Après iTélé, Canal+, Paris Match, Europe 1, Prisma, etc., la répétition au Journal du dimanche des coups de force de l’oligarque Vincent Bolloré contre l’indépendance éditoriale des rédactions (lire ici, là et là) souligne l’urgente nécessité d’inscrire dans la loi des garanties qui la protègent.
Face à l’accélération d’une concentration capitalistique aux visées idéologiques d’extrême droite, confortée par l’immobilisme politique abyssal du pouvoir exécutif comme du pouvoir législatif, le chantier est immense. Mais il existe deux mesures simples que tout démocrate devrait défendre : le droit des rédactions d’approuver (ou de refuser) et de révoquer (donc de démettre) les directions éditoriales que les dirigeants des médias et leurs propriétaires veulent leur imposer.
Ces deux mesures sont inscrites dans le marbre des statuts de Mediapart. Leur article 13.4 exige une approbation « à la majorité absolue des journalistes » de la proposition de direction éditoriale faite par le président de Mediapart, lequel est statutairement un·e journaliste et, à ce titre, directeur de la publication. Un mécanisme de révocation à l’initiative de la Société des journalistes de Mediapart y a été récemment ajouté et est également détaillé :
Document : L’article des statuts de Mediapart garantissant l’indépendance de la rédaction.
Ce sont ces dispositions qui ont été appliquées pour aboutir au vote qui, mercredi 28 juin, a approuvé à une large majorité la proposition que j’ai soumise de nommer Lénaïg Bredoux et Valentine Oberti directrices éditoriales de Mediapart. Avec un taux de participation de 91 %, le « oui » a recueilli 88,5 % des suffrages, le « non » 3,8 % et le vote blanc 7,7 %. Complémentaires, les cheminements professionnels de Lénaïg Bredoux et de Valentine Oberti témoignent de l’extension du champ éditorial de Mediapart ces dernières années. La première incarne notre investissement dans le traitement des violences sexistes et sexuelles, les « VSS », dont le dévoilement accompagne la révolution féministe #MeToo. La seconde symbolise notre ouverture à l’audiovisuel avec la professionnalisation de nos émissions vidéo et la production de documentaires.
Lénaïg Bredoux a 43 ans. Diplômée de l’École supérieure de journalisme (ESJ) de Lille en 2005, elle a successivement travaillé au service social de L’Humanité (2005-2007) et au service économique de l’Agence France-Presse (2007-2010) avant de rejoindre Mediapart en 2010 pour travailler sur les gauches, puis être chargée de l’Élysée au début du quinquennat Hollande, de 2012 à 2017. À l’origine en 2016 de nos révélations dans l’affaire Denis Baupin, qui ont ouvert le chapitre #MeToo de l’investigation journalistique, elle assume un temps la double casquette de responsable du service politique de Mediapart et de chargée des violences sexistes et sexuelles, avant de créer, à partir de 2020, le poste de responsable éditoriale aux questions de genre (un poste alors sans équivalent dans le reste de la presse française), coordonnant ainsi nos enquêtes sur ces sujets tout en assumant un rôle de référente et de vigie en interne – car nous devons veiller à respecter ce que nous défendons dans nos colonnes numériques.
Lénaïg Bredoux et Valentine Oberti. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Valentine Oberti a 41 ans. Diplômée de l’ESJ en 2007, elle a commencé à travailler pour la radio avec un prisme international, en commençant par le Maroc, puis en étant pigiste durant trois ans pour Radio France Internationale (RFI), Radio France, BFM Business, RMC, ainsi que France 24. En 2011, elle rejoint une première fois Mediapart, en renfort pour la couverture du centre et de la droite durant la campagne présidentielle de 2012. C’est ensuite qu’elle s’engage dans le monde de la télévision, d’abord avec l’agence Premières Lignes qui produit « Cash Investigation », puis à l’émission « Le Supplément » de Canal+ et, enfin, à « Quotidien » où elle est reporter jusqu’à sa rupture, fin 2019, sur une question d’indépendance journalistique dont elle a témoigné dans notre film Media Crash. Revenue à Mediapart en 2020, elle y codirige notre pôle vidéo, dont la production d’émissions, régulières ou spéciales, n’a cessé d’augmenter ces trois dernières années.
