Les nouvelles « puissances émergentes » sont souvent regroupées sous l’acronyme de BRICS ; à savoir le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud [1].
Ces États tentent effectivement de faire bloc dans l’arène internationale, en organisant des « sommets », le 5e à Durban (Afrique du Sud) en 2013, le suivant étant prévu prochainement à Fortaleza (Brésil). Ils annoncent la création d’une banque internationale de développement sous leur contrôle, alternative à la Banque mondiale. Ils s’engagent dans la compétition avec les impérialismes traditionnels pour l’accès aux richesses, en particulier sur le continent africain. Le bilan de cette entreprise s’avère pour l’heure bien médiocre, mais reste la tentation de formuler une « analyse critique commune » des BRICS afin, notamment, renforcer la capacité de « résistance Sud-Sud et de solidarité » populaires, en opposant les « brics-d’en bas » aux « BRICS d’en haut » [2].
Patrick Bond, militant influant dans le mouvement altermondialiste et universitaire engagé sud-africain [3], développe son analyse dans un récent article de Pambazuka [4]. Si pour les soutiens « les plus radicaux » du bloc des BRICS, il aurait un « potentiel anti-impérialiste », il y a « des dangers bien plus importants » : voir ces États jouer « le rôle de ‘sous-impérialismes’, contribuant au maintien du régime néolibéral ». L’analyse de Bond est nuancée et il différentie la situation des divers pays concernés, évoquant même la possibilité d’en voir certains être partie prenante de conflits « inter-impérialistes » comme la Russie le tente en Ukraine/Crimée. Mais il en revient quand même à l’utilisation du concept de sous-impérialisme pour l’ensemble des composantes du « bloc » – la Chine incluse.
Comme le note Bond, la notion d’États sous-impérialistes remonte à loin : invoqué en 1965 par Ruy Mauro Marini pour décrire le rôle de la dictature brésilienne dans l’hémisphère occidental et « appliqué de façon répétée durant les années 1970 ». C’est là que le bât commence à blesser. Des « sous-impérialismes » existent bel et bien aujourd’hui encore, mais les conditions d’émergence de la puissance chinoise sont tellement différentes des États dont on parlait alors qu’il est douteux que le même terme permette de comprendre cette spécificité.
L’actuel régime chinois a certes contribué à étendre (massivement !) la sphère d’accumulation du capital international, il s’est intégré à la mondialisation et à la financiarisation économique, il a légitimé l’ordre dominant en adhérant à l’OMC combattue par tous les mouvements sociaux progressistes, il a fourni aux transnationales une main d’œuvre sans droit et corvéable à merci (les migrants de l’intérieur) – toutes choses qui font partie du rôle traditionnellement assigné aux sous-impérialismes. Ce faisant, la Chine aurait pu redevenir un pays dominé comme les autres, sous la coupe des puissances impérialistes traditionnelles. Cette possibilité était perceptible au tournant des années 2000, mais la direction du PCC et le nouveau capitalisme bureaucratique chinois en ont décidé autrement. Ils avaient la capacité de le faire grâce à l’héritage de la révolution maoïste : les liens de dépendance vis-à-vis de l’impérialisme avaient été rompus, ce qui n’est vrai d’aucun autre membre du BRICS à part la Russie – et à la différence de cette dernière, le parti au pouvoir a su piloter en continuité le processus de transition capitaliste, bouleversant profondément la structure de classe du pays [5].
Ce n’est pas pour dire que les autres États plus ou moins qualifiés de sous-impérialisme (du Brésil à l’Arabie saoudite, de l’Afrique du Sud à Israël) ne sont que des pions dans les mains de Washington. Mais la logique dans laquelle la politique internationale de Pékin s’inscrit est qualitativement différente. Quand le Brésil envoie des troupes en Haïti, ou l’Inde au Sri Lanka, ils jouent leur rôle de gendarmes régionaux de l’ordre mondial. En Asie orientale, la Chine a engagé un bras de fer avec le Japon – ce qui n’est pas du tout la même chose – et lance ce faisant un défi aux États-Unis : déjà membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et détentrice officielle de l’arme nucléaire, elle postule à un plein statut de puissance.
