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Colonialisme, racisme et capitalisme : revenir à Marx
Emre Öngün
Ariane Perez a publié le 28 mars 2016 « A propos de Les Blancs, les Juifs et nous » , une recension critique du dernier livre d’Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des indigènes de la république, aux éditions La Fabrique. Or, j’estime que ce texte d’A.Perez nécessite une critique… dont l’objet n’est pas son propos sur le livre d’H.Bouteldja, que je n’ai pas encore lu, mais une conception des rapports capitalisme et colonialisme/esclavagisme qui me semble particulièrement problématique. Le présent texte porte donc sur cet aspect dont l’enjeu dépasse la recension d’un livre mais porte sur des éléments fondamentaux de compréhension du capitalisme.
Les considérations exposées par A.Perez consistent en ceci :
• il existe des oppressions et des antagonismes de classe dans chaque société un minimum complexe
• même si cela n’est pas exprimé formellement, je ne pense pas trahir la réflexion d’A.Perez en indiquant que l’idée traversant ses considérations est que, de son point de vue, l’enjeu pour les révolutionnaires anticapitalistes est d’être du côté des différents groupes opprimés et exploités.
Le défaut de cette approche est de confondre deux dimensions différentes : 1) la démarche de détermination de l’opprimé et/ou de l’exploité pour se positionner « en solidarité » par rapport à une configuration politique déterminée 2) la démarche d’une analyse globale des dynamiques contradictoires du système capitaliste. Plus précisément, l’approche d’A.Perez consiste à remplacer le 2) par une juxtaposition de 1) pouvant être éventuellement reliés par des analogies ou l’observation de similarités d’un cas à l’autre. En un sens, le propos d’A.Perez fait de nécessité vertu en avalisant « théoriquement » les pratiques militantes de la gauche radicale qui réduisent l’internationalisme à la « solidarité internationale », ou plutôt à une multiplicité de « solidarités » diverses et variées avec des groupes dans différents pays (et qu’il faudrait « faire converger »). Or, une myriade de solidarités plus ou moins reliées ne font pas une stratégie. L’intérêt du texte d’A.Perez est qu’en se cantonnant strictement à cela, en ignorant (volontairement ou non) les débats et apports théoriques marxistes ou même certains éléments fondamentaux de l’œuvre de Marx, non par des omissions mais par des affirmations sans détour, il éclaire le caractère néfaste de cette approche. Cela se manifeste par l’occultation des dynamiques globales du capitalisme et empêche une pleine compréhension de nos tâches en France ainsi que toute réflexion stratégique adéquate à quelque échelle que ce soit (globale ou française).
Ma critique du texte d’A.Perez va se développer en trois points 1) en quoi son propos consistant à nier le caractère structurant du colonialisme transatlantique européen n’offre aucun cadre d’analyse des dynamiques du système capitaliste 2) en quoi nier ce caractère structurant empêche la compréhension du fait que des catégories et des rapports politiques élaborés dans le cadre colonial se sont étendus à des relations d’oppression non-coloniales 3) en quoi cette incompréhension entraîne d’importants points aveugles par rapport à l’analyse de la société française et des tâches des révolutionnaires.
Le caractère structurant du colonialisme transatlantique européen pour le système capitaliste
Une grande partie des considérations d’A.Perez consiste à rappeler, d’une part, que le phénomène colonial, l’esclavagisme ou que les guerres expansionnistes ne sont pas l’apanage de l’Europe et, d’autre part, que l’exploitation et les oppressions ont existé et existent toujours au sein des sociétés colonisées. Ce propos est complété par son pendant logique : la lutte des classes est déterminante partout, y compris dans ces sociétés-là.
Il est facile de souscrire à l’assertion selon laquelle, au-delà d’un certain seuil de complexité, il existe des antagonismes sociaux dans toute société, que dans une société, il peut exister des inégalités et différents types d’oppression, capitalisme ou non, colonialisme ou non.
Mais en quoi un tel niveau de généralité permet de comprendre le capitalisme (c’est-à-dire les dynamiques qui lui sont spécifiques) et donc présente le moindre intérêt pour des militants marxistes révolutionnaires ? Ainsi, la difficulté majeure du propos d’A.Perez est qu’en procédant de la sorte, elle évacue en réalité la question du capitalisme, sa genèse et son devenir, c’est-à-dire le monde dans lequel nous vivons (et que nous souhaitons détruire). Cela revient à deshistoriciser les phénomènes dont il est question avec pour conséquence induite de congédier toute velléité de stratégie révolutionnaire.
La démarche d’A.Perez implique non seulement de relativiser l’importance du colonialisme et de l’esclavage européen dans la genèse du capitalisme – et partant du monde dans lequel nous vivons –, mais même de considérer ce débat comme nul et non avenu dans la mesure où, pour Perez, les idées du livre qu’elle critique sont des élucubrations vides de sens. Comme le propos est repris sur le site de notre organisation, qui est anticapitaliste, alors même qu’il trahit une assez large méconnaissance des questions abordées, examinons de près ce texte avec un appareil critique adéquat.
Dès le début de son texte, A.Perez plante le décor dont elle ne sortira pas :
« Marx nous disait que l’histoire de l’humanité, c’était l’histoire des luttes des classes. Bouteldja nous dit que c’est l’histoire des Blancs asservissant les Autres, les colonisés. Qui est donc le Blanc ? Il est le produit de l’histoire occidentale qui commence en 1492 quand la race blanche s’auto-invente à partir de la traite des Noirs, nous explique-t-elle.
« Ils nous disent 1789. Répondons 1492 ». Loin de moi l’idée de nier l’importance symbolique de l’arrivée de Christophe Colomb sur l’île d’Hispanolia. Mais est-il bien sérieux de faire commencer l’histoire de l’humanité à cette date ? Où est donc passé l’Empire Ottoman ? Et le grand mouvement de conquête de l’Islam ? Et l’empire chinois qui faisait alors jeu égal avec l’Occident ? Et l’Inde ? Disparus. »
Avant même d’aborder l’examen historique proprement dit, il est nécessaire de relever une erreur factuelle d’A.Perez. Celle-ci fait comme si considérer 1492 comme une date charnière pour la compréhension du monde (capitaliste) actuel était une lubie (guère « sérieuse ») de H.Bouteldja en lui opposant K.Marx sur ce point… Pourtant, il s’agirait plutôt de convoquer K.Marx (et quelques autres) contre A.Perez. Certes Marx disait que l’histoire de l’humanité, c’était l’histoire des luttes des classes mais heureusement son propos ne se limitait pas à cela.
En effet, au sujet de la genèse du capitalisme et de l’accumulation primitive, Marx écrit dans Le Capital :
« La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore. Aussitôt après, éclate la guerre mercantile ; elle a le globe entier pour théâtre. (…) Les différentes méthodes d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord, par ordre plus ou moins chronologique, le Portugal, l’Espagne, la Hollande, la France et l’Angleterre, jusqu’à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVII° siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste. (…)
Ce fut la traite des nègres qui jeta les fondements de la grandeur de Liverpool ; pour cette ville orthodoxe le trafic de chair humaine constitua toute la méthode d’accumulation primitive. Et, jusqu’à nos jours, les notabilités de Liverpool ont chanté les vertus spécifiques du commerce d’esclaves. » (souligné par moi)
Karl Marx, Le Capital, Livre I, VIII° section : L’accumulation primitive, Chapitre XXXI : Genèse du capitaliste industriel [2].
