Entretien avec Hamadi Ben Mim (Parti des travailleurs, ex-PCOT)
(note 1)
Les forces politiques révolutionnaires qui ont constitué le Front du 14 janvier dans les jours qui ont suivi la chute de Ben Ali, ont largement contribué à faire tomber les deux premiers gouvernements provisoires. Lorsque Caïd Essebsi est ensuite devenu Premier ministre, le 27 février 2011, le PCOT était pour le faire également tomber et le remplacer par un gouvernement au service des travailleurs.
Car on n’a pas atteint les buts de la révolution. Mais il n’y avait pas consensus sur ce point entre les partis révolutionnaires : Caïd Essebsi a envoyé des appâts aux organisations de gauche, et certaines d’entre elles sont entrées dans son dispositif. Le Front du 14 janvier a alors explosé. Pour la PCOT, c’est à ce moment là que la contre-révolution a commencé.
Il est aujourd’hui nécessaire de remonter la pente et de rassembler à nouveau les forces révolutionnaires de gauche, qu’elles soient marxistes ou nationalistes. Il est nécessaire de construire une nouvelle coalition, sur la base d’un nouveau programme révolutionnaire afin de lutter contre la bipolarisation entre Ennadha et les forces menées par Caïd Essebsi. Pour y parvenir, nous voulons faire renaître le Front du 14 janvier, sous une autre forme. Les conditions d’un tel regroupement sont maintenant réunies, car la plus grande partie de ceux qui avaient antérieurement accepté d’entrer dans le dispositif mis en place par Essebsi en ont tiré les leçons.
Une première étape a été franchie le 20 janvier, avec la constitution du Front du 14 janvier (note 2), qui regroupe cinq parti notamment le parti des travailleurs (ex-PCOT), le courant Patriote démocrate de Jamel, le Parti de lutte progressiste, le Parti populaire pour la liberté et le progrès et des nationalistes arabes comme le parti Baath (proche de Sadam Hussein ex-président de l’Irak). Ces partis n’ont pas composé avec le gouvernement de Caïd Essebsi. Le Parti des Travailleurs (ex-PCOT) continue les discussions avec les forces ne participant pas à ce regroupement en particulier avec les dissidents du PDP nommé parti réformateur, de ceux qui étaient du parti du président nommé parti des fidèles « wafa » et les dissidents d’Ettakatol.
Simultanément, le Parti des travailleurs (ex-PCOT) a entamé des discussions avec deux autres organisations patriotes démocrates : le PTPD et le MOUPAD ; puis avec le Parti du peuple, mouvance nationaliste nassériste (Nasser était le Président de l’Egypte en 1955-1970).
En ce qui concerne le PTPD, une clarification est intervenue récemment qui s’est traduite par une scission : une aile du PTPD acceptait de participer à un front avec Caïd Essebsi au nom de l’opposition à Ennadha, une autre aile s’y est opposée clairement. Pour ces militants, dont le représentant le plus connu est Jmour, le clivage n’est pas entre Etat religieux et Etat civil : Ennadha explique en effet aujourd’hui être partisan de l’Etat civil ! L’aile Jmour du PTPD est engagée dans un processus de fusion avec le MOUPAD de Chokri Belaïd qui devrait aboutir début septembre.
Les échanges entre le Parti des Travailleurs (ex-PCOT) et les trotskystes de la LGO buttent sur deux problèmes principaux :
– La LGO voudrait que l’UGTT reconstitue le Front et que celui-ci soit autour d’elle. Le Parti des Travailleurs est opposé à cette tactique, et pense qu’il faut commencer par regrouper les organisations politiques de la gauche marxiste et nationaliste.
– La LGO considère que la colonne vertébrale de tout front doit être l’UGTT. Le Parti des Travailleurs pense qu’il ne faut pas attendre pour constituer ce front que l’UGTT soit d’accord pour y participer. Surtout que l’UGTT cherche, dans sa dernière initiative, un consensus entre gouvernement et opposition.
