Lorsque Martin Luther King a été assassiné le 4 avril 1968 (il y a 45 ans), il était présent à Memphis (Tennessee) pour soutenir 1300 éboueurs en grève.
Ce fait particulier est parfois mentionné dans les histoires sur le mouvement des droits civiques. Lorsque c’est le cas, la signification de cette grève – pour King et pour les grévistes – est peu comprise. Plus généralement, le rôle des travailleurs noirs est loin d’être bien étudié ; il en a été de même dans leurs combats pour l’égalité raciale et économique.
Dans son livre Going Down Jericho Road. The Memphis Strike. Martin Luther King’s Last Campaign (Ed. Norton, 2008) l’historien Michael Honey faire revivre l’histoire de la grève des éboueurs de Memphis, l’éclairant non seulement avec la sensibilité d’un animateur du mouvement (Honey est lui-même un vétéran du combat pour les droits civiques), mais avec les voix des éboueurs noirs, les syndicalistes et les jeunes radicaux noirs.
Jericho Road est organisé en deux histoires parallèles : celle des Noirs, travailleurs de la voirie de Memphis se battant pour la reconnaissance de leur syndicat et celle de Martin Luther King à la recherche d’une façon de bâtir un mouvement pour la justice économique.
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Les Blancs de Memphis se félicitaient d’avoir accordé suffisamment de concessions aux Noirs de manière à éviter les affrontements explosifs qui frappèrent d’autres villes du sud. Les Noirs pouvaient voter et les journaux appelaient quelque peu au respect de la décision Brown versus Board of Education [1] de la Cour suprême qui mettait hors la loi les écoles ségrégées.
Les éboueurs noirs voyaient les choses différemment. Ils travaillent dans des conditions semblables à celles des plantations, pour des salaires de famine et sous le contrôle des surveillants Blancs racistes. « Dès lors que les patrons blancs venaient des plantations elles-mêmes, observe Honey, ils traitaient les travailleurs noirs un peu comme des propriétaires terriens du delta du Mississippi traitaient leurs métayers et tenanciers. »
Les travailleurs pouvaient être licenciés s’ils arrivaient une minute en retard au travail ou s’ils « répondaient » aux patrons. Ils n’avaient pas le droit aux pauses. Ils devaient manger leur repas de midi en 15 minutes et ils ne pouvaient être vus à l’ombre des arbres. L’ombre dispensée par les camions était leur seul refuge dans la chaleur de Memphis, même si les camions étaient vieux et dépassés, sentaient horriblement mauvais et qu’il y avait souvent des asticots qui en tombaient.
La ville n’exigeait pas à ses habitants d’emballer leurs ordures ou même de les mener sur le bord du trottoir. Les éboueurs devaient donc ramasser tout ce qui traînait, y compris les branches d’arbre, les animaux morts sur la route ainsi que les ordures qui n’étaient pas emballées. « Je ne gagnais qu’une misère », se rappelle James Robinson. Il était payé, après 15 ans dans ce travail, 1,65 dollar de l’heure, soit seulement 5 cents au-dessus du salaire minimum fédéral. « Nous travaillions alors tous les jours pour des salaires d’assistés. » [équivalant à de l’aide sociale]
Au début des années 1960, un groupe d’éboueurs ayant fait de l’armée et disposant d’une expérience d’organisation dans « l’Operation Dixie » [2] menée par le CIO – soit la Confédération des organisations industrielles, qui fusionnera en 1955 avec l’AFL –, commença à tenter de bâtir un syndicat. T. O. Jones, le dirigeant de ce qui devint la section 1733 de l’AFSCME [American Federation of State, County and Municipal Employees – le syndicat des employés des Etats, des comtés et des municipalités], reçut le soutien d’activistes du mouvement des droits civiques ainsi que de pasteurs noirs et d’un soutien limité du bureau national de l’AFSCME.
Cette tentative ne parvint toutefois pas à décoller. Jones persévéra dans la plus grande partie de la décennie malgré le fait que le « syndicat » ne réunissait que 40 cotisants sur 1300 travailleurs.
La mort de deux hommes, le 1er février 1968, changea complètement la donne.