Dans aucun de ces passages, K.Marx ne considère 1492 comme une date « symbolique ». C’est même tout le contraire : il considère que le colonialisme européen en Amérique (pas l’expansion des empires chinois ou ottoman, pas l’histoire de l’Inde), la traite des noirs par les puissances coloniales européennes (pas l’esclavagisme dans les sociétés africaines, précolombiennes ou autres) qui participent directement à l’accumulation primitive du capital. Sur cette question, K.Marx est d’ailleurs dans la lignée d’A.Smith. En d’autres termes, il ne s’agit pas pour K.Marx « de faire commencer l’histoire de l’humanité » (question qui, autant que je le sache, n’en est pas une pour lui) mais bien celle du capitalisme industriel à partir de 1492. Or, c’est la question qui devrait faire pour des révolutionnaires anticapitalistes. L’emploi du terme « aurore » de l’ère capitaliste ne saurait mieux illustrer l’approche de K.Marx.
Sans préjuger du reste de l’ouvrage de H.Bouteldja, en ce qui concerne l’historicisation du monde capitaliste dans lequel nous vivons, la formule « Ils nous disent 1789. Répondons 1492 » n’a rien de pas « sérieux ». Ce qui ne l’est pas est d’y opposer le nom de K.Marx.
Ajoutons que de nombreux travaux d’historiens marxistes ont étudié le lien entre 1492 et la structuration de notre monde capitaliste. Abordons brièvement deux aspects :
a) l’impact directement économique du colonialisme dans l’émergence du capitalisme
Trotsky relève que « La découverte de l’Amérique, qui d’abord enrichit et rehaussa l’Espagne, lui devint ensuite néfaste. Les grandes voies commerciales s’écartèrent de la péninsule. Les Pays-Bas s’étant enrichis, se détachèrent de l’Espagne. Après eux, l’Angleterre érigea sa suprématie sur l’Europe, et pour longtemps. » (La révolution permanente, Appendice III, La révolution espagnole et les taches communistes, l’Espagne d’autrefois [3]).
En effet, « l’afflux de lingots depuis le Nouveau Monde produisit également un parasitisme qui sapa et mit fin de manière croissante aux manufactures domestiques. » (traduction personnelle depuis l’anglais, Perry Anderson, Lineages of the absolutist state). Or « le trésor américain, en l’absence d’opportunités pour l’investissement productif, stimula l’inflation en Espagne qui réduisit encore plus les possibilités pour les manufacturiers domestiques pouvant concurrencer les produits moins chers d’industries établies dans les économies à relativement faibles inflation tel que la France, les Pays-Bas ou la Grande-Bretagne » (traduction personnelle depuis l’anglais, Richard Lachman, Capitalists in spite of themselves : elite conflict and economic transitions in early modern Europe). L’effet déstructurant du trésor américain fut renforcée par l’illusion qu’elle permettrait à l’empereur Philippe II de mener une guerre intenable contre les Ottomans en Méditerranée et la Hollande au nord et à recourir à de très importants emprunts. Si bien qu’entre 1492 et la fin du XVIIe siècle, la couronne espagnole fit banqueroute huit fois. Or, Alexander Anievas et Kerem Nisancioglu rappellent que comme la dette espagnole était détenue par les banquiers génois qui réorientèrent le surplus sur le marché des obligations auquel avait accès le capital hollandais. « Au long des XVIe et XVIIe siècles l’Espagne et le Portugal agirent comme des conduits de transfert de l’essentiel des lingots d’Amérique vers les coffres des financiers d’Anvers, Amsterdam, Londres, Paris et Gênes. L’argent du Nouveau Monde contribua à l’espace structurel géopolitique ouvert en Europe du Nord-Ouest (particulièrement la Hollande et l’Angleterre) et son développement capitaliste. » ( traduction personnelle depuis l’anglais, A.Anievas et K.Nisancioglu, How the west came to rule). Le trésor américain passé dans la finance européenne joua un rôle fondamental pour le commerce avec l’Asie de la Hollande et de l’Angleterre (via leurs Compagnies des Indes orientales respectives) et l’expansion du capitalisme mondial.
Mais le caractère central de 1492 dans la structuration ne s’est pas limité à fournir les ressources financières et un marché mondial aux sociétés où un ensemble de facteurs concourraient par ailleurs à l’émergence du système capitaliste. Le colonialisme transatlantique européen a également entraîné des changements dans le domaine de la production aussi bien dans les colonies proprement dites qu’en métropole.
b) le colonialisme, la plantation esclavagiste, la production et l’émergence du capitalisme industriel
La plantation combinait le capital anglais, la terre américaine et les esclaves d’Afrique. Cette combinaison était sans précédent et la plantation américaine est donc fondamentalement différente des autres formes d’esclavage (et de plantations) en tant qu’unité productive orientée spécifiquement vers une production capitaliste.
K.Marx cite d’ailleurs l’esclavage de plantation comme l’un des contre tendances à la baisse tendancielle du taux de profit. « D’autre part, les capitaux engagés dans les colonies rapportent des profits d’un taux plus élevé, parce que telle est la règle dans les pays peu avancés au point de vue économique, où l’on fait travailler des esclaves et des coolies et où l’on exploite le travail avec plus d’âpreté. À moins que des monopoles ne fassent sentir leur influence, rien ne s’oppose sous un régime de libre concurrence à ce que ces taux plus élevés contribuent à une majoration du taux général du profit. » (Le Capital, Livre III, Section III : Loi tendancielle de la baisse du taux de profit, Chapître XIV : Facteurs antagonistes. [4] souligné par moi). Dans ce passage, K.Marx fait de la combinaison hybride de la plantation américaine un élément constitutif des lois de développement du capitalisme.
Pour légitimer sa relativisation du colonialisme européen, A.Perez invite à ne pas être eurocentrée : « Il est d’ailleurs, assez paradoxal de voir combien HB se cale sur une histoire « européocentrée » dans ses repères, 1492 étant pour elle la date pivot. Or de plus en plus se développe une historiographie qui se veut globale, qui décentre le regard pour le faire porter par exemple sur l’Asie, et qui étend à l’ensemble du monde des notions que l’on pensait spécifiques à l’Europe ou l’Occident. » (et renvoie en note aux travaux de Jack Goody). Mais il y a là aussi une erreur : décentrer le regard, ne pas voir l’histoire de l’humanité à travers le prisme européen est une chose… nier le caractère globalement structurant du colonialisme européen (pour toutes les raisons exposées) en est une tout autre.
A.Perez écrit « il se trouve que des Blancs ont colonisé des Blancs et que des Non-blancs ont colonisé des Non-Blancs. » pour relativiser la portée du colonialisme transatlantique européen. Elle cite successivement les cas du Japon par rapport à la Corée et ensuite la Chine, le joug colonial anglais sur l’Irlande.
D’ailleurs à ces quelques exemples, A.Perez aurait pu d’ailleurs ajouter celui de la république turque par rapport aux Kurdes, un cas que j’ai abordé dans dans un entretien [5] Si ces phénomènes ont joué et jouent encore (parfois directement dans le cas de la Turquie/Kurdistan) un rôle fondamental pour les sociétés concernées, ils ne constituent pas pourtant des processus ayant structuré le monde capitaliste. La reconnaissance d’oppressions coloniales/nationales dans les pays du sud ne change donc rien à la question : dans le cas du Japon par rapport à ses voisins ultra-marins et de la Turquie/Kurdistan, ils interviennent tout simplement trop tardivement pour cela dans des pays déjà confrontés à un système capitaliste mondial mature (et dans le cas de la Turquie en étant à sa périphérie). Pour le cas irlandais, le joug colonial anglais est bien plus ancien et le colonialisme anglais était lié à son capitalisme national. Toutefois, cela n’explique pas l’essor initial du capitalisme en Angleterre. De ce point de vu, il est tout fait significatif que K.Marx, pourtant extrêmement sensible à la question irlandaise, la liant à la révolution sociale en Angleterre au XIXe siècle et ayant participé à des campagnes de solidarité avec les républicains irlandais, ne cite pas ce fait colonial comme constitutif de la genèse du capitalisme. Cela n’est évidemment pas un hasard puisque la petite Irlande n’était pas en mesure de fournir les ressources nécessaires à cette « aurore » du capitalisme.