Ces discussions ont abouti à des réunions regroupant neuf partis et mouvances de gauche, puis à une déclaration solennelle regroupant des membres de ces neuf partis et quelques indépendants de gauche à l’hôtel Diplomate, le dimanche 2 juillet 2012. Cette réunion a élu un comité de 13 membres qui a pour tâche la préparation d’un congrès au mois de septembre déclarant la constitution d’un nouveau front de gauche regroupant ces neuf partis. Elle a permis de mettre en chantier un texte de bilan, une charte de fonctionnement et un programme. L’ambition est de fonder un nouveau Front qui doit être un front pour l’action et non pas un simple front électoral car les élections constituent seulement un élément parmi d’autres.
Entretien avec Chedli Gari (PTPD)
(note 3)
La division des organisations politiques de gauche a été catastrophique lors des élections d’octobre 2011. Nous avons fait le calcul avec Jmour et Hamma Hammami. Si nous avions présenté des listes unitaires, le PCOT d’Hamma Hammami, le MOUPAD de Chokri Belaïd et le PTPD auraient pu arriver à la deuxième place. En y ajoutant les nationalistes arabes, on serait resté les deuxièmes, mais avec davantage de sièges.
Trois semaines avant les élections, nous tentions encore de parvenir à des listes communes, mais chaque organisation a finalement fait cavalier seul en pensant obtenir la part du lion. Plutôt que de rechercher un leader commun, chaque leader a pensé s’imposer comme leader unique de tous.
Une fois les élections passées, chaque composante de la gauche s’est lancée dans une réflexion critique et autocritique. Toutes sont parvenues à des analyses comparables : il n’était plus tolérable de recommencer de telles fautes.
1) Il faut arrêter que tout soit subordonné à la carrière politique des différents leaders. Ceux-ci n’avaient ni la légitimité historique, ni la légitimité politique pour imposer leurs points de vue personnels. Cela est notamment vrai dans le PTPD qui a exigé de son Président, Abderrazak Hammami, de faire son autocritique et de cesser de se présenter comme infaillible et de reconnaître sa responsabilité dans ce qui s’est passé. Il a en effet essayé d’imposer une analyse des élections qui exonère sa responsabilité et l’impute aux autres, sous prétexte qu’il avait été immobilisé 3 semaines suite à un accident.
2) Il est nécessaire de rompre avec l’orientation politique très droitière d’Abderrazak Hammami et de la majorité du Bureau politique se traduisant notamment par par des périodes de flirts avec Ennhada, Essebsi, Chebbi, ou Ettajid. Abderrazak Hammami a en effet tenté de tendre la main aux grands partis et a poussé à une rupture avec la gauche radicale. Il a voulu que le PTPD soit perçu comme l’organisation sauvegardant la révolution de ses tendances extrémistes : il aurait à cet effet rencontré Ghannouchi d’Ennadha, Essebsi ainsi que le Ministre Ennadha des droits de l’Homme.
Il a demandé de cesser les critiques contre le pouvoir actuel et appelé à coopérer avec lui. Il a participé à un colloque sur Islam et démocratie organisé par Al Jezeera où il était le seul représentant de gauche.
3) Abderrazak Hammami a mené campagne contre toutes les personnes pouvant rivaliser avec lui en raison de leur influence dans le parti et leur légitimité historique. Sa femme, militante connue du PTPD, s’est par ailleurs présentée au Bureau exécutif de l’UGTT contrairement à la décision du parti.
4) Abderrazak nous a trompé en ce qui concerne les responsabilités avec les autres partis, et cela a entraîné des relations difficiles entre le PTPD et eux. Depuis la scission avec lui, nous essayons de remédier à cela.
5) Notre orientation pour les mois qui viennent est la suivante :
– Renforcer le processus d’unification avec le MOUPAD de Chokri avec qui un congrès de fusion est prévu du 31 août au 2 septembre.
