qui doit être changée et cela nécessite une négociation politique ardue, une négociation politique au sein des institutions européennes (…) S’asseoir autour d’une table et discuter sur un autre programme est dans l’intérêt de tous. Un programme qui reposerait sur deux piliers : la croissance et la cohésion sociale (…) Car croyez bien que j’ai de lourds désaccords avec Mme Merkel, mais sur ce point on est d’accord : « Si un pays quitte la zone euro, alors les marchés seront en chasse du prochain », puis ce sera la dissolution de la zone euro et ce ne sera pas une bonne chose pour les peuples d’Europe » (Alexis Tsipras, interview à CNBC, chaîne de télévision étasunienne spécialisée dans les questions financières, 8 mai 2012).
« Nous sommes une force politique responsable, qui ne cède pas aux slogans du moment. Pour vous donner un exemple de la façon dont nous, on conçoit la politique européenne par rapport à la crise, actuellement, notre député européen, Nikos Chountis est en train de contacter des commissaires, des dignitaires importants de l’union, pour mieux mener notre politique » (Rena Dourou, interview à Rue89, 18 mai).
Il faut discuter de la façon de poser la question, de la démarche transitoire et tactique qui peut être nécessaire, d’autant que les Grecs sont dans leur grande majorité pour le maintien de leur pays dans l’euro et l’UE. La simple proclamation « sortie de l’euro et de l’UE » ne répond pas à une telle exigence. Mais ce qui est ici notable – et déplorable –, c’est qu’il n’y a aucune remise en cause, et encore moins politique de rupture, avec les traités et institutions de l’Union européenne. Comment dans ces conditions envisager de mener la moindre politique progressiste ? [5]
Sur la « nationalisation » des banques
« Nous croyons que nous pouvons surmonter cette crise si les banques pouvaient agir comme un levier pour le développement. Il devrait y avoir un pôle bancaire public, un pôle public et l’ensemble du système financier devrait être sous surveillance publique. Nous ne parlons pas d’un plan de nationalisation, dans lequel toutes les banques seraient détenues par une seule entité qui déciderait » (Alexis Tsipras, CNBC, interview citée).
C’est clair : pas de monopole bancaire public mais un « pôle public » (également cher au Front de gauche) cohabitant avec les banques privées.
« Ensuite, la nationalisation des banques : à partir du moment où une banque reçoit des aides publiques, l’Etat doit pouvoir disposer d’une voix au sein de son conseil d’administration, au moins jusqu’à ce que celle-ci ait remboursé son dû » (Sofia Sakorafa, interview citée à La Vanguardia).
Si la nationalisation se limite à cela, les banquiers devraient pouvoir s’en remettre…
Sur les marchés financiers
A la question « Pensez-vous que les marchés financiers s’effondreront à la suite de vos déclarations ? », Alexis Tsipras répond : « Je pense que les marchés se stabiliseront quand ils se rendront compte qu’il y a une solution pérenne et viable de possible en Europe. Par exemple, si l’Europe arrêtait de persévérer dans des solutions qui n’en sont pas, et si elle démontrait qu’il y a la place pour des changements radicaux, en profitant de tous les pouvoirs dont dispose la BCE pour soutenir les pays européens au bord de la faillite. Je pense que c’est cela qui stabilisera les marchés prochainement. Si nous ne créons que des mécanismes de soutien comme le Fonds européen de stabilité financière (FESF), c’est comme si nous utilisions un petit voilier pour remarquer un gigantesque bateau de croisière, alors les marchés vont devenir nerveux et vont tantôt chuter, tantôt repartir à la hausse et cela n’aura rien à voir avec les déclarations de certaines personnes, mais cela aura à voir avec la pertinence des solutions apportées pour résoudre le problème. Donc, je pense que si vous adoptez nos propositions, les marchés vont se calmer et nous allons retrouver une cohésion sociale en Europe, chose particulièrement importante » (CNBC, interview citée).
En somme, une position néokeynésienne modérée et qui au bout du compte serait même favorable aux « marchés » – ou en tout cas se veut telle.