L’élaboration de rapports sociaux dans le cadre colonial et leur extension à des relations d’oppression non-coloniales (racisme et « blanchité »)
Le cas irlandais permet de faire la jonction avec un autre point qu’aborde A.Perez en critique de H.Bouteldja, celle de la « blanchité ». A.Perez écrit :
« Quant à la supériorité de la « blanchité » (sic), elle est loin d’être l’apanage des Blancs entendus comme les Occidentaux, héritiers de 1492. Là encore, si Bouteldja regardait l’Asie, elle verrait que la peau blanche est le marqueur de classes dominantes parfaitement indigènes. Il en va ainsi en Inde où les castes supérieures sont blanches et où la peau est de plus en plus foncée au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle des castes. Avoir un teint clair y est une véritable obsession. Même phénomène au Japon ou en Chine. Rien de colonial là-dedans. Dans des sociétés fondamentalement paysannes, le teint pâle marque celui qui ne travaille pas dehors3, alors que les paysans portent dans la couleur de leur peau, la dureté de leur vie. La couleur est ici un marqueur social : chassez la lutte des classes, elle revient au galop... »
Constatons déjà un illogisme interne au propos. La recherche d’une couleur de peau claire est indiquée comme un marqueur de différenciation social dans les sociétés paysannes a contrario des sociétés industrialisées (note 3 d’A.Perez « Ce fut vrai en Europe jusqu’à la Révolution industrielle qui, déplaçant les anciens paysans vers les usines, allait leur donner un teint blafard. »). En donnant l’exemple du Japon (l’une des sociétés les moins agricoles au monde !) comme exemple de société contemporaine où existerait une véritable obsession pour le teint clair, A.Perez contredit sa propre équation « société paysanne = teint clair marqueur de différenciation sociale ».
Au-delà de ce point de détail, ce passage intervient quelques lignes après avoir évoqué le cas irlandais qui, si A.Perez l’avait abordé de manière sérieuse, aurait pu lui indiquer quelques pistes avec le cas des migrants pauvres irlandais aux États-Unis.
Dans leur ouvrage L’hydre aux mille-têtes, Editions Amsterdam [6], Peter Linebaugh et Markus Rediker indiquent que travailleurs européens, amérindiens et africains avaient des conditions d’existence à peu près similaires ouvrant la possibilité à une collaboration et à des rebellions multiraciales tel que celui de Chesapeake en 1676. La réponse de la classe dominante fut celle de la différenciation entre travailleurs blancs et noirs, ces derniers étant rabaissés. Pour P.Linebaugh et M.Rediker la hiérarchisation raciale fut complète avec « la loi sur les domestiques et les esclaves » de 1705 et fut rendud possible par une hiérarchisation juridique entre blancs et noirs à travers l’idéologie du « racisme scientifique ». Celle-ci s’appuya sur l’œuvre de figures majeures telles que le philosophe, économiste et homme d’État William Petty, les philosophes John Locke et David Hume ainsi que l’Église d’Angleterre. « La construction du racisme en tant que rapport de classe, et en tant qu’idéologie légitimant le diviser pour régner, était donc centrale pour la formation et la reproduction de l’économie coloniale des États-Unis » (traduction personnelle depuis l’anglais A.Anievas et K.Nisancioglu, How the west came to the rule).
Pour revenir au cas des Irlandais, dans son livre « Comment les Irlandais sont-ils devenus Blancs ? » (How the Irish became white ?, Routledge, 1995) Noel Ignatiev analyse comment les immigrés irlandais aux États-Unis, ayant la particularité d’être d’une nation d’Europe occidentale subissant un colonialisme multiséculaire, sont devenus « blancs ». Ce terme est explicité ainsi par N.Ignatiev « La qualification de ‘Blanc’ n’était pas une description physique, mais l’un des termes d’un rapport social qui ne pouvait exister sans le terme opposé. « Un travail de blanc » voulait simplement dire un travail dont étaient exclus les Afro-américains. ». À partir d’une étude du cas de Philadelphie, N.Ignatiev montre que pour devenir « blanc », la plupart des immigrés irlandais, travailleurs extrêmement pauvres, ont subjugué par la violence les Africains-Américains et ont soutenu fermement le Parti démocrate, parti de l’esclavagisme aux Etats-Unis au XIXe siècle. En tant que colonisés, les Irlandais n’étaient donc pas initialement « blancs » pour la bourgeoisie anglo-saxonne. Ils ont pu sortir de leur condition en participant à l’écrasement des seuls qu’ils pouvaient opprimer : ceux dont l’esclavage par le colonialisme européen avait constitué un élément fondamental de la genèse du capitalisme, donc de la structuration des États-Unis et désormais du monde. Pas « rien » mais beaucoup de colonial là-dedans pour peu que l’on considère l’analyse du capitalisme au-delà de formules creuses telles que « chassez la lutte des classes, elle revient au galop... ». L’exemple des immigrants irlandais illustre particulièrement bien comment ce qui a été généré dans le cadre colonial peut se redéployer et concerner des populations n’ayant pas initialement de rapports coloniaux entre elles (irlandaises et africaines-américaines dans ce cas).
Mais un autre cas historique permet cette illustration. Or A.Perez l’aborde également, il s’agit du cas du nazisme, elle écrit :
« Rappelons que le projet nazi de construction d’un monde nouveau passait par la colonisation de l’Est européen, Pologne et Russie en premier lieu, incluant la mise en esclavage des populations de ces régions. »
C’est certainement le cas, mais sous la plume virtuelle d’A.Perez, ce rappel a pour fonction de relativiser le caractère structurant du colonialisme européen, en somme de lui opposer le nazisme comme un super-colonialisme envers les Russes et les Polonais sans que cela ait de rapport avec 1492. Pourtant, depuis Hannah Arendt, le découpage colonialisme/fascisme-nazisme est pour le moins battu en brèche. Au sujet de l’administration coloniale britannique, H.Arendt écrit dans Les Origines du totalitarisme :
« En comparaison, l’exploitation, l’oppression et la corruption font figure de remparts de la dignité humaine, car exploiteur et exploité, oppresseur et opprimé, corrupteur et corrompu vivent encore dans le même univers, partagent encore les mêmes ambitions, se battent encore pour la possession de mêmes choses »
Si bien que
« Là à la barbe de tous se trouvaient nombre des éléments qui une fois réunis seraient capables de créer un gouvernement totalitaire sur la base du racisme. Des massacres administratifs étaient proposés par des bureaucrates aux Indes, tandis que les fonctionnaires en Afrique déclaraient qu’aucune considération éthique telle que les droits de l’homme ne sera autorisée à barrer la route à la domination blanche. » (souligné par moi)
Cette continuité est également observable selon H.Arendt d’un point de vu de la mise en œuvre :
« Les camps de concentration eux-mêmes ne sont pas une invention des mouvements totalitaires. Ils apparaissent pour la première fois au début du siècle, pendant la guerre des Boers, et l’on continua à les utiliser en Afrique du Sud aussi bien qu’en Inde pour les éléments indésirables, les suspects dont les crimes ne pouvaient être prouvés et qui ne pouvaient être condamnés en suivant le cours ordinaire de la justice. ».
