L’ambassadeur britannique à Hanoi, M. Mark Kent, a raison quand il estime que la récente condamnation de MM. Tran Huynh Duy Thuc (16 ans d’emprisonnement), Nguyen Tien Trung (7 ans), Le Cong Dinh et Le Thang Long (5 ans) porte atteinte à « la réputation du Viet Nam ». Il a raison non pas parce qu’il représente une monarchie constitutionnelle, et encore moins parce que le Royaume au Lion (un lion « plutôt chenu ») serait le modèle exemplaire respectueux du droit des peuples, de la démocratie et des droits de l’homme. Aucun Vietnamien n’a oublié qu’il y a 65 ans, quand les Britanniques ont débarqué à Saigon avec pour mission de désarmer l’occupant fasciste japonais au sud du 16e parallèle, les navires de la Royal Navy transportaient aussi dans leurs cales les troupes de la division Leclerc, dont la mission, elle, était de rétablir au Viet Nam le régime colonial français.
Le monde entier sait aussi qu’en près de 100 ans de domination à Hong Kong, les autorités britanniques ne se sont jamais préoccupées de démocratie - jusqu’à la veille de la « rétrocession » du territoire à la Chine communiste... Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui, à l’ombre du drapeau rouge aux cinq étoiles de la République populaire, les habitants de Hong Kong disposent et usent de droits démocratiques minimaux qui sont déniés à plus d’un milliard de leurs compatriotes du continent, et ils n’ont aucune intention de laisser le pouvoir central les en dépouiller. Peu importe que ces droits si précieux leur aient été légués par les anciennes autorités britanniques, il y a 20 ans, avec des arrière-pensées rien moins qu’innocentes, comme par exemple de jouer un mauvais tour à Pékin.
Parfois l’Histoire avance à la suite de « mauvais tours », ce que savent bien les Vietnamiens, en particulier les communistes vietnamiens – du moins ceux qui connaissent l’Histoire : il y a 80 ans, sans l’habeas corpus et les garanties judiciaires offertes par le système démocratique anglais, un certain révolutionnaire vietnamien n’aurait pas manqué d’être livré à la Sûreté française pour être condamné et exécuté, ou plus expéditivement pour « disparaître » en Mer de Chine. Le 2 septembre 1945, c’est ce même révolutionnaire, bien connu pour son « amour de la patrie », qui a solennellement proclamé la fondation d’un Etat démocratique multipartite au Viet Nam.
M. Kent a raison, car un pouvoir qui dispose d’un « consensus élevé » au Parlement d’un pays totalement indépendant depuis 35 ans, en paix sans interruption depuis les 20 dernières années, entretenant des relations diplomatiques avec la quasi-totalité des Etats dans le monde, proclamant envers tous ses intentions amicales, un tel pouvoir ne peut pas « garder intacte sa réputation » quand il fait emprisonner, puis condamner des individus isolés au motif qu’ils « conspirent pour renverser le régime », alors que leurs seule arme est un clavier d’ordinateur, que leur seul moyen de propagande, de réunion, d’organisation est un outil immatériel : le réseau internet.
On peut regretter que le jeune âge de Nguyen Tien Trung le pousse de façon irréfléchie et naïve à faire l’éloge de George W. Bush ; on peut s’étonner de la conception quelque peu originale que se fait du « multipartisme » l’avocat Le Cong Dinh (qui veut à lui seul fonder plusieurs partis à la fois) ; on peut regretter la confiance exagérée qu’ils accordent aux groupuscules vociférants de l’étranger (comment le leur reprocher, quand quelqu’un d’aussi expérimenté que M. Hoang Minh Chinh s’est montré encore plus crédule ?). Mais personne n’a le droit de mettre en doute leur amour de la patrie, leur aspiration à construire un Viet Nam développé, démocratique, ouvert. Cela rend d’autant plus inacceptable la politique de répression du pouvoir et le verdict inique rendu le 20 janvier dernier par le tribunal de Ho Chi Minh Ville [Saigon].
