« On aura compris que le phénomène central est cette sorte de renversement de la table des valeurs, qui permet, à la limite, de convertir l’opportunisme en dévouement militant : il y a des postes, des privilèges, des gens les prennent ; loin de se sentir coupables d’avoir servi leurs intérêts, ils invoqueront qu’ils ne prennent pas ces postes pour eux, mais pour le Parti ou pour la Cause, de même qu’ils invoqueront, pour les garder, la règle qui veut qu’on n’abandonne pas un poste conquis. Et ils viendront même à décrire comme abstentionnisme ou dissidence coupable la réserve éthique devant le pouvoir. »
Pierre Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », juin 1984.
« Nous ne pouvons plus avoir une politique kantienne, parce qu’elle ne se soucie pas des conséquences, et que, quand on agit, c’est bien pour produire des conséquences au-dehors et non pas pour faire un geste et soulager sa conscience. »
Maurice Merleau-Ponty, « Pour la vérité », novembre 1945.
Les politiciens « sérieux » de la gauche officielle, secondés par une armada de journalistes « sérieux », ont souvent fait la leçon aux candidats de la gauche de la gauche au cours de cette élection présidentielle : « vous êtes des irresponsables, vous vous refusez à mettre les mains dans le cambouis au nom de la pureté, vous vous enfermez dans une pose uniquement protestataire sans vous soucier des conséquences sur la vraie vie des vrais gens… » Ces culpabilisateurs électoraux, profondément vissés aux privilèges du métier politique, espéraient surtout « revenir au pouvoir ». Ils ont alors oublié que les expériences de gauche ont fréquemment achoppé sur ce qu’on appelle « la question du pouvoir », c’est-à-dire sur les problèmes afférents au rapport aux institutions étatiques. Toutes ces Z’élites éminemment « sérieuses » n’ont-elles pas ainsi versé dans un crétinisme électoraliste pas plus lucide que « le gauchisme » qu’elles disaient vouloir combattre ?
La gauche et « la question du pouvoir »
Certes, « la question du pouvoir » n’est pas uniforme, renvoie à des dimensions multiples et a revêtu des usages historiques diversifiés. Ainsi les logiques autoritaires, voire totalitaires, des tentatives qui se sont réclamées du « communisme » sont à distinguer des logiques sociales-démocrates qui, se coulant dans les institutions parlementaires, ont reproduit des tendances à la monopolisation des pouvoirs publics dans le cadre des démocraties libérales. Mais cette « question du pouvoir », dans ses différents aspects, demeure une des zones importantes d’interrogations pour ceux qui veulent changer le monde.
Les réflexions de la gauche radicale en voie d’émergence au sein de la galaxie altermondialiste apparaissent alors balisées par trois hypothèses susceptibles de contradictions. La première hypothèse est d’inspiration libertaire : ceux qui ont cru prendre le pouvoir, de manière parlementaire ou « révolutionnaire », afin de changer la société ont le plus souvent été pris par le pouvoir qu’ils croyaient prendre. La deuxième hypothèse constitue une autre façon de se distancier des schémas étatistes. Elle insiste sur le fait qu’il y a d’autres modalités que « la prise du pouvoir d’État » pour inventer un monde nouveau : mouvements sociaux revendicatifs imposant un rapport de forces aux pouvoirs en place, quels qu’ils soient, bataille culturelle contre l’hégémonie des idées dominantes et émergence d’idées nouvelles libérant les cadres intellectuels à partir desquels les politiques publiques sont menées, expériences localisées d’autres façons de vivre, de travailler et de décider (coopératives, économie sociale et solidaire, squats autogérés, etc.). La troisième hypothèse est plus globalement pragmatique : les institutions étatiques demeurent à la fois des obstacles et des leviers importants dans la perspective d’une transformation générale de la société.
Comment se dépatouiller avec les tensions entre ces trois hypothèses ? Sociologie et philosophie contemporaines peuvent nous fournir quelques ressources utiles pour les éclairer et les déplacer quelque peu, sans prétendre les dépasser dans une illusoire harmonie.