Domenico Losurdo poursuit la réflexion d’H.Arendt sur ce point, en approfondissant le lien entre la théorie de la suprématie blanche originaire des États-Unis, particulièrement l’œuvre de Lothrop Stoddard, et le nazisme. Les écrits de L.Stoddard cherchaient à « théoriser » « scientifiquement » l’inégalité des races à partir du contexte des États-Unis. Son principale ouvrage « Le Flot montant des peuples de couleur contre la suprématie mondiale des blancs » (1920) eut un grand succès aux État-Unis (où il fut encensé par les présidents Harding et Hoover) puis influença fortement les nazis. D.Losurdo indique que « Le Troisième Reich se présente comme la tentative, développée dans les conditions de la guerre totale et de la guerre civile internationale, de réaliser un régime de white supremacy [suprématie blanche] à l’échelle planétaire et sous hégémonie allemande, en ayant recourt à des mesures eugénistes, politico-sociales et militaires. » avec les Polonais et les Slaves assimilés au rôle des « indigènes » européens par le nazisme. Le colonialisme et l’esclavagisme transatlantique des européens ont été l’incubateur du nazisme et des théories de l’inégalité raciale.
Ainsi, écrire « il se trouve que des Blancs ont colonisé des Blancs et que des Non-blancs ont colonisé des Non-Blancs. », comme le fait A.Perez, est donc factuellement juste mais ne remet pas en cause la centralité du colonialisme et de l’esclavagisme par les Européens au-delà de l’Europe, ni la centralité de 1492 comme date pivot, comme tournant historique majeure à l’échelle du monde, ni ne présente, de manière générale, un intérêt politique pour la compréhension du capitalisme contemporain ou de nos tâches en France.
Des points aveugles quant à l’analyse de la société française et des tâches des révolutionnaires
Les impasses dans lesquelles s’engage résolument A.Perez entraîne, logiquement, d’importants points aveugles par rapport à la France, État colonial occidental, dans la partie « Responsabilité collective héréditaire » et la partie finale « Repentez-vous car la fin des temps est proche (Tintin) » (dont le caractère sarcastique fait furieusement penser à la dénonciation de la « repentance » chère à N.Sarkozy et à quelques autres).
Dans la mesure où Perez nie le caractère structurant du colonialisme européen au seind de la société capitaliste, la portée du colonialisme français en France est circonscrite et relativisée pour aboutir un cadre conceptual libéral avec deux catégories d’acteurs pris en compte : l’État et les individus.
A.Perez écrit :
« Ainsi, les êtres humains ne sont-ils plus responsables de leurs actes, bons ou mauvais, mais ils se voient chargés en bloc de fautes ou de crimes, vrais ou inventés, commis par leurs ancêtres, réels ou supposés. Or, autant il convient de donner une responsabilité collective à des institutions, à une collectivité et a fortiori à un État, il est clair qu’étendre cette responsabilité à l’ensemble des individus qui les composent est une dérive dont les conséquences sont incalculables, même si le passé nous en a donné quelques exemples. Ainsi, s’il est du devoir de l’État français par la voix de ses plus hautes instances de se confronter à son passé colonialiste et, par exemple, de présenter ses excuses aux peuples qui furent soumis, comme l’ont fait d’autres pays, cette responsabilité ne retombe pas sur chaque citoyen individuellement. Même, insistons sur ce point, même si sa famille, directe ou indirecte fut compromise dans ces actes. »
L’État français doit agir, se confronter au colonialisme, revenir sur à son passé (parce que tout de même nous sommes de gauche radicale) mais arrêtons-nous là, n’est-ce pas ? Chacun pris individuellement ne porte pas la responsabilité des crimes de l’État – d’ailleurs une bonne partie d’entre nous n’étions même pas nés ! Par quelle ignominie voudrait-on nous attribuer ces crimes, même ceux de nos plus proches parents ? C’est décidément un attitude injuste : embrassons-nous plutôt entre gens de bonne volonté !
Le souci c’est que résumer la question à une dichotomie entre la responsabilité de l’État et la responsabilité individuelle en termes de culpabilité personnelle n’a aucun sens, ce n’est tout simplement pas la question. Dans une société capitaliste, il existe des rapports de classe qui se conjuguent avec des rapports d’oppression multiples, notamment raciale, a fortiori dans une société ayant exercée une domination coloniale. « La construction du racisme en tant que rapport de classe, et en tant qu’idéologie légitimant le diviser pour régner » génère un privilège dont bénéficie une partie du prolétariat.
A ce propos, Lénine dans son article « L’impérialisme et la scission du socialisme » (1916) cite abondamment les échanges entre K.Marx et F.Engels au sujet du mouvement ouvrier anglais :
« Dans sa lettre à Marx du 7 octobre 1858, Engels écrivait :
« En réalité, le prolétariat anglais s’embourgeoise de plus en plus, et il semble bien que cette nation bourgeoise entre toutes veuille en arriver à avoir, à côté de sa bourgeoise, une aristocratie bourgeoise et un prolétariat bourgeois. Évidemment, de la part d’une nation qui exploite le monde entier, c’est jusqu’à un certain point logique. »
(…)
« Vous me demandez ce que les ouvriers anglais pensent de la politique coloniale. Exactement ce qu’ils pensent de la politique en général. Ici, point de parti ouvrier, il n’y a que des conservateurs et des radicaux libéraux ; quant aux ouvriers, ils jouissent en toute tranquillité avec eux du monopole colonial de l’Angleterre et de son monopole sur le marché mondial. » (souligné par moi) [7]
Dans ce cas-là, K.Marx et F.Engels ne font qu’acter le statut relativement privilégié de l’ouvrier anglais, octroyé à l’époque par la prépondérance mondiale du capitalisme colonial anglais. Ils soulignent en outre la responsabilité du mouvement ouvrier anglais, qui refuse d’attaquer le système qui lui assure ce statut. Et si on reprend la question irlandaise (mais cette fois dans le cadre du rapport colonial avec l’Angleterre, c’est-à-dire dans un contexte où les irlandais ne sont pas devenus blancs), K.Marx écrit à son ami Kugelman :
« Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande. » (souligné par moi)
Mais dans cet antagonisme, il n’y a évidemment pas un trait d’égalité, au-sujet de la possibilité d’avoir des sections irlandaises autonomes en Angleterre même, F.Engels qui soutient cette mesure déclare au Conseil Général de l’AIT (Ire Internationale) :
« Lorsque les membres de l’Internationale appartenant à une nation conquérante demandent à ceux appartenant à une nation opprimée, non seulement dans le passé, mais encore dans le présent, d’oublier leur situation et leur nationalité spécifiques, d’« effacer toutes les oppositions nationales », etc., ils ne font pas preuve d’internationalisme. Ils défendent tout simplement l’assujettissement des opprimés en tentant de justifier et de perpétuer la domination du conquérant sous le voile de l’internationalisme. En l’occurrence, cela ne ferait que renforcer l’opinion, déjà trop largement répandue parmi les ouvriers anglais, selon laquelle, par rapport aux Irlandais, ils sont des êtres supérieurs et représentent une sorte d’aristocratie, comme les Blancs des États esclavagistes américains se figuraient l’être par rapport aux Noirs. »
Le propos de F.Engels est terme à terme contradictoire avec ce qu’A.Perez considère dans son texte comme la quintessence de l’analyse marxiste : « Si c’est le propre même du racisme que de construire de fausses alliances de ce genre, n’est-ce pas justement notre but que de prendre en même temps ces discriminations collectives et de viser à unir, par la lutte des classes, ceux que le capitalisme préfère désunis ? »
Il manque un élément dans le propos d’A.Perez, la reconnaissance de la différenciation raciale opérée dans la classe par les capitalistes, l’existence de catégories privilégiées et la nécessité de s’y confronter. Dans cette déclaration essentielle, F.Engels part de l’existence des privilèges des ouvriers anglais par rapport aux Irlandais, en tire des conclusions politiques et fait le lien avec la question du colonialisme en Amérique (même si l’emploi du passé indique un optimisme excessif). Il y a bien un enjeu collectif avec des individus bénéficiant d’un héritage social sur lequel ils n’ont guère prise et l’enjeu ne se pose pas en termes de « culpabilité » étendue mais comme nécessité d’une stratégie révolutionnaire. Or celle-ci est rendue impossible par la manière dont A.Perez pose le débat.