Il n’y avait pas de place dans la cabine du vieux camion d’ébouage pour Echol Cole et Robert Walker. Afin d’éviter la pluie, à la fin d’une longue journée, Cole et Walker montèrent donc dans un perchoir précaire puant, entre un vérin hydraulique, utilisé pour écraser les ordures dans une petite bourre, et les parois caverneuses du container du camion. Alors que Willie Crain, le chef d’équipe, conduisait le véhicule chargé d’ordures le long de Colonial Street vers la décharge de Shelgy Drive, il entendit que le vérin hydraulique était entré en action, peut-être activé par une pelle qui s’était détachée et heurté des câbles électriques. Il rangea le camion de côté le long du trottoir à 16h20, mais le vérin était déjà en train de coincer Cole et Walker en arrière dans le compacteur.
La mort de ces hommes galvanisa, dans la semaine, la volonté de changement de ces hommes. T. O. Jones organisa des réunions au Memphis Labor Temple, espérant que si 500 travailleurs se présentaient, il pourrait disposer d’une force suffisante pour exiger des négociations. Au lieu de cela, c’est près du double de travailleurs qui arrivèrent. Ils appelèrent, à la fin de la soirée, à la grève.
Le travailleur Ed Gillis se souvient : « Ce n’était pas T. O. Jones. C’était nous tous, travailleurs, réunis et nous allions arrêter le travail jusqu’à ce que nous obtenions une augmentation et à un taux supérieur, tu vois, et que nous obtenions justice au travail sur la manière dont ils nous traitaient. »
Les travailleurs étaient impliqués, dès le début, dans une activité permanente. Près de 1000 d’entre eux se réunissaient quotidiennement à midi pour discuter avec des partisans de la communauté afro-américaine. Après cela, ils défilaient en direction du centre-ville. Chaque jour s’achevait par des meetings de masse dans les églises noires.
Au début, les travailleurs évitèrent explicitement de faire de la grève une question « raciale », mais la façon dont ils étaient traités par la police et le maire était ouvertement raciste. D’autres travailleurs de la ville disposaient de syndicats, pourquoi les éboueurs – exclusivement des Noirs – ne le pourraient-ils pas ? Encore et toujours, l’intransigeance du maire galvanisa les grévistes à continuer.
Le slogan qu’ils transportaient, imprimés sur des pancartes, I Am a Man, disait tout : c’était une question de justice raciale et économique.
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Les éboueurs étaient en train de réaliser, de bien des façons, exactement le type de mouvement que Martin Luther King s’efforçait d’organiser au cours de la dernière année de sa vie.
Honey documente à quel point King, dès le début de son activité, voyait les syndicats comme des véhicules essentiels au progrès des Noirs. Il cultiva des alliés parmi des syndicalistes et des dirigeants tels que le président blanc de l’UAW [le syndicat des travailleurs de l’automobile], Walter Reuther, et le pionnier syndical noir, A. Philip Randolph. [3]
Alors que King croyait fermement en la démocratie américaine, son « évangile social » était enraciné dans les revendications de la classe laborieuse noire. Il déclara, en 1957 lors d’une réunion d’activistes à la Highlander Folk School, que « les forces qui sont opposées aux Noirs sont, dans l’ensemble, contre les travailleurs » et affirma qu’une véritable intégration signifiait « une égalité sociale, économique et politique complète […] un ensemble de mesures qui vont au-delà de la question spécifique de la ségrégation. »
Lors de la convention de 1966, King déclara à l’organisation dont il était un fondateur, la Southern Christian Leadership Conference (SCLC), que les acquis antérieurs des droits civils et du droit de vote « n’avait pas coûté un centime à la nation » et se déclara en faveur d’une justice plus radicale, économique, soit une « justice distributive ». Dans une réunion privée de pasteurs, il dit : « Il y a quelque chose d’erroné avec le capitalisme tel qu’il fonctionne aujourd’hui aux Etats-Unis. Nous ne sommes pas intéressés à être intégré dans cette structure de valeurs. »
C’est à ce moment que King exprima son idée pour la prochaine étape de la lutte ; il la nomma : la Poor People’s Campaign.
Il désirait que la SCLC amène des milliers de personnes des villes les plus pauvres d’Amérique pour camper dans la capitale fédérale, Washington. Ils formeraient alors une « ville de tentes » qui hébergerait des manifestations de masse et des défilés. L’idée consistait également à organiser des désobéissances de masse – blocage de trafic, fermeture de bâtiments du gouvernement – jusqu’à ce que le Congrès et le président créent des emplois et garantissent un revenu pour les pauvres.