Weber, Michels, Bourdieu… Besancenot : une « réserve éthique » vis-à-vis de la représentation politique
En premier lieu, on est amené à noter qu’on n’a pas affaire au « pouvoir » en général, mais à des rapports de pouvoir dans le cadre sociohistorique de la politique professionnalisée. Le sociologue allemand Max Weber (1864-1920) a été un des premiers à étudier le processus moderne de professionnalisation politique. Dans sa conférence de 1919 sur « Le métier et la vocation d’homme politique », il précisa : « Nous dirons donc que celui qui voit dans la politique une source permanente de revenus « vit de la politique » et que, dans le cas contraire, il vit « pour » elle ». La politique moderne se manifeste justement par l’ascension de la catégorie des professionnels de la politique, dotés d’intérêts spécifiques distincts de ceux de leurs mandants, vivant « de la politique », par rapport à ceux qui, amateurs passionnés ou militants, vivent seulement « pour la politique ».
Dans cette perspective, un proche de Weber, Roberto Michels (1876-1936), a décrypté le développement du premier parti de masse en Occident : le parti social-démocrate allemand. Dans son maintenant classique Les partis politiques – Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties (1911), il pointait la présence d’une logique de domination proprement politique au cœur des démocraties libérales. Car, selon lui, « une représentation permanente équivaudra toujours à une hégémonie des représentants sur les représentés ». Dans le sillage de Weber et de Michels, Pierre Bourdieu (1930-2002) a approfondi l’analyse des champs politiques contemporains comme porteurs d’une dépossession des profanes (les citoyens ordinaires) au profit des professionnels de la politique. D’où une « réserve éthique », dérivée de ce type de sociologie critique, face aux discours de culpabilisation (dénigrant notre refus de mettre les mains dans leur cambouis du pouvoir oligarchisé) : pourquoi me sentirai-je coupable de ne pas participer à ta carrière politique ? de quel droit associer la situation sociale des « vrais gens » à l’augmentation ou à la reconduction de tes privilèges d’homme (ou de femme) de pouvoir ? D’autant plus que la critique tartuffe de la professionnalisation politique par des professionnels de la politique (des Sarko-Bayrou-Ségo au finalement pitoyable Arnaud Montebourg, en passant par l’infect Le Pen…) semble devenue un point de passage obligé du jeu politique « sérieux ». Ajoutons que, hormis une poignée de cyniques, cette tartufferie n’est en général guère consciente, les professionnels de la politique étant particulièrement enclins à se raconter des histoires. « L’imposture légitime ne réussit que parce que l’usurpateur n’est pas un calculateur cynique qui trompe consciemment le peuple, mais quelqu’un qui se prend en toute bonne foi pour autre chose que ce qu’il est », a noté Bourdieu.
La critique marxiste de la politique dominante a peu souvent été perspicace vis-à-vis de cette dimension. Au mieux, elle l’a noyée dans une mise en cause générale du capitalisme, laissant entendre qu’une politique anticapitaliste conduirait nécessairement à une politique libertaire. Du même coup, elle s’interdisait de mieux comprendre comment, en Russie soviétique, l’étatisation des moyens de production avait laissé place à un nouveau régime d’oppression, où la domination politique jouait un grand rôle. Il vaut mieux prendre conscience que critique libertaire de la domination politique et critique sociale de la logique du profit visent deux tendances importantes et distinctes de la réalité, tout à la fois autonomes et en interaction, pour ensuite seulement s’efforcer de les faire converger dans le combat pour une émancipation individuelle et collective.
La « réserve éthique » à l’égard du pouvoir dont parle Bourdieu est donc aussi une réserve libertaire, nourrie des multiples écueils ou impasses rencontrés par les essais volontaires de transformation sociale. Le fait sociohistorique massif renvoie donc d’abord aux dérives de l’institutionnalisation et de la monopolisation du pouvoir comme obstacles aux actions émancipatrices. C’est ce qui a inspiré la prudence légitime d’Olivier Besancenot à l’égard des ambiguïtés des collectifs anti-libéraux vis-à-vis de la participation à une majorité parlementaire et/ou gouvernementale avec le PS, dans le cadre de l’hégémonie sociale-libérale actuelle et avec comme outil principal de changement social une présence « critique » dans les institutions étatiques existantes. C’est également cette double réserve éthique et libertaire qui l’a conduit à continuer d’exercer son métier de facteur, afin d’échapper à l’aspiration professionnalisante de la politique, avec ses dépendances matérielles et intellectuelles (un univers mental fabriqué dans un entre soi politicien à l’écart des difficultés et des aspirations ordinaires). Cette réserve éthique et libertaire à l’égard du pouvoir oligarchisé des néolibéraux de droite et des sociaux-libéraux de gôche semble avoir manqué aux intellectuels critiques, fort respectables au demeurant (comme Étienne Balibar, Christian Baudelot, Jacques Bouveresse, Robert Castel, Christophe Charle, Gérard Noiriel, Emmanuel Terray ou Loïc Wacquant), qui ont signé un appel à voter pour la candidate du social-libéralisme, Ségolène Royal, dès le 1er tour de la Présidentielle (voir « Le 22 avril, assumer notre responsabilité », Libération, 19-04-2007), aux côtés de l’un des théoriciens de la démocratie représentative de marché comme horizon indépassable, Pierre Rosanvallon ; ce qui apparaît plus logique dans son cas.