A.Perez écrit dans la dernière partie :
« La situation que nous vivons est sombre. Une partie de la société est entraînée depuis quelques années par une lame de fond conservatrice. Les anciennes solidarités ont éclaté, les nouvelles peinent à voir le jour, c’est peu de le dire.... Cela touche toutes les communautés, les immigrés récents ou anciens comme les autres. Il n’est de voir que le résultat des dernières élections législatives en Turquie et en Tunisie dans l’immigration en France : les partis conservateurs y ont fait un score très nettement supérieur à celui du pays d’origine. »
Ce passage laisse pour le moins perplexe tant il est incohérent. D’abord, A.Perez indique qu’ « une partie » de la société est entraînée par une lame de fond conservatrice… pour écrire deux phrases après que cela touche « toutes les communautés », en précisant ensuite immigrés, récents, anciens, comme les autres, donc vraiment « tout le monde » pas « une partie ». Pour ensuite illustrer (?) cette lame de fond conservatrice, de l’ensemble de la société ou d’une partie on ne sait plus, par les exemples des votes des immigrés de Turquie et de Tunisie en France par rapport à leur pays d’origine. Outre le fait que dans le cas des élections turques l’affirmation est factuellement fausse et que la méthode est contestable [8], la formulation est stupéfiante : dans le pays de la « Manif pour Tous », du Front National comme deuxième parti politique, du racisme décomplexé, d’un premier ministre « socialiste » disant que l’enjeu de la période est le combat « identitaire », où un mur est dressé contre les migrants, où les violences policières sont décuplées, où une ministre parle de « nègres ayant choisi l’esclavage » et peut garder son poste, dans un tel pays A.Perez choisit de décrire « la lame de fond conservatrice » à partir des votes des immigrés lors des scrutins de leur pays d’origine. Or, si une lame de fond conservatrice, réactionnaire, de droite traverse ce pays – et chacun peut tout à fait l’admettre – pour quelle raison cela n’aurait pas impacté également les populations issues de l’immigration, pourquoi cette « lame de fond » n’aurait pas entraîné « tout le monde » avec elle, immigrés compris ? Et quelle conséquence faut-il de toutes façons en tirer ? Que s’ils sont trop conservateurs, ces populations ne méritent pas l’antiracisme ? Qu’ils doivent montrer « patte blanche » pour pouvoir être admis dans un processus d’unification de classe ? Que la classe laborieuse pourrait se passer de combattre les initiatives racistes mises en œuvre par les dominants ? Si la réponse est « non », alors quel est le sens de ce paragraphe ? Peut-être qu’elle n’est rien d’autre qu’un indice qu’aucune véritable leçon n’a été retenue des processus de division opérés de manière toujours renouvelée de par les siècles par les capitalistes et leurs idéologues, y compris au sein du mouvement ouvrier.
Cela est fort à craindre lorsqu’on lit A.Perez poser les enjeux du débat de la manière suivante : « Les historiens doivent faire leur travail, l’État doit prendre ses responsabilités, mais il en va des sociétés comme des individus, le ressassement avec tout ce que cela comporte de fantasmes n’aide guère à avancer. ». Non, il n’en va jamais des « sociétés comme des individus ». Et cette formule organiciste en dit long, d’abord et avant tout en évacuant que ce qui est en jeu est la compréhension des dynamiques structurantes de nos sociétés capitalistes, en relativisant la question coloniale et en considérant toute réflexion lui donnant un caractère constitutif de notre monde non seulement illégitime mais assimilable à un « ressassement », à des « fantasmes ».
Quel que soit le contenu du livre d’H.Bouteldja, nous avons de toute évidence un sérieux besoin de travail de formation et de débat.
Emre Öngün, 12/04/2016
Revenir à Marx ? Excellente idée. Courtes remarques sur un texte de Emre Öngün
Samy Johsua
Notre camarade Emre Öngün [article ci-dessus] porte à son acmé la fixation sur le doigt quand on montre la lune. Et manie avec virtuosité l’art de l’évitement. Il n’a pas lu dit-il le livre de Houria Boulteldja. Mais il peut sans difficulté faire la leçon méthodologique à Ariane Perez qui elle l’a lu [9]. Comment peut-on, quand on veut faire œuvre de science sociale, distinguer à ce point le sujet (Ariane) et l’objet (le livre) est un mystère. Pas lu ? Il faut alors le faire d’urgence. Au-delà de tous ces débats, il faut sans barguigner se prononcer sur des expressions de ce genre tirées du livre ;
« Mais vous vous êtes laissé gagner lentement à tel point qu’un préjugé tenace est né : tous les Juifs sont sionistes. Désormais, lorsque vous ne l’êtes pas, vous devez le prouver. Vous qui rêviez de vous fondre dans ‘l’universel’, vous voilà redevenus Juifs au sens sartrien du terme. Mais le pire pour moi n’est pas là. Après tout, vos renoncements vous regardent. Le pire, c’est mon regard, lorsque dans la rue je croise un enfant portant une kippa. Cet instant furtif où je m‘arrête pour le regarder. Le pire c’est la disparition de mon indifférence vis-à-vis de vous, le possible prélude de ma ruine intérieure ». Pour les mal comprenants, on peut en donner une traduction (disons fictivement attribuée à Zemmour), « Mais vous vous êtes laissé gagner lentement à tel point qu’un préjugé tenace est né : tous les musulmans sont terroristes. Désormais, lorsque vous ne l’êtes pas, vous devez le prouver. Vous qui rêviez de vous fondre dans ‘l’universel’, vous voilà redevenus musulmans au sens sartrien du terme. Mais le pire pour moi n’est pas là. Après tout, vos renoncements vous regardent. Le pire, c’est mon regard, lorsque dans la rue je croise une enfant portant un foulard. Cet instant furtif où je m‘arrête pour la regarder. Le pire c’est la disparition de mon indifférence vis-à-vis de vous, le possible prélude de ma ruine intérieure ». Une ignominie non ? Mais dans les deux rédactions.
Il y a beaucoup de références et de réflexions dans le texte de Emre. Souvent intéressantes. Mais au-delà de nombre de références supplémentaires qu’il faudrait mobiliser sur ce terrain [10] au lieu d’une liste de citations datées, il y a me semble t-il un contre sens sur Marx lui-même. Pour qui, définitivement, ce sont les contradictions internes qui sont motrices et pas les chocs extérieurs. Contrairement à ce qu’avance Emre. Ce n’est pas rien puisque Emre se place sous le chapeau d’un retour à Marx.
J’y viens ci-après, et pour faire suite au titre (« Courtes remarques »), je m’en tiens à 3 questions d’importance théorique les plus centrales.
Oui, 1789 est une date mondiale et pas 1492
Des conquêtes, des réductions en esclavage, des rapines, des vols purs et simples, voire des exterminations complètes, l’histoire en est pleine. Goody montre parfaitement bien pourquoi c’est seulement d’un point de vue eurocentrique que 1492 est considérée comme date mondiale. Là-dessus, Ariane Perez a absolument raison. C’est un point de vue téléologique uniquement liée à l’histoire européenne. C’est parce que nous connaissons la fin provisoire de l’histoire du monde, le développement du capitalisme en Europe puis son extension planétaire, et que dans cette histoire européenne 1492 est mise en valeur, que nous y sacrifions. Mais qu’est-ce que la Chine ou l’Empire Ottoman ont en à battre ? Sauf à être percutés, bien plus tard, par l’extension impériale et coloniale de ce même capitalisme dominant. Dans un siècle, si la Chine confirme son hégémonie, ne serait-ce pas plutôt son unification par la fin des Empires combattants qui jouera le même rôle ? En revanche l’installation du capitalisme, dans un cas comme dans l’autre, conservera le rôle central (si d’ici là nous ne l’avons pas renversé…). Et en 1492, pas de capitalisme. A moins, toujours la téléologie (c’est la thèse de Emre et de beaucoup d’autres) d’y voir la date qui, de par la conquête, donne la clé du capital futur. J’y viens dans ma partie 3.
