Pour la première fois de son histoire, notre pays se prépare à vivre une consultation électorale majeure sous l’empire de l’état d’urgence. Après plus de 420 jours et cinq prolongations, tout indique pourtant que cet état d’urgence est aujourd’hui inefficace en matière de lutte contre le terrorisme et dangereux pour les libertés et pour la démocratie.
Le risque, c’est désormais l’accoutumance à cette situation hors norme. L’urgence, c’est d’en sortir et d’affirmer que le terrorisme ne se combat durablement qu’avec les armes de la démocratie. Alors même que l’ensemble des grandes démocraties européennes vivent comme nous sous la menace terroriste, la France est aujourd’hui le seul régime politique qui la combatte en mettant entre parenthèses ses engagements européens et internationaux.
A mesure que l’état d’urgence se transforme en état d’accoutumance, la classe politique est prise au piège de la banalisation de l’exception.
Risques de détournement
Voilà pourtant plus d’un an que l’ensemble des acteurs qui se sont sérieusement penchés sur la question ont montré que l’état d’urgence avait « épuisé » ses effets utiles. Les chiffres sont éloquents. S’il y a eu près de 4 200 perquisitions administratives entre le 14 novembre 2015 au 14 novembre 2016, moins de 1,5 % d’entre elles ont donné lieu à des procédures judiciaires pour des faits en lien avec le terrorisme. Depuis le 1er décembre 2015, le parquet de Paris n’a ouvert que vingt enquêtes pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, sans résultats probants à ce jour.
Les projets d’attentat avérés qui ont été déjoués durant la même période l’auront été dans le cadre exclusif de procédures pénales classiques, sans aucun lien avec les mesures de l’état d’urgence – qui, précisément, n’a pas empêché la répétition d’actes terroristes depuis sa proclamation.
Enfin, ces dernières semaines, alors même qu’était votée une cinquième prolongation, les instances en charge du contrôle parlementaire de l’état d’urgence ont pointé les nombreux risques de détournement qui accompagnent cette prolongation excessive.
A qui fera-t-on donc croire qu’il faut voir là le bilan d’un dispositif efficace et ajusté à l’impérieuse lutte contre le terrorisme ? A fortiori lorsque, en parallèle, l’arsenal pénal destiné à lutter contre les infractions terroristes ne cesse de se durcir, comme si l’exception devait contaminer tout le système pénal.
Effets corrosifs durables sur notre démocratie
Le régime de l’état d’urgence, plus rigoureux d’ailleurs aujourd’hui qu’il ne l’était pendant la guerre d’Algérie, constitue une menace pour le fonctionnement de notre démocratie. Que dirait-on si l’un de nos voisins organisait ses élections sous un régime qui permet à l’administration d’interdire les réunions « de nature à provoquer ou à entretenir le désordre », mais aussi les « cortèges, défilés et rassemblements de personnes sur la voie publique (...) dès lors que l’autorité administrative justifie ne pas être en mesure d’en assurer la sécurité compte tenu des moyens dont elle dispose » ?
A cet égard, il faut souligner que, face au même risque, aucun de nos voisins européens n’a fait le choix de recourir à un régime d’exception – Turquie mise à part…
Le bilan d’un an d’état d’urgence, c’est aussi une altération des équilibres fondamentaux de notre démocratie : des votes en procédure accélérée réduisant le débat parlementaire au minimum ; un détournement des lois de prorogation dans le but de renforcer durablement les moyens de surveillance et de contrôle des citoyens ; un recul du juge judiciaire dans son rôle constitutionnel de gardien de la liberté individuelle ; le dénigrement du rôle des contre-pouvoirs, notamment juridictionnels, renvoyés au rôle de freins et d’obstacles…
A-t-on fini par s’accoutumer de l’état d’urgence ? Parce que ses effets ne sont pas toujours visibles pour l’ensemble des citoyens, et parce que le discours politique veut nous convaincre de son innocuité pour l’Etat de droit, on court aujourd’hui un grand risque : celui d’y voir un instrument ordinaire de lutte antiterroriste et de sous-estimer ses effets corrosifs durables sur notre démocratie.
Pour toutes ces raisons, nous appelons l’ensemble des candidat.e.s à l’élection présidentielle à s’engager en faveur d’une politique antiterroriste digne de ce nom, en commençant par dire avec clarté leur opposition à la pérennisation de l’état d’urgence.
Liste des signataires : Armelle Andro, démographe ; Etienne Balibar, philosophe ; Marie-Laure Basilien-Gainche, juriste ; Olivier Beaud, juriste ; Véronique Champeil-Desplats, juriste ; Jacques Chevallier, juriste ; Vanessa Codaccioni, politiste ; Mireille Delmas-Marty, juriste ; Guillaume Duval, journaliste ; Bastien François, politiste ; Stéphanie Hennette-Vauchez, juriste ; Arlette Heymann-Doat, juriste ; Thomas Hochmann, juriste ; Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) ; Danièle Lochak, juriste ; Yves Mény, politiste ; Thomas Piketty, économiste ; Frédéric Sawicki, politiste ; Serge Slama, juriste ; Antoine Vauchez, politiste.