Nos deux nouvelles codirectrices éditoriales prendront leur fonction le 1er octobre. Jusqu’à cette échéance, Carine Fouteau et Stéphane Alliès assument ces responsabilités, avec l’engagement sans faille qui a été le leur depuis qu’il y a cinq ans, en 2018, elle et il ont relevé le défi de succéder à François Bonnet, cofondateur de Mediapart, à ce poste qu’il occupait seul depuis la création de notre journal, en 2008 (lire ici le billet de François Bonnet et le mien lors de cette transmission). Nouveauté dans la presse, ce fonctionnement en binôme était à l’image de ce que Carine et Stéphane voulaient impulser : une animation bienveillante, un engagement partagé et un dynamisme collectif. C’est peu dire que leur pari fut réussi, à un poste qui est sans doute la fonction la plus éprouvante dans une entreprise de presse.
Sous leur codirection, Mediapart est devenu, avec aujourd’hui environ 220 000 abonné·es numériques, le troisième quotidien national généraliste français, derrière Le Monde et Le Figaro, soit une croissance de 47 % en cinq ans. Dans le même temps, les effectifs de la rédaction ont augmenté d’un tiers tandis que nos contenus se démultipliaient et se diversifiaient, dans leurs thématiques comme par leurs supports, avec notamment un accent mis sur la vidéo et le multimédia. Chaque année en mars, dans un souci de transparence unique dans les médias, nous rendons publics ces résultats et ces progressions, avec toutes les précisions chiffrées (lire ici).
Au-delà des chiffres, ces cinq années ont fait entrer Mediapart dans un nouvel âge, celui de la durée après le temps de la conquête. Durant cette période, toute l’entreprise s’est renforcée, avec désormais 140 salarié·es en CDI, dont la moitié de journalistes. De plus, son indépendance économique a été définitivement acquise grâce à l’invention, en 2019, du Fonds pour une presse libre (FPL), structure non lucrative d’intérêt public qui la garantit en mettant à l’abri la propriété de Mediapart (lire ici et là). Enfin, la transmission des responsabilités entre les cofondateurs et l’équipe a été mise en œuvre, achevée cette année à la direction générale où Cécile Sourd a pris la succession de Marie-Hélène Smiéjan (voir son entretien dans notre émission « Abonnez-vous »).
Tel est contexte dans lequel, depuis plusieurs mois, toutes les équipes du journal, quel que soit leur secteur – donc, pas seulement la rédaction –, ont travaillé à l’élaboration d’une feuille de route commune pour les cinq prochaines années. Le volet rédactionnel de ce « plan stratégique », comme nous l’appelons dans notre jargon interne, sera donc porté par une nouvelle direction éditoriale, Carine Fouteau et Stéphane Alliès ayant émis le souhait de passer la main après cinq années très exigeantes.
Ce plan prévoit un renforcement de nos procédures d’édition par la création d’une équipe dédiée – un « central », toujours dans notre jargon – qui en aura la charge et dont Stéphane Alliès sera le coordinateur. Son rôle sera de mieux veiller à la qualité et à l’accessibilité de nos contenus, en somme à l’impact et à l’attrait d’un journal destiné à tous les publics, en ligne sept jours sur sept, soucieux à la fois de révéler ce que les pouvoirs cachent, de donner des clés de compréhension de l’époque et de se faire l’écho des bouillonnements de la société.
Pendant que, cet automne, se mettra en place cette nouvelle direction éditoriale et ce nouveau dispositif d’édition, j’organiserai avec Carine Fouteau, en concertation avec Fabrice Arfi et Cécile Sourd, qui sont tous trois membres de notre conseil d’administration, ma succession aux postes de président de la société et de directeur de la publication – dont nos statuts stipulent qu’ils se cumulent et que leur titulaire doit être un journaliste. Dernier cofondateur encore présent dans l’entreprise, je veillerai à ce que la solution retenue ait la force de l’évidence avant qu’intervienne, en 2024, le vote du conseil d’administration où siègent un administrateur représentant les salarié·es ainsi que des administrateurs indépendants désignés par la Société pour la protection de l’indépendance de Mediapart (SPIM).
Reste, au-delà des personnes et des procédures, le message essentiel qui fut, ces quinze dernières années, la clé du succès de Mediapart : l’intranquillité. En somme, ne jamais se croire arrivé, rendu ou parvenu, bref installé. Savoir que l’événement, l’inattendu et l’improbable sont au secret de notre engagement démocratique, au service de l’intérêt public de toutes et tous, sans distinction d’origine, de condition, de culture, de croyance, d’apparence, de sexe ou de genre – autrement dit, animé par l’idéal de l’égalité naturelle qui fonde la radicalité émancipatrice des déclarations, française et universelle, des droits humains.
Enfin, nous n’oublions pas que toute cette aventure n’est possible que grâce à vous, toutes et tous, qui nous soutenez et nous aidez, nous donnant du cœur à l’ouvrage. Vous, à qui nous devons donc un immense merci.
Edwy Plenel
Journaliste, président de Mediapart