– Reconstruire un Front incluant les nationalistes arabes. Ils sont très attachés à l’identité musulmane, et Ennadha cherche à récupérer certains d’entre eux.
– Nous ne situons pas dans le débat Islam-laïcité posé par Ennadha et Ettajid.
Entretien avec Néjib Sellami (MOUPAD)
(note 4)
Une paysanne m’a dit la semaine dernière : la révolution tunisienne est comme une pastèque sur une table. Elle n’est en effet pas dans une situation stable, elle oscille et peut tomber par terre à tout moment. Cette image m’a beaucoup plu.
Nous avions un pouvoir autoritaire au Palais de Carthage entre les mains de Ben Ali, aujourd’hui, un autre pouvoir autoritaire se met en place à la Casbah entre les mains de Jebali, le Premier ministre islamiste. Ce parti pratique le double langage : il se dit démocratique et civil, mais ses pratiques nous rappellent celles du RCD de Ben Ali. Il veut décider de tout, et les Tunisiens craignent aujourd’hui le retour d’une dictature sous une forme religieuse.
Face à Ennadha, un regroupement se constitue autour Essebesi avec d’anciens bourguibistes et d’anciens RCDistes. Ils ont été rejoints par des forces du centre, ou même issues de la gauche. Ennadha ainsi que les gouvernements américains et français veulent pousser les Tunisiens à choisir entre deux pôles : Ennadha et les partis issus de l’ancien pouvoir. Ces deux forces sont bien structurées et ont beaucoup d’argent.
Mais un troisième pôle se met en place refusant cette bipolarisation. Il est constitué par des partis de gauche et nationalistes arabe. Ceux-ci veulent non seulement empêcher tout retour d’une dictature, mais également obtenir la satisfaction des revendications pour lesquelles la population a fait la révolution. L’objectif est de reconstituer ce qui existait antérieurement sous le nom de Front du 14 janvier.
Entretien avec Jalel Ben Brik (LGO)
(note 5)
Quelles sont les principales organisations engagées dans ces discussions ?
– Le Parti des travailleurs, nouveau nom du PCOT issu du marxisme-léniniste pro-albanais et dont le représentant le plus connu est Hamma Hammami ;
– Une organisation « Patriote démocrate », autour de Jamel, issue de la tradition marxiste-léniniste et participant déjà depuis mai à un front avec le PCOT ;
– Deux autres organisations « Patriotes démocrates » : une aile du PTPD de Jmour et le MOUPAD de Chokri Belaïd, qui ont prévu de fusionner début septembre ;
– Des courants nationalistes arabes ;
– Et enfin la LGO de tradition trotskyste.
Comment la LGO se positionne-t-elle ?
La position de la LGO est de débattre avec ces différentes forces.
Nous discutons, par exemple, depuis deux mois et demi avec le PCOT. Je pense que leur démarche est honnête. Il est satisfaisant de constater qu’ils ont repris à leur compte certaines de nos propositions.
En ce qui concerne les Patriotes démocrates, nous n’avons pour l’instant eu que des discussions à bâtons rompus. Les deux principaux groupes ne veulent avoir de véritables discussions avec nous qu’après avoir défini leur propre plateforme.
Comment faire pour que cette reconstitution du Front du 14 janvier réussisse ?
Ce Front n’aura de sens que si plusieurs conditions sont simultanément réunies :
– S’ancrer dans les mobilisations sociales actuelles, la gauche politique est actuellement en retard sur les mobilisations sociales ;
– Mettre en place un programme de lutte et de mobilisation autour des points essentiels : contre la ligne d’Ennadha réactionnaire antidémocratique et opposée aux droits des femmes, pour l’annulation de la dette et des accords d’association avec les forces impérialistes, pour la campagne contre le chômage et pour le droit au travail, pour la mise en place d’un système de développement en faveur des classes et des régions défavorisées…
– S’opposer clairement à la politique antisociale, pro-impérialiste et antidémocratique du gouvernement des Frères musulmans du parti Ennadha et leurs alliés fantoches.. et lutter contre les illusions autour du pôle libéral des anciens RCDistes (autour de Sebsi) et leur allié Najib Chebbi.