Sur l’Etat et les rapports avec le patronat
« L’écueil de la bureaucratie, créée depuis quarante ans par les deux partis au pouvoir, Pasok (socialistes) et ND, décourage souvent les jeunes entrepreneurs. Nous proposons des mesures concrètes pour aider la création de PME, en facilitant, par exemple, l’accès à des programmes de financement européen ou public et en simplifiant les procédures. Ce qu’il faut, c’est restaurer la confiance entre les jeunes entrepreneurs et l’Etat, sapée par la corruption. Si le jeune entrepreneur sait qu’il n’a pas à verser des pots-de-vin à tout bout de champ, cela changera radicalement le climat économique en faveur des activités saines créatrices d’emploi » (Rena Dourou, interview citée dans Le Monde).
« Un gouvernement de gauche a besoin des industriels et des investisseurs. Il a besoin d’un environnement économique sain. Il a besoin de lois méritocratiques (…) Les investissements peuvent être positifs dans un cadre méritocratique, avec des lois qui vont dans ce sens, et non dans un cadre gangrené par la corruption et les magouilles » (Alexis Tsipras, le 5 mai sur la chaîne télévisée grecque NET).
Mélenchon, qui lui aussi affirmait (dans sa campagne présidentielle) que son programme n’était nullement tourné contre « les investisseurs » (en termes plus crus : le capital) et que ceux-ci n’avaient rien à en craindre, ne peut qu’apprécier.
« Nous devons réaliser donc que la crise mondiale que nous vivons est systémique, et qu’il y a deux voies que nous pouvons suivre. Une d’elles est la voie suivie par les Etats-Unis d’Amérique de Franklin Roosevelt, le New Deal. L’autre est celle suivie en Europe dans les années 1930, la voie de la destruction, la montée du fascisme et de la guerre. L’Europe ne doit pas répéter cette aventure. On peut suivre la voie suivie par les Etats-Unis dans les années 1930, et non la voie suivie par les prédécesseurs de Merkel et qui a conduit l’Europe dans une grande catastrophe. Merkel porterait une grande responsabilité, si elle ne sortait pas de son entêtement » (Alexis Tsipras, interview citée à CNBC).
Nul anticapitalisme ici, c’est-à-dire dans la « vraie vie » des dirigeants de Syriza, hors des textes et discours de congrès. Le seul horizon de « changement » proposé est celui du capitalisme du New Deal (quelque chose que l’on retrouve aussi en France, où cette thématique parcourt la mouvance antilibérale et a donné lieu récemment à la formation de l’association « collectif Roosevelt 2012 » lancée par Stéphane Hessel, Susan George, Larrouturou et… Rocard).
Quelle attitude pour les anticapitalistes ?
Lorsque l’on est extérieur à un processus, et c’est le cas quelle que soit la passion que nous inspirent les événements grecs, on doit se concentrer sur les problèmes les plus stratégiques. Laissons aux anticapitalistes et révolutionnaires grecs, seuls à même d’en juger, les questions tactiques (quoique très importantes) telles que le fait de savoir s’il faut ou non militer aujourd’hui à l’intérieur de Syriza, comme l’une de ses composantes organisées et conservant son indépendance politique ; ou bien, sur un autre plan, dans le cas des organisations regroupées au sein d’Antarsya, s’il fallait ou non accepter, en vue des élections du 17 juin, une proposition d’accord de Syriza [6].
En revanche, en tant qu’internationalistes militants, nous devons avoir une appréciation de Syriza et une politique, même générale, à son égard.
On l’a vu, l’orientation majoritaire et publique de cette coalition n’est ni anticapitaliste ni révolutionnaire, mais antilibérale et réformiste. Le NPA ne peut donc pas soutenir cette politique. Cela n’exclut nullement la solidarité, ni des collaborations pratiques si celles-ci étaient possibles (quand bien même le « correspondant français » de Syriza est clairement, et c’est logique, le Front de gauche). Cela ne veut pas dire non plus que nous ne reconnaitrions pas à Syriza des mérites, comme celui d’avoir refusé après le 6 mai de participer à un gouvernement d’union nationale.