Économie et stratégie
Pour servir ses ambitions nouvelles, Pékin bénéficie d’une base économique bien supérieure à celle de la Russie qui dépend plus exclusivement de ses capacités militaires. La place de la Chine dans l’économie globale a cru de façon rapide, impressionnante. Jusqu’où ira cette montée puissance ? Pour Bruno Jetin, il reste en ce domaine beaucoup d’incertitudes [6].
En termes absolus, la Chine possède depuis 2010 le deuxième produit intérieur brut du monde, derrière celui des États-Unis, mais devant ceux du Japon ou de l’Allemagne. Si les tendances actuelles se prolongeaient, elle pourrait sur ce plan prendre la première place dans quelques années [7]. L’important ici n’est pas l’exactitude des calculs ou des pronostiques, mais la tendance.
La Chine représente aussi le second marché, l’un des principaux prêteurs et le premier « atelier » dans le monde ; une position que la concurrence d’autres pays asiatiques à très bas coût de main-d’œuvre ne peut pas aisément entamer, car le pays possède aussi nombre d’avantages extra-salariaux. Il est plus difficile d’estimer la montée en gamme de l’économie chinoise dans le domaine de l’innovation technologique. Du fait, encore une fois, de sa position d’indépendance, vis-à-vis des impérialismes traditionnels, le régime peut négocier d’importants transferts technologiques, mais n’a pas encore fait un bond en avant en matière d’innovations autochtones radicales [8]. Une limite que la direction du PCC se donne pour objectif de surmonter prochainement (y compris via l’acquisition d’entreprises occidentales).
Affirmant son poids sur un nouveau terrain, la Chine vient pour la première fois d’intervenir en tant que « gendarme international » de la concurrence, bloquant un rapprochement multinational (en l’occurrence européen) dans lequel aucune de ses propres entreprises n’était directement concernée : le mariage entre les leaders mondiaux du transport maritime Maersk (danois), MSC (italo-suisse) et CMA-CGM (français), qui avait pourtant déjà été approuvé par Bruxelles et Washington [9]. Le choix du secteur – le transport maritime – pour cette intervention surprise ne tient pas du hasard : la Chine est le premier exportateur de la planète.
La question demeure : est-ce que le « modèle chinois » de développement capitaliste est durable ? Il n’est pas sûr qu’il puisse résister à l’explosion de bulles spéculatives (comme dans l’immobilier) et à une crise sociale majeure ; à une nouvelle récession mondiale, à l’éclatement d’un conflit en Asie orientale ou à des tensions aiguës avec le capital chinois transnational. Il a donné naissance à une formation sociale particulièrement inégalitaire, similaire à des pays d’Amérique latine et éloignée de celles des pays occidentaux – encore que les États-Unis sont aussi très inégalitaires et que des pays européens sont en voie de « tiers-mondisation ». La corruption gangrène le pays au point de mettre en cause la mise en œuvre des orientations économiques. De plus en plus de familles très fortunées – y compris appartenant aux hautes sphères du régime – se lancent dans la spéculation et utilisent les paradis fiscaux pour échapper aux contrôles officiels. La cohérence du « capitalisme bureaucratique » est sous pression avec la montée des capitalistes privés et aussi minée de l’intérieur par l’individualisme des « princes rouges », enfants de dignitaires. Or, c’est ce noyau central de l’actuelle classe dominante qui pilote le projet stratégique de constitution du nouvel impérialisme, qui lui donne sa force ; s’il éclate, comment la reconversion se réalisera-t-elle ?
Ceci dit, pour l’heure, la politique économique internationale chinoise n’a pas pour seul but d’engranger des profits : elle vise aussi à assurer les bases d’une superpuissance. En terme de matières premières, la Chine manque ou va manquer de presque tout ; elle achète massivement des terres agricoles ou minières (pétrole, gaz, métaux rares…) dans le monde entier et prend le contrôle de multinationales [10] ; elle s’assure une main mise directe sur la production en trustant le management de ses entreprises, mais aussi en exportant de la main d’œuvre chinoise (Afrique…) ou en recrutant de façon privilégiée des nationaux parlant le chinois (Vietnam…). Corrélativement, elle cherche à sécuriser les voies de communication intercontinentales en achetant des ports [11] ou des aéroports, en investissant dans la marine marchande et en déployant progressivement sa flotte militaire à l’occasion, notamment, d’opérations contre la piraterie en haute mer.