– Se prononcer pour la chute du gouvernement actuel et commencer à discuter de la nature d’un gouvernement populaire. Pour la LGO, il doit être basé sur un front ouvrier populaire et démocratique, et dont la colonne vertébrale soit l’UGTT
– S’ouvrir et travailler avec des indépendants, et notamment des dirigeants et dirigeantes en lutte que ce soit dans le mouvement syndical, dans les régions, parmi les femmes, les chômeurs et les jeunes.
Annexe concernant le changement de nom du PCOT
Hamadi Ben Mim : Le 10 juillet, le PCOT a annoncé sa décision de s’appeler désormais Parti des Travailleurs. Nous n’avons pas changé de ligne politique ou de programme, mais nous devons être pédagogues.
Lorsque nous allions dans les villages et les quartiers pour présenter notre programme, la discussion portait le plus souvent sur le mot communiste synonyme pour beaucoup de gens d’athéisme et d’opposition à la religion. On était par ailleurs attaqués sur l’échec des expériences se réclamant du communisme dans le monde. Cela constituait un handicap et un obstacle pour l’insertion du parti et la propagande pour notre programme. Nous ne voulions pas passer notre temps à discuter sur des sujets que nous n’avions pas choisi et qui demandent une culture politique dont ne dispose pas la majorité de la population. Ce que nous voulions, c’était présenter notre programme. Si le mot communiste posait problème, le mieux était de le changer. En effet, lorsque nous discutions de notre programme, les gens nous disaient qu’ils étaient d’accord avec ce programme, et que si nous retirions ce mot là, ils seraient avec nous.
Nous avons donc décidé de ne pas changer notre programme et notre ligne politique mais de modifier seulement notre nom, comme l’ont fait beaucoup de partis dans le monde, et cela d’autant plus que de nombreux partis se sont appelés communistes et ils n’avaient rien de communiste.
Le congrès de l’été 2011 avait débattu de cette question et il avait décidé de renvoyer la décision à une conférence nationale ultérieure. Celle-ci s’est réunie et a pris cette décision le 1er juillet après un débat de 4 mois.
Notes
Note 1 : Actuellement à la retraite, Hamadi Ben Mim a été enseignant dans le secondaire puis le supérieur. Il a d’abord milité en milieu étudiant (1974-1978) dans l’UGET clandestine, puis au milieu des travailleurs (1979-2011) où il était chargé du travail syndical des militants de son parti et était son porte parole dans ce milieu. Actuellement dirigeant national du Parti des travailleurs (ex- PCOT), chargé de l’information.
Note 2 : Outre le PCOT, appartiennent à ce front le Parti populaire pour la liberté et le progrès, le Mouvement Bâath, Les Patriotes démocrates (Jamel) et le Parti de la Lutte Progressiste.
Note 3 : Chedli Gari est militant du PTPD (une des organisations Patriote démocrate) où il est en responsabilité du travail syndical. Il était secrétaire général du syndicat UGTT de l’enseignement secondaire au moment des procès du Bassin minier en 2008.
Note 4 : Néjib Sellami est professeur d’arabe et un des principaux animateurs du syndicat UGTT de l’enseignement secondaire. Nejib est un militant connu du MOUPAD - Watad (une des organisations Patriote démocrate).
Note 5 : Ancien prisonnier politique, Jalel est un des principaux animateurs de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO).
Bibliographie : Une série de textes concernant les partis politiques tunisiens est disponible sur la page « Tunisie » du site Europe solidaire sans frontières http://www.europe-solidaire.org/spip.php?rubrique1029 On y trouve notamment des notes de travail sur ces partis datant d’avril–juin 2011 http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article22111, ainsi que divers documents émanant d’eux.