En revanche ce qui est une certitude est que le mode de production capitaliste se manifeste comme la force dominante non seulement économiquement, mais comme système social (donc idéologiquement et politiquement), uniquement à partir de l’Europe et à des dates données si on regarde les trois niveaux classiques chez Marx : rapports sociaux « économiques », politique, idéologique. Dates comprises entre la révolution anglaise, la révolution américaine et la Grande Révolution, ce que, d’une manière franchouillarde c’est vrai, on résume par « 1789 ». Goody n’est pas d’accord avec cela, qu’il considère d’un dogmatisme marxiste insupportable (et en effet, c’est marxiste), mais c’est largement parce qu’il repère (assez facilement) des relations capitalistes (des marchés locaux, des marchés continentaux voire mondiaux, des échanges commerciaux avec avance sur dettes, de la finance voire même du salariat) bien ailleurs et bien avant. Mais c’est le concept de « mode social de production » qu’il rejette, le capitalisme étant réduit à des types d’activités. Pas moi, et pour le coup, pas la totalité des marxistes. Ou alors ce serait comme se dire catholique sans croire que Jésus est le fils de Dieu.
De « la race »
En revanche il y a beaucoup à dire et à discuter sur la fonction générale de l’esclavage à travers les âges. Si bien que (mais je ne suis pas spécialiste), à la suite de Godelier, j’ai quelques doutes sur l’existence d’un « mode de production » esclavagiste, en tout cas qui serait comparable au mode capitaliste. L’enracinement idéologique même de l’esclavage (sa « justification ») diffère à travers l’histoire (c’est aussi ce que dit Emre). Fondé sur « un statut » (pas intrinsèquement lié à la nature de la personne elle-même) ou, beaucoup plus tard, sur « la race » « biologisée », plus tous les intermédiaires. Avec d’autres, Wallerstein situe le changement à la fameuse controverse de Valladolid, accentué par la suite dans le cas des Noirs. La « couleur » de la peau pour parler de cela ne venant en fait que dans un deuxième temps. L’essentiel étant la « sauvagerie » constitutive des inférieurs, dans leur être comme dans leurs pratiques civilisationnelles. Cette « biologisation » est une pure construction idéologique qui n’a comme on le sait, rien à voir avec les données du genre humain. Couleur de la peau, forme du visage ou des yeux n’ont aucun caractère de différenciation autre que superficiels, contrairement aux groupes sanguins par exemple ou au complexe majeur d’histocompatibilité (celui qui fixe la compatibilité des greffes). Pourtant les populations sont dès lors classées en fonction de leur capacité supposée de développement culturel, mental et général. Comme le dit Wallerstein, on retrouve « …les quatre arguments de base qui ont toujours servi à justifier les « ingérences » des « civilisés » du monde moderne dans les zones « non civilisées » : la barbarie des autres, le devoir de mettre fin à des pratiques qui violent des valeurs universelles, la défense des innocents face à la cruauté des autres, la nécessité de faciliter la diffusion des idées universelles ».
Ce modèle se généralise ensuite, et marque, par exemple, le passage de l’antijudaïsme « religieux » en Europe, au rejet « racial ». Désormais en effet, tout groupe « ethnique » rejeté, discriminé, opprimé est, tendanciellement, « biologisé » en ce sens. Il est ainsi assez étonnant que Emre critique Ariane quand elle note ce même mouvement (exactement ce même mouvement) chez Hitler concernant « les sous hommes » slaves (et pourtant « blancs », voire évidemment impériaux eux-mêmes comme les russes). Et encore plus étonnant qu’il réserve cette évolution aux seuls centres dominants occidentaux. Le Japon a biologisé « racialement » exactement de la même manière, et il en de même de l’évolution des choses récentes en Inde ou dans les pays arabes. Voir la place et le traitement des travailleurs/ses issus du Pakistan en Arabie Saoudite ou au Qatar. Sans parler du cas plus ancien et bien connu de la Mauritanie.
Que ces évolutions soient totalement contemporaines du surgissement du capitalisme relève de l’évidence. Que le plus probable est qu’elles soient intriquées dans un « système monde » (pour reprendre Wallerstein généralisant Braudel). Que donc on ne peut pas imaginer une libération du capitalisme sans, dans le même mouvement, remettre en cause la matrice coloniale/raciste de ce système monde. Qui, en aucune manière, ne se ramène à une opposition des « blancs » avec le reste du monde.
Aux origines du capitalisme
Mais il ne se déduit pas automatiquement de cela que ce soit l’esclavage qui permet (« construit ») le capitalisme. Il existe une littérature gigantesque qui s’interroge sur cette origine. Pourquoi en Europe ? Et de plus, dans une partie bien spécifiée de celle-ci. Là encore, ce n’est que par reconstruction qu’on dit que c’est « en Europe », alors que l’étude précise montre à ce sujet, pendant un bon siècle si ce n’est plus, de puissantes distinctions entre régions de ce qui deviendra l’Europe capitaliste. Et, en passant, ce n’est pas toujours celles qui ont le plus directement profité de la Conquête (ni l’Espagne, ni le Portugal) qui furent à l’avant-garde.
Pris autrement. L’accumulation de richesses n’est pas l’accumulation primitive capitaliste. Cette richesse accumulée s’est manifestée plusieurs fois dans l’Histoire sans donner naissance au capitalisme. Notre camarade Emre se réclame de Marx dans son titre. Mais sur ce point il en est à l’opposé : pour Marx (et il est copieusement critiqué pour cela par les post modernes), ce sont les développements propres des contradictions des modes de production précédents (là, « le féodalisme ») qui fournissent (par négation, puis dépassement de la contradiction, en bonne dialectique hégélienne) les bases au nouveau mode, ici le capitalisme. Marx peut avoir tort ou raison, mais je ne connais aucune personne familière de son œuvre qui pourrait dire le contraire à propos de sa pensée sur ce point. Autrement dit, si des conditions extérieures (là l’accumulation des richesses provenant des colonies et de l’esclavage) peuvent fonctionner autrement que ce qu’elles firent ailleurs ou avant, c’est qu’il faut déjà que le capitalisme existe en germes, et en fasse, alors et seulement alors, une accumulation capitaliste. Si on discute production de marchandises (bien que le capitalisme ne s’y résume pas), ça signifie salariat, plus value marchande, mise en valeur de la valeur, etc… Sinon, rien de nouveau., de la richesse et c’est tout. Parmi la littérature concernée, on peut renvoyer à Isaac Johsua et à sa « Face cachée du Moyen-Âge » qui donne les éléments théoriques et empiriques de cette option. Encore une fois, on n’est pas obligé de faire siennes les positions de Marx. Mais bon, elles ont du souffle quand même…
Si le mode de production capitaliste doit être postulé (même en germes, mais comme mode de production, pas juste des éléments épars de fonctionnement capitalistes repérables bien avant) pour même entrer dans le système/monde de Wallerstein, c’est donc, contrairement à ce qu’avancent nombre de tiers-mondistes (comme aussi Samir Amin) qu’il précède son expansion mondiale prédatrice. Sans cette dernière son développement impétueux aurait-il été possible ? S’il est attesté que le moteur est bien là auparavant sur une base « locale », ne lui faut-il pas l’essence de l’exploitation du vaste monde pour entamer sa route majestueuse ? Ou alors c’est cette route tracée localement (par le rapport salarial sur place) qui renforce la possibilité de son expansion impériale ? Vaste débat qui a des arguments d’un côté et de l’autre.
