Est-ce parce qu’il regrette de ne pas avoir respecté, au moment du CPE, son engagement solennel de consulter les « partenaires sociaux » avant toute réforme concernant le droit social ? Si les organisations syndicales n’ont pas été à l’initiative de la mobilisation contre le contrat première embauche, elles l’ont accompagnée, et aucune n’a pu empêcher la détermination des jeunes à obtenir une victoire. Il en serait allé certainement bien différemment si le CPE, ou un contrat du même type, avait été le fruit d’un accord signé par certaines d’entre elles... Est-ce parce que le gouvernement veut montrer qu’il agit, vite et beaucoup, en vue des élections de 2007 ? Toujours est-il que Villepin et son équipe planchent sur un projet de loi sur le « dialogue social ». L’avantage des multiples mini-réformes, c’est qu’elles masquent le contenu réel des objectifs... qui finissent par être obtenus par touches successives.
La négociation entre salariés et patrons existe depuis que le capitalisme existe. Avec un principe fondamental, depuis les années 1920, le principe de faveur : l’accord collectif conclu ne peut déroger à la loi que dans un sens plus favorable au salarié. Tout cela a fonctionné tout au long du xxe siècle, et de nombreux accords nationaux interprofessionnels ont été repris par la loi, notamment dans les années 1970 : salaire minimum (1970), formation professionnelle (1971), mensualisation du salaire (1978)... C’est également comme cela que les acquis sociaux se sont construits, d’abord dans les entreprises où il y avait un bon rapport de force, pour être étendus ensuite à tous (accords Renault dans les années 1950-1960).
En 1982, les choses changent. Pour la première fois, la loi permet la modification par voie d’accord du contingent réglementaire d’heures supplémentaires, et elle institue les premiers accords de modulation. Sur un aspect limité, la hiérarchie des normes juridiques est renversée. À l’époque, cette réforme traduisait une volonté de réduire l’empire de la loi au profit de la négociation collective... le choix d’« en finir avec le mythe de la loi à tout faire », selon la formule de Jacques Delors.
Acquis sociaux cantonnés
Petit à petit, ce renversement de tendance s’étend, et les dérogations deviennent de plus en plus importantes : en 1986, la loi Delebarre ; en 1987, la loi Séguin ; en 1993, la loi quinquennale, puis les deux lois Aubry et, enfin, la loi Fillon du 4 mai 2004, aboutissement actuel du processus d’inversion. Avant, la dérogation était exceptionnelle. Désormais, la loi prévoit que cela puisse être l’inverse : tout se négocie, sauf ce que la loi a prévu qu’on ne pouvait négocier. La loi Fillon permet ainsi de négocier la durée de repos, la durée du travail, le taux d’indemnité de précarité, etc. C’est essentiel ! Auparavant, les employeurs géraient leur compétition à partir de règles établies par branches, auxquelles tous devaient se plier. Aujourd’hui, celui qui obtient le plus de concessions sociales par un accord d’entreprise sera plus compétitif : c’est l’ouverture de la compétition par la disparition des acquis des salariés. Avec la loi de 2004, toute la mécanique qui assurait la diffusion des acquis sociaux des entreprises socialement les plus avancées vers les autres est remise en cause.
Gouvernement et patronat veulent démanteler le « carcan » du caractère protecteur du droit du travail français, l’adapter au nouvel ordre économique mondial, marqué par la compétitivité et la nécessité d’une forte productivité, ce qui suppose, en particulier, la réduction du coût de la main-d’œuvre. L’objectif fondamental est la remise en cause du droit du travail sous sa forme actuelle. Dès 1983, la première note de la Fondation Saint-Simon1 déqualifiait le droit du travail, car pas assez pur pour être considéré comme un droit véritable. Depuis, le patronat et les gouvernements successifs ont engagé une fantastique machine à détruire ce droit : pour eux, il faut revitaliser le contrat de travail, et mettre en place une « nouvelle démocratie sociale » en donnant aux « partenaires sociaux » le pouvoir de créer le droit.
Pouvoir patronal accru
Certains syndicalistes soutiennent ce projet : le secrétaire général de la CFDT, François Chérèque, demande à l’État de laisser davantage d’espace aux partenaires sociaux pour « négocier de nouvelles protections ou les évolutions nécessaires du droit du travail ». La position commune du 16 juillet 2001 - non signée par la CGT - proposait « d’articuler les domaines respectifs de compétences et de responsabilité de l’État et des interlocuteurs sociaux en définissant :
• le domaine du législateur [...], les règles relevant de l’intérêt général de la nation tels que, par exemple, les durées maximales du travail, l’âge minimum d’accès au travail, la durée du repos hebdomadaire, le droit aux congés payés, le droit à la représentation collective, l’exercice de la liberté syndicale, le droit de grève, la protection de la maternité, etc. Ces principes généraux devraient se voir conférer une valeur d’ordre public social.