Or, ce n’est qu’une fois admis un point de départ libertaire, à la Besancenot, contre les velléités culpabilisatrices de la gauche officielle, que peuvent être envisagées les limites d’un militantisme radical qui se contenterait d’afficher une réserve éthique face au pouvoir, qui en ferait une pose sans guère de conséquences sur les ordres sociaux dominants. Dans cette perspective, Besancenot a admis que la participation à une expérience gouvernementale n’était pas exclue, avec un autre rapport de forces et dans d’autres conditions… Une réserve libertaire face au pouvoir ne pourrait-elle pas alors être mise en tension avec la combinaison dynamique d’idées critiques, de mobilisations sociales, d’expérimentations novatrices et d’actions visant à transformer les institutions ?
Weber, Merleau-Ponty : une éthique de la responsabilité contre la rebellitude
La réserve libertaire à l’égard des risques de l’institutionnalisation ne se justifie que comme une lucidité supplémentaire, et donc comme une efficacité supplémentaire, devant les entraves à un processus d’émancipation ; lucidité se coltinant les échecs passés. Mais cela ne doit pas devenir une manière d’abandonner en pratique la transformation sociale, tout en la proclamant en fanfare comme une identité valorisante mais sans effets. Quand le philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) parlait, aux lendemains de la seconde guerre mondiale, de l’impossibilité d’« une politique kantienne », il visait notamment la recherche illusoire de la pureté empêchant de mettre les mains dans le cambouis de l’action résistante ou transformatrice (mais ce n’est pas exactement le même cambouis que le cambouis de la carrière politique dont les politiciens sociaux-libéraux nous reprochent aujourd’hui de ne pas nous bâfrer avec eux). Si nous voulons réellement résister au pire et transformer le monde, s’il ne s’agit pas seulement d’« un geste » pour « soulager sa conscience », si nous ne nous contentons pas d’exhiber notre « belle âme » ou de nous pourlécher de notre identité de « rebelle », nous ne pouvons pas évacuer la question des conséquences de nos actions (ou inactions) sur le cours du monde. Cela nous écarte, radicalement, de la rebellitude de nombre de sectes gauchistes, dans leur arrogance dogmatique, ou de personnalités anarchistes, même si elles apparaissent davantage sympathiques.
Weber a introduit une distinction heuristique entre éthique de conviction et éthique de responsabilité : « il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes ». » L’éthique de responsabilité n’a donc rien à avoir avec « la responsabilité » dont nous bassinent les néolibéraux et autres sociaux-libéraux, de droite et de gôche, c’est-à-dire avec une acceptation fataliste et conservatrice du cadre néocapitaliste. Pour Weber, une éthique de responsabilité nous contraint à évaluer les effets de nos actes sur la réalité. Pour la gauche radicale, éthique de conviction (que le monde peut devenir radicalement autre) et éthique de responsabilité (s’intéressant aux effets réels de transformation sociale) ne peuvent qu’être associées.
Conviction et responsabilité nourriraient alors, l’une et l’autre, deux des pôles de l’action émancipatrice : la réserve libertaire à l’égard des dérives liées au pouvoir et les pratiques transformatrices (dans leurs dimensions extra-institutionnelles et institutionnelles). Ce renouvellement de notre horizon émancipateur n’apparaît encore qu’en pointillé, dans des ambivalences, secoué par les chocs entre les agitations du court terme et les repères flous du long terme, entre nostalgie du passé et incertitudes de l’avenir, dans des vues trop partielles en conflit. Et il demande surtout à être soumis plus systématiquement aux épreuves de la pratique. Il nécessite une exploration, dans des tâtonnements, des courbes accidentées du réel. De ce point de vue, le large crétinisme électoraliste de la campagne présidentielle a généré nombre de confusions, masquant l’ampleur des problèmes, au profit de visions étriquées.