Et un débat encore plus actif est celui qui consiste à s’interroger sur le pourquoi du surgissement de ces germes capitalistes fondateurs justement là, et pas dans des zones au moins aussi développées dans le reste du monde (on pense en particulier à des zones nombreuses en Chine). Est-ce lié à l’existence en Europe (et là seulement, sauf peut-être au Japon) de cette longue période de transition entre la fin de l’Empire Romain et le capitalisme qu’on appelle le féodalisme ? Mais alors pourquoi cette phase juste là ? Est-ce, comme le soutient Pomeranz, à cause de la disposition d’une source fossile facile d’accès (le charbon) dans certaines zones de l’Angleterre ? Ceci se liant à une autre question, « le problème de Needham ». Pourquoi « la science moderne » - dont il est largement admis que les conditions matérielles et idéologiques la rendant possible ont une forte proximité avec celles conditionnant le capitalisme– naît-elle en Europe et ni en Chine ni en Inde ?
Toutes ces questions sont âprement discutées et travaillées Mon sentiment personnel, n’étant informé que par ces travaux, n’a guère d’importance ici, même si je considère qu’il n’y a guère de question théorique plus intrigante que celle là.
Mais en dehors du fait que le marxisme de Emre est totalement à contre emploi quant au sujet qu’on discute, quel est rapport avec le début de la polémique, le livre de Bouteldja ? Même s’il avait raison, en quoi on avance d’un seul millimètre sur la construction d’une issue anticapitaliste qui ne peut, on en est bien d’accords, qu’être en même temps antiraciste, anticolonialiste, anti-impérialiste, féministe ? Là il faut discuter concret. Emre aborde (après Ariane et pour la critiquer) l’approche de Marx et Engels sur la question irlandaise. Savoir s’il fallait une organisation ouvrière propre aux irlandais-e-s est effectivement une question paradigmatique. Comme l’était celle de l’organisation autonome des juifs par le Bund. Ou la réflexion propre aux Blacks Panthers. Mais si on ne tient pas compte qu’il s’agissait de créer des sections de l’AIT dans le premier cas, de la 2e Internationale pour le second, et que les BP faisaient allégeance (au moins théoriquement) au socialisme et à l’internationalisme, on parle de quoi ? De quoi on parle si on ne lutte pas en France pour unir ce que le racisme et la classe dominante désunit ? Quel que soit le chemin pour y parvenir ?
Un des auteurs phares des « subaltern studies », pourtant amplement critique de Marx (du moins du Marx qu’il croit avoir compris), Dipesh Chakrabarty nous dit : « Provincialiser l’Europe dans la pensée historique, c’est lutter pour maintenir un état de tension entre deux points de vue contradictoires. D’un côté, l’histoire indispensable et universelle du capitalisme. (…) Cette histoire nous permet à la fois la critique de l’impérialisme capitaliste et une vision mouvante mais stimulante des promesses des Lumières d’une humanité abstraite, universelle, mais jamais réalisée. (…) D’un autre côté, une pensée sur les différentes manières d’être humain, sur les infinies façons par lesquelles nous luttons pour vivre concrètement avec nos différentes appartenances. »
A des années lumières de l’hostilité aux processus d’universalisation d’une Houria Bouteldja. Emre mon camarade, nous sommes nombreux à attendre avec intérêt voire impatience ce que toi-même en pensera après une lecture attentive. Parce qu’il y a urgence.
Samy Johsua, 14 avril 2016
Vraies divergences ou faux débats ? Autour des « Blancs, les Juifs et Nous »...
Ariane Perez
Mon texte de critique de l’ouvrage d’Houria Bouteldja a suscité des réactions et c’est tant mieux. Parmi celles-ci un très long texte d’Emre Öngün qui conteste, ce qui est son droit le plus absolu, mes remarques. Toutefois, il n’a pas lu le texte de HB ce qui, évidemment est un problème notamment quand il reprend certaines de mes formulations qui ne s’expliquent que par rapport au livre critiqué.
Je me contenterai ici de souligner quelques points.
Je ne raffole pas des faux débats
Sur la « blanchité » qui n’est pas l’apanage des Blancs au sens « Indigène » du terme : je ne vois pas trop l’intérêt de me contester l’analyse de l’obsession asiatique pour la peau de porcelaine en ironisant sur le fait que le Japon n’est pas un pays paysan... ou plutôt ne l’est plus. Certes, mais il n’y a plus non plus de Shoguns et de Samouraïs depuis que les forces impériales leur ont tordu le cou voici plus de 100 ans et cela n’empêche pas leur culte. Et restent encore la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Vietnam, la Thaïlande..., soit environ plus de 3 milliards d’Asiatiques qui donnent des étoiles dans les yeux aux groupes comme L’Oréal trop heureux de les satisfaire dans leur quête sociale de la « blanchité ».
De la même façon, je ne comprends pas sa polémique quant à mon analyse d’une lame de fond conservatrice qui touche toutes les communautés. Et de me reprocher de prendre en exemple le vote conservateur de l’émigration turque et tunisienne en sous-estimant les manifs contre le mariage homosexuel et le vote FN. C’est absurde. Ce que j’ai dit, c’est que toutes les couches de la population sont touchées, y compris les communautés d’origine immigrée, qu’elles soient anciennes (voir par exemple le vote FN des Français d’origine italienne dans une ville comme Marseille ou dans l’Est) ou nouvelles. Mais, dire que toutes les communautés sont touchées ne signifie pas que tous dans la communauté sont touchés.
Ainsi aux élections turques de juin 2015 qui se sont déroulées, contrairement à celles de novembre, dans un climat à peu près normal : « En France, la moitié des électeurs turcs (50,43%) ont voté pour les islamo-conservateurs du Parti de la Justice et du Développement (AKP), alors qu’au niveau global l’AKP a recueilli seulement 40,86% des suffrages. Le Parti Démocratique des Peuples (HDP, Kurdes et Turcs de gauche, voire d’extrême-gauche) a également fait en France un score bien plus élevé (29,62%) que les 13,12% de voix qu’il a conquises au niveau national. » [11]
Mon idée est aussi de faire faire remarquer que les populations même immigrées de fraîche date, se déterminent sur le plan politique et non « ethnique » ce que nie Bouteldja.
Non, ma citation de Tintin n’est pas une adhésion déguisée au refus de « la repentance » affichée par Sarkozy. C’est une façon de se moquer (et fièrement assumée) du messianisme à deux balles que prête Bouteldja aux « Indigènes ». Mais bon évidemment quand on a pas lu le bouquin, c’est difficile à comprendre.
Je maintiens et persévère pour dire que non, le racisme (et notamment le racisme anti-noir) n’est hélas pas l’apanage des « Blancs » et d’ailleurs le mépris de Bouteldja pour les Sénégalais en est une belle preuve. Et c’est un mépris très largement partagé dans des milieux arabes comme le montrent les exemples que je donne et que personne ne conteste. Et on pourrait les multiplier non seulement au Maghreb ou au Machrek. « D’autres images, à la fois confuses et nettes, défilent dans ma mémoire : celles de soldats sénégalais aux allures de cannibales qui nous terrorisaient en brandissant leurs armes et surtout en roulant des yeux. Des yeux immenses et des dents blanches dans des visages grimaçants. ». [12] Un nostalgique du Y’a bon Banania ? Non, un responsable du FLN algérien toujours dans les allées du pouvoir 50 ans après qui évoque, sans vraiment les « déconstruire » ou les « distancier » ses souvenirs d’enfance et les interventions des troupes coloniales d’Afrique noire. De façon plus ou moins cynique, les officiers français de l’époque évoquent combien les Tirailleurs se vengeaient plutôt brutalement du souvenir toujours vivace de l’esclavage des « Arabes ».