Après la destruction légale de Jim Crow [terme désignant les lois de ségrégation raciale], il n’y avait de loin aucun consensus sur le fait qu’une telle campagne constitue le prochain pas logique. Honey écrit que « King voyait la Poor People’s Campaign comme une manière de dépasser les limites et de créer un nouveau mouvement, interracial et avec une base de classe, parmi les pauvres. » Mais cela « nécessitait de dures négociations pour y gagner d’autres stratèges du Mouvement. »
La SCLC n’était pas vraiment équipée pour ce type de campagne. Ainsi qu’Honey l’observe, « ils ont passé leur vie dans le mouvement des droits civiques et dans les églises noires. King les incitait maintenant à organiser une nouvelle base multiraciale, autour de questions de classe, parmi les Mexicains établis aux Etats-Unis, les Indiens et les pauvres blancs, tout autant que les Afro-américains. La SCLC ne disposait pas des ressources et de la structure organisationnelle pour rendre cela possible. Presque seul, King devait convaincre non seulement la communauté des militants pour les droits civiques et un public plus large mais aussi les propres membres réticents de son équipe, qu’ils pourraient organiser les pauvres. »
King et son équipe se dispersèrent à travers le pays pour recruter des pasteurs pour le projet. Ils échouèrent largement. 120 pasteurs furent invités à une réunion de préparation en Viriginie. Aucun ne se présenta.
King admettait que certaines des hésitations provenaient des illusions de la classe moyenne noire en sa capacité de s’en tirer seule. Ainsi qu’il le déclara à un groupe d’activistes à Birmingham : « Vous savez, nous avons trop de Noirs qui, d’une manière ou d’une autre, par une certaine éducation et un degré de sécurité économique, ont flotté… ou surnagé hors des eaux stagnantes… [Mais ils ont maintenant] oubliés la puanteur de ces eaux stagnantes. »
La Fondation Ford accorda à King un prêt de 230’000 dollars destiné à la formation des pasteurs. Il les utilisa pour réunir 150 pasteurs en une conférence à Miami. Il leur parla pendant cinq jours au sujet de la nécessité de suivre l’exemple de Jésus, « le plus grand révolutionnaire que l’histoire a connu. » King appela à un « altruisme dangereux », affirmant qu’ils devaient utiliser la puissance de l’église pour mobiliser les pauvres.
Au terme de ces cinq jours, toutefois, la plupart des pasteurs restèrent évasifs. King sombra dans la dépression. « Il n’y a pas de masses », King déclara à son équipe, « dans ce mouvement de masse. »
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Le 18 mars [1968], ces deux histoires – celle de King et celle des éboueurs – convergèrent dans le Mason Temple de Memphis.
King arriva à cette réunion démoralisé par son échec à construire la Poor People’s Campagin. Les éboueurs arrivèrent démoralisés par une grève qui n’en finissait pas, leurs militants persécutés par les tribunaux et leurs manifestations poursuivies par la brutalité policière. En joignant leurs forces, toutefois, ils se donnèrent à chacun courage et force.
Quelque 25’000 personnes sortirent ce soir-là pour voir King. King raconta l’histoire biblique de Dives [parabole connue sous le titre du mauvais riche et de Lazare] qui alla en enfer parce qu’il passait à côté de Lazare chaque jour et qu’il refusait de voir sa souffrance. « Si l’Amérique n’utilise pas ses vastes ressources de richesse pour mettre un terme à la pauvreté et pour rendre possible à tous les enfants de Dieu de bénéficier des biens élémentaires à la vie, elle, aussi, ira en enfer » avertit King, sous les vifs applaudissements.
King poursuivit en expliquant comment la grève fait partie d’une nouvelle direction pour le mouvement dans son ensemble :
« Avec Selma [marche de 1965 de Selma à Montgomery pour le droit de vote] et la loi sur le droit de vote, une époque de notre lutte est arrivée à sa fin. Une nouvelle ère est en train de naître. Désormais notre lutte est consacrée à une égalité authentique, ce qui signifie une égalité économique. Parce que nous savons qu’il n’est pas suffisant d’intégrer [de déségréger] les comptoirs où nous mangeons à midi. En quoi cela profite-t-il à quelqu’un de pouvoir manger à un comptoir intégré s’il ne gagne pas suffisamment d’argent pour acheter un hamburger et une tasse de café ? »
Honey décrit comment l’urgence de la situation poussait King de mettre en avant des idées pratiques sur la manière dont la lutte pouvait aller de l’avant.