Achats de dettes souveraines ou d’établissements bancaires, diversification de ses réserves de change, création de banques de compensation en yuans à Londres, Francfort après Singapour – et prochainement Paris… la Chine renforce sa position dans la finance internationale, après avoir fait très bon usage de Hongkong à cette fin. En octobre 2013, le yuan chinois a supplanté l’euro comme deuxième devise dans le financement du commerce international alors même qu’il n’est pas encore complètement convertible [12].
Certes, pour l’ensemble des transactions financières internationales, le yuan n’est toujours que la septième monnaie dans le monde (loin derrière l’euro) et la suprématie du dollar n’est pas prête d’être remise en cause, mais Pékin peut bénéficier des inquiétudes provoquées par la façon dont les Etats-Unis exigent un droit de regard sur les comptes en dollars dans le monde entier et imposent leur loi hors de leurs frontières sur toute transaction commerciale libellée dans leur monnaie, comme l’illustre l’affaire BNP Paribas, littéralement placée sous leur tutelle [13]. Dans ces conditions, la recherche de devises alternatives va se renforcer.
La Chine gagne aussi en galon sur un autre secteur dominé par les impérialismes traditionnels. Selon le dernier rapport du Sipri (Stockholm International Peace Research Institute), pour la première fois depuis la fin de la Guerre froide, la Chine se classe parmi les cinq plus grands exportateurs d’armes, un « top 5 » qui n’avait compté que les États-Unis et des Européens [14]. Avec 6 % des ventes, elle se place en quatrième place tout juste derrière l’Allemagne (7%), dépassant la France (5%) et le Royaume uni (4%) qui glisse à la sixième place [15].
Le conflit maritime en Asie orientale
C’est en Asie orientale que les tensions entre la Chine, les États voisins et les USA sont les plus vives. Ce n’est pas chose nouvelle. Washington a déployé d’énormes moyens pour endiguer la vague de révolutions amorcées dans la région autour de la Seconde Guerre mondiale. Après la conquête du pouvoir par les forces maoïste en 1949, tout un réseau de bases militaires a été constitué en arc de cercle, de la Corée du Sud à la Thaïlande en passant par le Japon (Okinawa) et les Philippines. L’éclatement du conflit sino-soviétique, quand Moscou a passé un accord nucléaire avec Washington mettant la Chine devant le fait accompli, a renforcé le syndrome de l’encerclement à Pékin. Ce qui a changé, en revanche, c’est la nature sociale de l’État chinois et, corrélativement, les politiques qu’il met en œuvre pour rompre la menace d’isolement physique dont il craint d’être l’objet [16].
Cette politique a aujourd’hui un volet économique lié à l’exportation massive de capital qui est l’un des marqueurs de l’émergence d’un nouveau capitalisme chinois très conquérant, et l’explosion des rapports commerciaux. Pékin crée une double dépendance dans des pays de la région : par l’importance pour leurs économies du marché chinois et par la croissance de ses investissements chez bon nombre de ses voisins. Ainsi, le PCC n’hésite plus à contourner le régime nord-coréen pour renforcer directement ses relations avec la Corée du Sud.
Pékin fait miroiter l’offre d’une pax sinica qui viendrait sanctionner ces rapports de dépendance économique – mais cette politique suscite aussi des résistances sociales et nationales croissantes là où les populations sont victime du dumping commercial et de commerce transfrontalier inégalitaire (Thaïlande…), sont menacées par de gigantesques travaux d’infrastructures tels des barrages géants (projet avorté au Vietnam, suspendu en Birmanie…), subissent des conditions de travail trop éprouvantes dans des entreprises chinoises (Vietnam…) ou sont chassé de leurs terres acquises par la Chine (Philippines…).