Cette politique brutale ne fait pas l’unanimité au sein même du PC vietnamien. Selon des sources fiables, l’arrestation des quatre accusés aurait été décidée par une minorité de 3 membres du Bureau Politique (Nong Duc Manh, Truong Tan Sang et Nguyen Tan Dung), contre l’avis de quatre autres (dont le chef de l’Etat, M. Nguyen Minh Triet), une majorité préférant s’abstenir. Depuis plusieurs années que l’équipe dirigeante du PC montre des dysfonctionnements, plus d’une fois, on a vu se transformer en résolution du Bureau Politique telle vague proposition de fin de séance sans aucun débat (un exemple symptomatique est la décision prise par le secrétaire général, M. Nong Duc Manh, sur le conseil d’un vulgaire géomancien, de faire construire le nouveau bâtiment du Parlement sur le site de l’ancienne citadelle royale Thang Long). Mais c’est la première fois que l’avis d’une minorité (3/15) se traduit dans une résolution du Bureau Politique, sans faire l’objet d’un débat ni d’un second vote. Ce seul fait suffit à révéler combien la situation est grave. Grave est la crise globale que traverse le pays, à la fois économique, sociale, culturelle et morale. Encore plus graves sont l’incompétence de l’équipe au pouvoir et sa réaction face à la crise.
Le récent jugement n’est qu’un symptôme parmi cent, certes pas le plus grave (s’il est permis de faire un classement alors qu’il s’agit de l’existence même, au plan politique, de personnes intrépides de tous âges). La façon dont le pouvoir a géré l’affaire de la bauxite de Tay Nguyen fournit une illustration assez complète et significative. On sait que les Chinois ont obtenu d’exploiter le minerai de bauxite dans une région stratégique, avec des méthodes d’extraction primitives qui menacent l’environnement, le mode de vie et la culture des populations autochtones. Au début, cette autorisation ne reposait que sur une phrase qui tombait « comme un cheveu sur la soupe » soporifique de principes généraux d’une déclaration commune sino-vietnamiennne de 2001 (Nong Duc Manh-Jiang Zemin). Puis sous la pression à la fois brutale et subtile de Pékin (sur les plans économique, financier, politique et peut-être même personnel), elle s’est transformée en un « grand projet », que le Parlement a reçu pour directive de voter avec un « consensus élevé », alors même que s’élevaient des protestations vigoureuses, du général Vo Nguyen Giap au général de brigade de la police en service actif Le Van Cuong, des membres de base du PC aux étudiants et aux intellectuels, des organisations collectives officielles (telles que l’Union des associations scientifiques et techniques, ou VUSTA (Vietnamese Union of Science and Technology Associations) aux organisations de recherche privées indépendantes telles que l’IDS (Institute of Development Studies).
Plus important encore, comme les responsables de la propagande officielle dans cette affaire l’ont eux-mêmes rapporté au Bureau Politique, les opposants ont avancé des arguments pertinents et cohérents, à l’inverse des partisans (en particulier la délégation TKV, Tập đoàn Than Khoáng sản Việt Nam, Groupe national des industries du charbon et des minerais du Vietnam) du projet. La réaction des gens au pouvoir n’en a été que plus surprenante : interdiction à la presse de rapporter les débats, interdiction aux opposants de rendre publiques leurs contestations (résolution 97, qui a provoqué l’auto-dissolution de l’IDS en signe de protestation)... Mais cette censure a entraîné des contre-effets inattendus : les journaux ont perdu un grand nombre de lecteurs, dans le même temps que le site « Bauxite VN » recevait, en l’espace de 7 mois, plus de 17 millions de visites d’internautes désireux de s’informer.
