La victoire de Nicolas Sarkozy marque le passage d’une stratégie par étapes à une
stratégie frontale qui s’organise autour de deux orientations majeures : flexibilisation
intégrale du marché du travail et amaigrissement de l’Etat. Tous les aspects du modèle
social sont concernés par cette thérapie de choc : durée du travail, fiscalité, école et
universités, retraites, financement de la Sécurité sociale, non-remplacement des
fonctionnaires, budget, services publics. Cette stratégie de rupture pose deux
questions. La première, à laquelle notre nouveau Président semble très attentif, est
celle de l’habillage politique. La seconde, à laquelle il attache apparemment moins
d’importance, est celle de l’efficacité économique. C’est dans l’articulation de ces deux
questions que se jouera la trajectoire du nouveau pouvoir.
Trois axes tactiques
Si la stratégie est bien celle de l’affrontement direct et global, elle implique néanmoins
un certain nombre de choix tactiques : dans quel ordre prendre les choses, et à quel
rythme ? De ce point de vue, on peut d’ores et déjà discerner trois parcours fléchés. Le
premier axe conduit des heures supplémentaires au nouveau contrat de travail. Sur la
base des premières mesures, on établit un rapport de forces social et idéologique en
imposant l’idée que pour gagner plus, il faut travailler plus. L’aspect idéologique est
décisif, puisqu’il s’agit d’installer à une échelle de masse la conviction que les obstacles
à l’emploi proviennent des réglementations trop rigides : les 35 heures dans le cas du
salaire, les protections liées aux contrats de travail actuels en ce qui concerne l’emploi.
Il s’agit d’effacer la défaite du CPE et de profiter de la période de grâce, durant laquelle
les acteurs sociaux et les citoyens en général vont demeurer dans une attitude
d’expectative tétanisée.
Le second axe passe par une défaite infligée sur la question du service minimum, et
c’est pourquoi ce dossier est l’un des premiers à être ouvert. Son champ d’application
recouvre en effet celui des régimes spéciaux de retraites. Une fois le droit de grève
limité dans ces secteurs, il sera possible de pousser l’avantage et de faire sauter ce
verrou. Le terrain sera alors déblayé pour le rendez-vous prévu en 2008 par la loi Fillon
qui permettra, dans la foulée, de reculer à nouveau l’âge de la retraite et de transformer
profondément le financement de la protection sociale en instaurant une TVA sociale.
Le troisième axe concerne le budget de l’Etat. La première étape a consisté en un
paquet fiscal essentiellement destiné aux riches. Il représente environ 9 milliards
d’euros (15 avec les heures supplémentaires) et va donc creuser le déficit, comme s’en
inquiètent déjà les orthodoxes de Bruxelles. Mais il ne s’agit évidemment pas d’une
conversion à une politique de relance. Le gouvernement met ici en œuvre une tactique
de déséquilibre fiscal dont les libéraux sont coutumiers ; elle consiste à engendrer un
déficit pour mieux justifier ensuite des mesures d’ajustement. Celles-ci pourraient
prendre une double forme : de nouvelles économies budgétaires, avec notamment le
demi-remplacement des départs à la retraite dans la Fonction publique, et le recours à
la TVA, « sociale » ou non.
Une légitimité transitoire
Ce projet, qui implique une régression sociale pour la majorité de la population, n’a pu
devenir majoritaire qu’en raison de l’inanité des alternatives à gauche. Du côté du PS
et/ou de Ségolène Royal, les propositions avancées n’ont jamais tranché de manière
suffisamment nette avec celles de Sarkozy, parce qu’elles acceptaient les mêmes
considérants, par exemple le besoin de compétitivité et d’aides aux entreprises, sans
parler de « l’ordre juste ». Du côté de la gauche dite anti-libérale, une cohérence
alternative existait sur le papier, mais qui n’a pas accédé à une consistance politique,
faute d’expression unitaire.
Dès lors que la contradiction sociale principale, entre capital et travail, était évacuée du
débat, la droite a cherché, et réussi en grande partie, à activer les contradictions
secondaires, « au sein du peuple » comme aurait dit Mao : ceux qui se lèvent tôt contre
les assistés, Français de souche contre immigrés dépourvus d’identité nationale,
salariés du privé contre fonctionnaires.
Cette substitution des rivalités catégorielles aux oppositions sociales est le ressort
essentiel sur lequel le gouvernement compte pour faire passer son amère pilule. En
même temps, il n’oublie pas - selon un autre dispositif libéral classique - de ménager
des « filets de sécurité » pour les plus défavorisés, afin de masquer l’ampleur de la
régression. Le revenu de solidarité active confié à Martin Hirsch devrait constituer le
volet social du programme, et on comprend mieux de ce point de vue la fonction de
l’« ouverture ». Dans le même ordre d’idée, le programme de Sarkozy prévoit
d’augmenter le minimum vieillesse en finançant cette augmentation par une partie des
économies réalisées sur les régimes spéciaux. On retrouve ici la démarche consistant à
construire le rapport de forces sur la fragmentation du camp des salariés, de manière à
retarder la prise de conscience du caractère global de l’offensive et éloigner la menace
d’un nouveau « tous ensemble ».