L’implosion de l’URSS et la fin de la période dite de guerre froide entre blocs a rendu la situation géopolitique de l’Asie orientale très instable, avec de multiples « points chauds » – des crises purulentes et sans solution des décennies durant. Dans ce contexte, Pékin cherche à s’imposer comme un acteur incontournable des manœuvres diplomatiques internationales. C’était évidemment le cas pour la péninsule coréenne, mais la Chine est maintenant aussi présente en Afghanistan.
Cette politique régional tous azimuts a de même un volet militaire et territorial très agressif qui souligne à quel point cette pax sinica serait inégalitaire. Pour nourrir un nationalisme de puissance qui remplit le vide idéologique laissé par la crise du maoïsme, pour donner une légitimité au régime, pour s’approprier les richesses marines, mais aussi pour garantir l’accès de sa flotte à l’océan Pacifique et aux détroits du Sud-est asiatique, Pékin a déclaré sien la quasi-totalité de la mer de Chine (une appellation évidemment rejetée par les autres pays riverains). Il s’accorde des droits qui ne s’appliquent en principe qu’à une mer intérieure et non pas à un axe international de navigation. Il impose de fait ses revendications en construisant diverses structures militaires sur des archipels inhabités, des ilots, des rochers et des récifs revendiqués ou possédés par d’autres États de la région – il invite ses ressortissants à pêcher partout sous la protection de ses gardes-côtes et engage des recherches pétrolières avec l’installation, le 2 mai dernier d’une plateforme de forage au large du Vietnam.
Contre le Vietnam, la Malaisie, Brunei et les Philippines, Taïwan et le Japon, Pékin prend possession ou exige l’entièreté des îles Paracel et Spratleys, de l’atoll de Scarborough, des iles Senkaku/Diaoyu et étends ses propres eaux territoriales au point de ne laisser aux autres pays du Sud-est asiatique qu’une portion infiniment congrue. Des points de friction militaire se sont constitués à l’ouest avec le Vietnam et à l’est avec le Japon. Si dans le premier cas, des incidents très violents se sont produits, c’est dans le second qu’une escalade « contrôlée » fait monter très haut les enchères depuis que Tokyo à « nationalisé » en septembre 2012 les Senkaku/Diaoyu [17] – au point qu’en novembre dernier, la Chine a proclamé une zone d’identification aérienne englobant ce petit archipel.
Aucune puissance ne veut ouvrir aujourd’hui une véritable guerre en Asie orientale, mais de provocation en contre-provocation, de dangereux dérapages ne peuvent être exclus. Or, nous sommes dans la région la plus nucléarisée de la planète où – comme l’illustre la crise coréenne – se trouvent nez à nez la Chine, la Russie, les États-Unis et le Japon. Dans une région marquée aussi par la montée de nationalismes xénophobes et la militarisation maritime (avec en manœuvre les première, troisième et quatrième flottes du monde). Les USA n’ont de cesse d’annoncer leur grand retour asiatique et la droite nippone veut se libérer des clauses pacifistes de sa Constitution : malgré l’opposition d’une majorité de la population, le cabinet du Premier Ministre Abe vient d’adopter une nouvelle « interprétation » de cette Constitution qui doit faciliter la participation de son armée à des opérations extérieures… [18]
La fin des blocs provoquée par l’implosion de l’URSS et la mondialisation capitaliste ont créé une situation de grande instabilité, et pas seulement d’interdépendance (les États unis dépendant des capitaux chinois et la Chine du marché états-unien). Washington ne peut seul gendarmer le monde et quelques « sous-impérialismes » régionaux ne suffisent pas à l’y aider : il aurait besoin d’impérialismes alliés, furent-ils « secondaires » ; mais l’Union européenne brille par son impotence et le Japon ne peut encore voler de ses propres ailes. Pékin profite pour l’heure de cette situation, tant sur le plan militaire qu’économique. Mais si (si !) la constitution du nouvel impérialisme chinois se poursuit, sans crise majeure de régime, elle s’accompagnera d’une montée des tensions géopolitiques.
L’Asie orientale n’est certes pas la seule région du monde marquée par l’instabilité et une montée des conflits armés – le Moyen-Orient reste de ce point de vue la région de loin la plus « chaude » ! Mais c’est en Asie que le face-à-face entre toutes les grandes puissances s’avère le plus direct.
Pierre Rousset