Il n’y aurait aucun sens à demander à Syriza qu’elle devienne ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire une formation anticapitaliste et révolutionnaire. En revanche, ce que les travailleurs grecs peuvent en attendre, voire en exiger, c’est qu’elle soit conséquente dans ses propres engagements, qu’elle ne recule pas sur les éléments les plus progressistes de son programme et, si jamais elle était portée au gouvernement, qu’elle se donne les moyens de les appliquer. De ce point de vue, les déclarations récentes de ses principaux porte-parole, dont il a été fait état plus haut, représentent des reculs y compris, sans doute, par rapport aux attentes de ses propres militants.
Mais les tests décisifs restent à venir – et ils viendront immédiatement si Syriza se retrouvait après le 17 juin en position de former le gouvernement. Ces dernières semaines, ses dirigeants ont systématiquement affirmé que tout en rejetant les mémorandums imposés par l’Union européenne, ils entendaient que la Grèce reste membre de cette dernière ainsi que de la zone euro. Dans ce qui est un pas en arrière par rapport à des positions précédentes de Syriza, ils ont déclaré qu’ils demanderaient une négociation internationale sur la dette de la Grèce et ne prendraient aucune mesure unilatérale.
Soit. Prenons acte de ces positions, même si elles nous semblent complètement illusoires. Mais si la seule réponse à cette demande d’un gouvernement Syriza est une fin de non recevoir, comme tendent à l’indiquer toutes les réactions émanant des institutions et gouvernements de l’UE, de Schäuble à Fabius en passant par Barroso (sans parler de Lagarde) ; si par conséquent la Grèce se trouve alors sous la menace imminente d’une cessation de paiement et d’une expulsion de la zone euro… Que feront les dirigeants de Syriza ? La seule alternative sera alors de capituler ou d’assumer l’épreuve de force – donc de répudier la dette en sortant de l’euro.
« Ce n’est pas l’euro, ce sont les diktats de la « Troïka » qu’il faut combattre aujourd’hui », énonce la déclaration de la IV° Internationale du 24 mai. D’un certain point de vue, c’est vrai. Mais l’euro est néanmoins un problème éminemment concret, qui se trouve posé dès aujourd’hui. Les histoires, complaisamment véhiculées par les réformistes, selon lesquelles l’UE ou l’Eurogroupe ne pourrait pas expulser un Etat membre car ce ne serait pas « légal », relèvent du conte pour enfants. Si elle veut être conséquente, même du point de vue limité de son réformisme antilibéral, une formation telle que Syriza doit nécessairement se préparer dès maintenant à un tel scénario, quand bien même ce n’est pas celui qui recueillerait sa préférence. S’y préparer, et le dire – sauf à s’adapter aux manœuvres politiciennes de la diplomatie secrète. Cela, les révolutionnaires et les travailleurs grecs peuvent l’exiger d’elle.
Plus généralement, ils peuvent s’inspirer des recommandations de Léon Trotsky, dans son Programme de Transition de 1938, quant à l’attitude à développer par rapport à des forces réformistes : « promettre leur aide révolutionnaire » à Syriza « contre la bourgeoisie » grecque et européenne, la troïka, ses agents et ses marchés financiers. Sans pour autant « entrer dans son gouvernement » ni « porter la responsabilité politique de son activité ». En sachant que si un gouvernement dirigé par Syriza « rompait réellement » avec les intérêts capitalistes et impérialistes, un tel « gouvernement des ouvriers et des paysans » (des travailleurs et du peuple, dirait-on sans doute aujourd’hui) « ne pourrait qu’accélérer et faciliter » le combat anticapitaliste, vers le socialisme.
« La création d’un tel gouvernement (…) est-elle possible ? L’expérience antérieure nous montre (…) que c’est pour le moins peu vraisemblable. Il est, cependant, impossible de nier catégoriquement par avance la possibilité théorique de ce que, sous l’influence d’une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.) », les dirigeants de Syriza « puissent aller plus loin qu’ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie. »
Et la situation grecque est, sans conteste, celle qui se rapproche le plus en Europe de telles circonstances exceptionnelles.
Jean-Philippe Divès, 4 juin 2012