Nouvelle réaction du pouvoir : pendant que le tribunal de HCM Ville [Ho Chi Minh Ville] juge et condamne « en urgence » les 4 accusés dont on a parlé, à Hanoi, le responsable du site « Bauxite VN », le professeur Nguyen Hue Chi (spécialiste de la littérature des XI-XIII èmes siècles) est convoqué à la Sécurité pour « travailler » du matin au soir. Le site lui-même a été définitivement piraté fin Décembre 2009. On ne sait pas encore d’où viennent les « hackers » (du VN ou de Hong Kong), mais il est sûr qu’au monastère Bat Nha, les voyous (qui ont commis des actes de violence envers 400 moines et moniales) ne venaient pas de Hong Kong…
Autre affaire : à Dong Chiem, pour abattre une croix érigée au sommet d’une colline (illégalement, selon la version officielle, ce qui est tout à fait possible), on a envoyé des forces de sécurité impressionnantes, munies de boucliers où étaient écrits en gros caractères CSDC (Cảnh Sát Dã Chiến — l’équivalent du CRS français), et même POLICE, comme dans le roman de Vu Trong Phung sous le régime colonial ou dans une série B de Hollywood. Une intervention brutale et maladroite, et surtout difficile à comprendre quand on la compare à l’habileté avec laquelle, dans l’affaire de l’ancienne résidence du nonce apostolique, les autorités ont su transformer une affaire de corruption (des officiels de la municipalité de Hanoi voulaient y bâtir un hôtel et se partager les bénéfices) en une « victoire » populaire (le terrain a finalement été transformé en jardin public) au bénéfice des habitants, catholiques ou non, du quartier.
On pourrait multiplier les exemples montrant, dans la période récente, l’incompétence du pouvoir face à la multitude de problèmes qui se posent au pays (les appropriations illégales de terres à Nha Trang, les manifestations pour réaffirmer la souveraineté vietnamienne sur les îles Hoang Sa-Truong Sa, les brutalités et « rackets » perpétrés par les Chinois contre les pêcheurs vietnamiens, les affaires petites et grandes qui gangrènent l’Education, la spéculation immobilière, la corruption...). Dans la situation actuelle (et dans l’attente du 11e Congrès du PC qui se tiendra au début de 2011), on peut parier que ces affaires ne cesseront pas, chaque jour plus nombreuses et plus graves, et que les journaux, même sévèrement encadrés, ne pourront pas ne pas s’en faire l’écho.
Le vrai problème réside dans la capacité du régime d’y faire face.
La politique de répression, de censure des médias, de contrôle de l’internet... menée ces dernières années prouve que les détenteurs du pouvoir voient clairement comment la situation évolue et comprennent clairement qu’ils ont perdu la confiance de l’opinion au sein de la société vietnamienne (y compris au sein de la majorité du Parti). Avant même l’effondrement de l’Union Soviétique, il existait déjà parmi les dirigeants du PCVN une tendance discutable à s’appuyer sur la Chine (la rencontre sino-vietnamienne à Chengdu en 1991, l’incroyable idée d’une « solution rouge » au conflit cambodgien) qui, même si elle ne l’a pas emporté, a laissé des séquelles amères. Cependant, avec la poursuite de l’ouverture économique, grâce à un compromis tacite avec la société civile (liberté laissée aux gens de travailler, de produire), profitant d’une volonté commune de la population et du pouvoir (et aussi des grandes puissances) d’éviter le désordre..., le Viet Nam est passé d’un régime prétendument « socialiste » à une forme de capitalisme sauvage couplé au pouvoir monopolistique d’un parti unique, subissant des transformations gigantesques dans les deux sens, positif et négatif. L’histoire des 20 dernières années montre que le régime totalitaire a gardé sa stabilité et même réussi des accomplissements notables parce que, parallèlement à une politique répressive, il a su créer et exploiter un certain consensus social. Or ce consensus est en train de s’évanouir, et la répression seule ne pourrait mener qu’à l’échec et au chaos.
C’est seulement sur la base d’un nouveau consensus que la société vietnamienne pourra surmonter la crise actuelle, que la nation vietnamienne pourra résister à l’intérieur comme à l’extérieur, sur terre comme sur mer, à la menace d’une Grande Chine qui manie à la fois la séduction et la coercition. Un tel consensus devra concilier les intérêts de l’Etat, le bien-être à long terme de toutes les générations, la pérennité et le développement de la société civile et de la communauté des citoyens. Sa réalisation dépend à la fois d’une prise de conscience de la société et d’un réveil du pouvoir.
Nguyễn Ngọc Giao (N.N.G.)