Une seule voie capitaliste ?
Passons aux choses sérieuses. Sur la place « centrale » de 1492 dans l’accumulation du capital que je nierais en la relativisant, contestant par là même toute l’analyse marxiste rappelée avec force textes de Marx, Engels, Lénine, Trotsky... Personne, en tout cas pas moi, ne nie son importance dans ce que l’on a appelé à juste titre « la première mondialisation ».
Le problème c’est que le débat avec Bouteldja ne porte pas sur les modalités d’accumulation primitive du capital qu’on ne peut d’ailleurs réduire à de longues citations des grands ancêtres. Mais je conteste ce que dit Bouteldja (qu’EO n’a pas lue) qui fait de l’esclavage et la traite, le point de départ de toute la domination et de la construction raciale « blanche » et le passage obligé du capitalisme.
Outre l’Asie et par exemple la révolution Meiji qui va permettre au Japon de se poser en « challenger » victorieux de l’Occident, on pourrait tout en restant dans la vieille Europe, se pencher sur un autre pays pour le moins clé dans le monde capitaliste : l’Allemagne. Or, dans cette première mondialisation, ce que j’appelle l’Allemagne par commodité, sachant que l’unification attendra trois siècles, ne joue qu’un rôle de comparse. Pas de colonies, pas d’esclavage. C’est un ensemble d’Etats très prospères jusqu’à la Guerre de Trente ans (1618-1648) qui réduira leur population de moitié et dont le tropisme « naturel » depuis le Moyen-âge est tourné vers l’Est et non vers l’Atlantique ou la Méditerranée. Le beau film d’Einsenstein, Alexandre Nevski qui conte l’affrontement des chevaliers teutoniques et des princes de Novgorod, nous en donne une bonne illustration. Quant au second partage colonial, celui de la fin du XIXe siècle, même si l’Allemagne a eu pour un court temps sa part africaine, est-il vraiment raisonnable de dire que c’est de là qu’elle tire sa place de première puissance industrielle continentale à la veille de la Grande Guerre, laissant loin derrière le poussif capitalisme russe, mais aussi l’Empire français, et faisant jeu égal avec la Grande-Bretagne ?
Et pourtant, voici une nation qui, en quelques décennies, passe d’un pays paysan pauvre qui fournit pas moins de 6 millions d’émigrants aux Etats-Unis, à une puissance industrielle et militaire redoutable.
Le nazisme, stade suprême du colonialisme ?
Le « Drang nach Osten » (marche vers l’Est) traditionnel de l’Allemagne est une des sources du projet colonial nazi lequel n’est qu’un aspect de la société pensée par les nazis, ce fameux Reich de mille ans. Bien sûr qu’ont joué les courants eugénistes raciaux et sociaux qui sont monnaie courante dans tous les pays occidentaux de l’époque, mais l’on devrait aussi se pencher sur cette idée « d’homme nouveau » né du vieux monde mort dans les tranchées, idée qui traverse toutes les idéologies modernistes de ces années-là. Nous sommes peu à l’aise avec cette dimension messianique du nazisme car elle nous renvoie à d’autres projets visant eux aussi à construire un « homme nouveau ». Et là encore, ce n’est pas l’apanage des « Blancs » : on le retrouvera chez les Khmers rouges, pas vraiment « Blancs ». C’est bien parce que la Race est une construction, qu’elle s’applique aussi bien aux « Blancs » envers d’autres « Blancs » qu’à d’autres « Races ».
Quant à l’analyse d’Hanna Arendt sur le totalitarisme nazi à laquelle me renvoie Emre Öngün, elle est largement étrillée depuis une bonne dizaine d’années par des historiens qui jugent de façon sévère son traitement pour le moins « au doigt mouillé » de la mise en œuvre du projet nazi et sa fameuse banalité du mal. Ils s’appuient eux sur l’étude du personnel nazi, ses déterminations, sa formation intellectuelle, ses origines etc. [13] pour infirmer ce qui leur paraît être justement... des banalités. Je m’arrêterai juste ici sur son analyse des camps de concentration que reprend EO et qui est assez révélatrice des raccourcis paresseux.
Comparer les camps de concentration de la guerre des Boers (en Afrique du Sud) avec ceux du nazisme, c’est s’arrêter à des noms qui sont identiques sans analyser des réalités radicalement différentes. Venant à la suite des camps de « reconcentracion » de la guerre hispano-américaine, les camps de concentration mis en place contre les Boers par les Anglais sont l’équivalent des camps de regroupements des Français pendant la guerre d’Algérie. Leur fonction est de « vider l’eau du bocal pour prendre le poisson », à savoir isoler l’insurrection de son milieu naturel en regroupant les civils qui pourraient héberger, nourrir, renseigner les insurgés. Une fonction qui les éloigne des « camps de concentration » (même nom là encore) ouverts en France en 1939, qui sont des camps d’internement de populations considérées comme dangereuses ou indésirables mais sans lien avec une quelconque insurrection.
Tout en portant la même dénomination, les uns et les autres n’ont qu’un lointain rapport avec le système concentrationnaire nazi, ses dizaines de camps principaux, ses centaines de camps secondaires, ses milliers de commandos répartis sur tout le territoire du Grand Reich et dont la fonction est à la fois répressive et économique. Car de la Grande guerre, Hitler a hérité deux obsessions : le blocus qui a affamé la population et affaibli d’autant l’effort de « guerre totale » (700 000 morts allemands quand même) et le dilemme de la fin de la guerre où, face aux Alliés qui bénéficiaient des renforts américains, l’Allemagne a dû choisir entre la production de guerre ou envoyer ses ouvriers les plus qualifiés au front. Voilà qui explique, pendant la Seconde Guerre mondiale, le pillage systématique de l’Europe occupée au profit de la population allemande qui souffrira finalement alors assez peu de restrictions et le gigantesque transfert de plusieurs millions de travailleurs forcés de toute l’Europe. Je n’évoque même pas ici les camps d’extermination qui sont encore sur un autre registre ou le système concentrationnaire soviétique.
Cerner les questions à débattre
Enfin sur la dernière question de la responsabilité collective et individuelle, je ne sais pas quoi dire : Emre Öngün me fait une leçon sur le thème « entre l’Etat et l’individu il y a des formations sociales ». Je conseillerais vraiment à EO de lire le bouquin de Bouteldja avant de ferrailler dans le vide car ce n’est pas là que réside le débat avec elle. Cela ne lui prendra qu’une heure à peine et on pourra discuter sur des bases réelles. Car restent dans cet ouvrage toute une série de thèmes, comme le féminisme, la place de la religion, l’universalité des valeurs qui ont de sérieuses conséquences en termes politiques et qu’il est à mon sens essentiel de discuter.
Pour conclure et pour revenir à la source du débat, à savoir l’ouvrage d’Houria Bouteldja et plus largement les prises de position des « Indigènes », je crois qu’il faut cerner les problèmes.
Une chose est le débat qu’on peut et doit avoir sur les différentes modalités de la formation du système capitaliste, son évolution loin d’être close... C’est par définition un débat totalement ouvert mais qui n’a pas automatiquement de conséquences politiques.
Autre débat est l’analyse de la composition sociale de nos pays et de leur évolution, celui-ci est beaucoup plus brûlant car il a des conséquences à court et moyen terme en termes d’intervention. Dernier débat enfin, est-il possible de travailler avec des groupes ou des mouvements spécifiques de façon ponctuelle ou pérenne... Le tout sur fond d’incertitudes politiques plus grandes que jamais rendant d’autant plus urgentes de telles discussions.
Ariane Perez, 12/04/16 (mis en ligne le 15 avril)