• le domaine partagé du législatif et du réglementaire d’une part, et des interlocuteurs sociaux d’autre part, les modalités d’application des principes généraux fixés par la loi seraient négociées, au niveau approprié, par les interlocuteurs sociaux. • et le domaine des interlocuteurs sociaux, pour l’amélioration des dispositions d’ordre public social relatif et la création de droits nouveaux. »
Mais cela ne suffit pas. Pour éviter les affrontements dus à la remise en cause des acquis sociaux, pour la paix sociale, il faut museler les organisations syndicales en les impliquant dès le départ. Le rapport Virville (2004) expliquait très clairement cela : la judiciarisation est « d’autant plus dangereuse qu’elle détourne les partenaires de la négociation et du compromis qui constituent la seule voie praticable pour assurer l’effectivité et la stabilité du droit du travail ».
Dans les propositions gouvernementales, deux points sont particulièrement importants. Le premier veut que tout projet de loi relatif au droit du travail, portant notamment sur « les relations individuelles ou collectives de travail (contrat de travail, salaires, durée et organisation du travail, représentation et négociation, etc.), les conditions d’emploi et les qualifications, la formation professionnelle, le dialogue social... », fasse l’objet d’une concertation préalable. Le gouvernement pourrait demander aux « partenaires sociaux », s’ils le souhaitent, de « se saisir du sujet ». Si leur réponse est positive, « un temps réservé à la négociation serait alors défini par le gouvernement ». En cas d’accord, « il appartiendrait au gouvernement d’en donner les suites législatives et réglementaires ». Le second concerne l’« agenda partagé de réformes, connu de tous les acteurs », qui a pour objectif de ne plus être contraint par les échéances électorales, comme le préconisait le rapport Chertier. En bref, après avoir cassé le principe de faveur, la réforme vise maintenant à faire passer toute proposition de loi par la négociation, prétendument pour favoriser la « démocratie sociale ». Le gouvernement veut donc que les patrons soient directement associés - plus encore qu’aujourd’hui - à l’élaboration des textes, de manière à ce qu’aucune disposition ne puisse être prise sans leur accord. C’est l’instauration d’un droit de veto permanent des patrons à toute réforme.
Négociation « à froid »
La règle de cette démocratie n’est pas « un homme/une femme, une voix ». Elle met à égalité la signature de syndicats représentant des millions de salariés et la signature d’organisations patronales représentant quelques milliers ou dizaines de milliers d’employeurs. La règle de cette démocratie est de discuter des sujets choisis par les patrons et le gouvernement, en dehors de tout rapport de force. Ils ne proposeront pas de voter sur les licenciements dans les entreprises, le salaire des patrons, les augmentations de salaires, les bénéfices des actionnaires, l’embauche des intérimaires... Cette règle permet toujours à une ou des organisations syndicales minoritaires de signer. Tant que les accords ne pouvaient qu’être plus favorables que la loi, ce n’était pas grave. Dès lors qu’on peut signer un accord moins favorable que la loi, les effets sont très graves.
Mais valider un accord par la signature de syndicats majoritaires ne réglerait pas tout, car toutes les confédérations sont gagnées à la problématique de négociation « à froid »... FO, la CFDT, mais aussi la CGT, comme on a pu le voir avec l’accord du 5 décembre 2003 sur la formation professionnelle, qui marque l’acceptation des logiques de compétences, d’évaluation et d’employabilité : la formation n’est plus véritablement considérée comme une forme de promotion et d’émancipation des travailleurs, mais tantôt comme « une garantie sociale » contre le risque de perte d’emploi, tantôt comme « une adaptation des salariés aux évolutions des activités et des modifications de l’organisation de l’entreprise ». Cette démocratie vise à institutionnaliser, techniciser et professionnaliser les organisations syndicales. Quand les responsables syndicaux passent plus de temps à discuter et à négocier avec les patrons qu’à être avec les salariés, tout va mal.
Ne perdons jamais de vue une vérité élémentaire : le seul moment où la négociation peut déboucher sur des avancées sociales, c’est quand les patrons et/ou le gouvernement y sont contraints par le rapport de force.
Note
1. Fondation créée en 1982 par François Furet et Pierre Rosanvallon, qui rassemblait, jusqu’à sa dissolution en 1999, universitaires, industriels, journalistes, de gauche et de droite, réunis par une ambition modernisatrice et réformatrice.
Encart
Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy
Elle réfléchit à « l’obligation d’adhérer à un syndicat », et déclare : « Nous devons réussir à faire émerger, en France, un syndicalisme de masse. » Le 20 août, elle affirme : « J’ai vu, en Suède, un autre état d’esprit et des pratiques bien différentes, grâce à un syndicalisme de masse. »
Sarkozy veut « mieux définir ce qui relève de la loi et ce qui relève du contrat ». Il souhaite instaurer un « syndicalisme moins conflictuel, plus concret, plus influent ». Il propose une loi prévoyant le « vote à bulletin secret » dans les entreprises, les administrations et les universités en grève « pour en finir avec la dictature de certaines minorités ». Il affirme qu’il faut « sortir des jeux de rôle convenus en aidant les organisations syndicales à mieux représenter le monde des salariés ». À l’université d’été du Medef, il affirme, le 31 août : « Le problème de la France n’est pas d’avoir des syndicats trop puissants, mais d’avoir des syndicats pas assez puissants [...]. Quand on est petit, on a tendance à faire la politique de ceux qui sont les plus durs, les plus sectaires. » Le conseiller de Nicolas Sarkozy, François Fillon, estime que « l’évolution du monde syndical est une des clés de la transformation française », et appelle l’UMP à encourager « l’émergence d’un pôle de syndicats réformistes ».