Mais cela suppose que des améliorations soient perçues en matière de pouvoir d’achat
et d’emploi. Pendant quelques mois, le gouvernement peut compter sur une
conjoncture plus favorable et sur le coup de pouce au pouvoir d’achat des 15 % de
salariés qui effectuent des heures supplémentaires. Si l’emploi repart, le gouvernement
s’efforcera de montrer que c’est grâce à ses premières mesures, justifiant ainsi celles
qui suivent. Mais tout est ici une affaire detiming : il faut qu’une amélioration plus
durable prenne la suite des expédients conjoncturels.
De ce point de vue, le programme de Sarkozy ne tient pas la route. Les baisses
d’impôts sont ciblées sur les couches sociales les plus favorisées, et risquent donc de
nourrir leur épargne plutôt que leur consommation. Les heures supplémentaires seront
mieux payées mais les employeurs embaucheront moins et freineront la progression
des salaires en reprenant à leur compte le slogan connu : si vous voulez gagner plus,
vous n’avez qu’à faire des heures supplémentaires. La progression de la masse
salariale globale ne pourra donc soutenir la croissance que de manière transitoire. Sur
la question pourtant centrale de l’emploi, l’un des tours de passe-passe les plus réussis
de la part de Sarkozy est d’avoir annoncé un objectif de 5 % de chômage (baptisé
plein-emploi) sans dire quelles mesures pourraient y conduire. De la même manière, il
n’y a rien sur la question de la compétitivité, non pas celle qui est fondée sur la
« modération » des coûts salariaux mais celle qui s’appuie sur la recherche, l’innovation
et une meilleure spécialisation. Dans ces conditions, les grands groupes basés en
France continueront à investir principalement à l’étranger, tout en engrangeant des
bénéfices encore accrus.
Les contradictions du projet
En réalité, et même d’un point de vue libéral, le projet sarkozyste est sur le plan
économique une gigantesque usine à gaz qui repose sur une équation impossible :
comment financer ce programme sans faire exploser le déficit ? On se rappelle la
promesse de Sarkozy de baisser de 4 points de PIB le taux de prélèvements
obligatoires (impôts et cotisations), ce qui représentait un manque à gagner d’environ
65 milliards d’euros. Cette annonce a été mise sous le boisseau après les protestations
de caciques de l’UMP, mais elle est symbolique du dogmatisme libéral qui s’appuie sur
une vision fantasmatique de l’économie. Sarkozy s’est convaincu lui-même que ses
mesures vont libérer par magie des forces vives jusque là contenues par les rigidités et
les réglementations. Il n’est pas anodin que cette confiance aveugle ait été critiquée par
des économistes comme Olivier Blanchard, qui avait pourtant ouvertement soutenu la
candidature de Sarkozy, ou par un journaliste bien libéral comme Eric Le Boucher qui
va jusqu’à écrire dans Le Monde du 3 juin dernier que les promesses « non tenables »
de Sarkozy sont « populistes, ouvriéristes, faussement volontaristes et infinançables ».
C’est sans doute autour de la question de la TVA que les illusions vont s’effriter, sans
doute plus tôt que prévu. Il s’agit en effet d’une mesure qui touche tout le monde, et qui
ne peut donc jouer sur les différenciations catégorielles. L’instauration d’une TVA
sociale montrerait de manière très claire l’essence du projet : faire payer par tous les
cadeaux faits à un petit nombre. L’autre point de bascule pourrait être la question
salariale. Les salariés qui font des heures supplémentaires gagneront plus. Mais elles
ne représentent qu’environ 3 % du volume total d’heures travaillées. Quid des salariés
qui n’y ont pas accès ? Quid des heures supplémentaires non déclarées ? L’avantage
de la mesure est d’individualiser encore un peu plus les salaires, mais elle risque de
produire le résultat inverse et de faire renaître un besoin de cadre salarial collectif.
On aurait donc tort de surestimer la cohérence durable du programme de Sarkozy. Sur
le plan économique, il peut booster un peu la croissance dans un premier temps mais
viendra vite buter sur cette contradiction : ou bien laisser filer le budget, ou bien le
rééquilibrer en freinant trop brutalement l’activité. Sur le plan social, il équivaut à un
énorme transfert de richesses des salariés vers les possédants, que l’on ne pourra
déguiser durablement en jouant sur le fractionnement du salariat. Tôt ou tard, les
salariés prendront conscience que leur pouvoir d’achat est gelé, que leur santé coûte
plus cher, que leurs retraites vont être à nouveau rognées, et que les garanties
apportées par leur contrat de travail sont profondément écornées. Sur le plan tactique,
il arrivera assez vite un moment où il faudra faire passer en même temps des mesures
étroitement imbriquées (par exemple heures supplémentaires et TVA sociale) et rendre
perceptible la logique d’ensemble du projet. Certes, on peut imaginer un scénario où le
passage en force réussirait, débouchant sur un paysage social durablement dégradé.
Mais un scénario de crise, mêlant résistance sociale et débâcle économique, est
également plausible. En tout état de cause, la tâche prioritaire du syndicalisme est
aujourd’hui de décortiquer minutieusement les projets gouvernementaux pour en
montrer les effets sociaux désastreux. C’est la condition pour construire les nécessaires
mobilisations et (à terme) refonder une alternative cohérente au dogme néo-libéral.