« Parmi les encouragements et les applaudissements, un nouveau degré d’énergie a été atteint – à un tel point que King ne pouvait pas en rester simplement à la rhétorique. Il devait conduire le mouvement à un niveau supérieur. Il s’arrêta un moment, et semblait penser à haute voix.
“Vous savez quoi ? demanda-t-il à la foule, Vous pouvez être à même d’augmenter un peu la lutte.” Il lâcha alors la bombe : “Je vous dis ce que vous devriez faire, et vous êtes ici assez nombreux pour le faire :… vous devriez… parvenir à un arrêt de travail général dans la ville de Memphis !” »
Au cours des semaines suivantes – les dernières de sa vie – King essaya de construire quelque chose avec cette énergie.
Ici encore, il ne rencontra pas le succès. Lorsque le jour de l’arrêt de travail arriva, une tempête de neige riva quoi qu’il en soit chacun à la maison, loin du travail et des écoles. La manifestation de masse reprogrammée se transforma en émeute et King dû fuir pour sauver sa vie. King, son équipe et les grévistes finalement réunis une nouvelle fois décidèrent d’essayer une nouvelle tentative pour le 8 avril.
Le 3 avril, King avertit, lors d’un discours improvisé : « Vous voyez, la route de Jericho est une route dangereuse… La question n’est pas : si je m’arrête pour aider cet homme, que va-t-il m’arriver ? La question est : si je ne m’arrête pas pour aider les éboueurs, que va-t-il leur arriver ? »
La balle d’un assassin emporta sa vie le jour suivant.
Ainsi qu’Honey l’écrit :
« Partout les Afro-américains considérèrent la mort de King comme un moment critique qui exigeait une réponse massive. Les émeutes détruisirent avant tout les communautés noires, mais les émeutes frappèrent également les propriétaires blancs de capital bien plus que n’importe quel boycott ou manifestation non-violente. La mort de King fit éclater le barrage de tout ce qui retenait la rage de l’Amérique noire à des niveaux de chômage semblables à ceux de la Grande dépression ; travail, logement et discrimination scolaire ; brutalité policière omniprésente ; morts sans signification de soldats noirs au Vietnam ; et la pléthore de maux qui régnait dans les ghettos. »
Au 8 avril 1968, des émeutes se déroulèrent dans au moins 125 villes. Le président Lyndon Johnson déploya 73’000 soldats et gardes nationaux et 50’000 autres restèrent dans les bases militaires. Ainsi qu’Honey le souligne, ce fut le « plus important déploiement de forces militaires dans le pays depuis la Guerre civile [en 1861-1865]. »
Le niveau de la crise galvanisa un soutien national pour les éboueurs de Memphis. Johnson envoya un émissaire personnel afin d’aboutir à une solution. L’accord final était loin d’être parfait, mais il permit à des hommes de négocier collectivement en tant que syndicat.
Honey décrit un moment plein d’émotion, le 16 avril, lorsque les travailleurs se réunirent pour entendre les termes de l’accord et se prononcer par vote. La question fut posée et ceux qui soutenaient l’accord devaient voter en se levant.
« Les gens se levèrent comme un seul sur les jambes ; aucun ne resta assis. “Ceux qui s’y opposent ?” Il n’y eut personne. Jones déclara : “la motion est adoptée !”
Une vive jubilation s’engouffra dans le Clayborn Temple, où les gaz lacrymogènes tachetaient encore les murs. Sur le podium, Jones [et d’autres] bâtaient des mains, s’embrassaient, riaient et pleuraient. Certains travailleurs se précipitèrent vers la scène pour féliciter leurs représentants […] James Lawson appela ce moment de “grande joie et de bonheur ainsi que de chahut”.
Jones mit un terme au chahut pour un moment et dit : “Nous avons été affligés de nombreuses fois, nous avons perdu beaucoup”, se référant en pleurant à l’homme qui n’était pas là : Martin Luther King. “Mais nous avons gagné.” »
Brian Jones