Spécialiste de l’Inde et du mouvement naxalite, qu’il inscrit dans le contexte de la modernisation de l’Inde et des révoltes agraires qui l’accompagnent, Lutz Getzschmann souligne aussi la nécessité de rompre avec les stéréotypes avant de s’attaquer à l’histoire sociale du sous-continent : « L’Inde n’est pas seulement une société de classe brutale, mais aussi un pays dans lequel les gens paupérisés et dépouillés de leurs droits n’acceptent nullement leur situation sans piper mot, mais au contraire tentent de se défendre par tous les moyens à disposition ; c’est donc une société marquée par d’importants conflits. La plupart de ces mouvements de résistance sont pacifiques, mêmes s’ils sont habituellement confrontés aux brimades et aux tentatives de criminalisation des gouvernants ». [1] (notre traduction)
En 2006, le premier ministre indien Manmohan Singh hissait le naxalisme au niveau de la « menace la plus grave pour la sécurité intérieure de l’Inde ». La formule fut répétée de nombreuses fois depuis. Le mouvement, le plus souvent sous une forme armée, est présent des frontières himalayennes au Karnakata. Ses activités concernent aussi bien le Bihar que le Bengale—Occidental, le Jahrkand, l’Orissa, le Chhattisgahr, que le Maharashtra et l’Andhra Pradesh, voire encore le Tamil Nadu. Les Etats les plus concernés par la guérilla naxalite forment ce que la presse appelle le « corridor rouge ». Selon les estimations, qu’il faut prendre avec précaution, les naxalites compteraient 20 000 combattant·e·s et 40 000 « cadres » permanents [2]. En comparaison, les insurgés indépendantistes du Cachemire n’étaient que 3 000. Mais qui sont ces naxalites et que veulent-ils ?
Le mouvement du Telangana : l’acte fondateur
Avant l’indépendance de l’Inde, la principauté d’Hyderabad, dans l’Andhra Pradesh, comptait trois régions, chacune parlant sa propre langue. La région du Telangana (avec la capitale Hyderabad) parlait le télougou. Dirigée par un monarque, le Nazim (nabab), elle reposait sur une organisation féodale excluant les cultivateurs de la propriété de la terre. Un système de travail forcé (le vetti) pesait sur les basses castes. L’élite était musulmane, le peuple hindou. Le télougou, par exemple, n’était pas utilisé dans les tribunaux. Dans ces conditions, ce qui était au départ une association de défense de la culture et de la langue télougou, l’AMS, développa un programme de revendications populaires (abolition du vetti, réduction de la rente foncière, etc.). Lorsque l’interdiction du Parti communiste indien (PCI) fut levée en 1942, il apparut rapidement qu’il était puissamment implanté dans le Telangana. L’AMS développa sa collaboration avec le PCI et mena plusieurs luttes contre le vetti, les extorsions illégales et les expulsions forcées.
A la suite de l’assassinat d’un chef d’un sangham (comité de village) par les hommes de main d’un propriétaire foncier, la région s’enflamma : en juillet 1946, 300 à 400 villages s’étaient auto—organisés contre le pouvoir des féodaux, s’armant peu à peu. Le gouvernement du Nazim décréta la loi martiale et fit intervenir ses troupes.
Un deuxième mouvement politique croisa alors cette révolte paysanne : l’indépendance indienne. Alors que les élites d’Hyderabad choisissaient l’autonomie, soutenues par une organisation fondamentaliste hindoue, le MII, la majorité de la population faisait le choix de l’Union indienne. Face à la répression de plus en plus forte exercée par MII, le PCI poussa les feux de l’auto-organisation et de l’autodéfense. A fin août, près de 4 000 villages commençaient à redistribuer la terre aux ouvriers agricoles et aux métayers expulsés. Une dizaine de milliers de membres du PCI constituaient l’épine dorsale des brigades de village et 2 000 formèrent des brigades de guérilla mobile.
L’intervention de l’armée indienne amena la capitulation des forces du Nazim, mais aussi le retour des propriétaires terriens. Un ultimatum demanda aux communistes de se rendre. Divisée, la direction du PCI hésita entre la reddition et la poursuite de l’insurrection. Certains groupes abandonnèrent les armes, d’autres les conservèrent. La répression de l’armée s’intensifia. Les pressions de Moscou en direction d’un soutien à la bourgeoisie progressiste indienne, incarnée par le Parti du Congrès, firent le reste et le 21 octobre 1951, le PCI annonça la fin de la lutte. [3] Sa direction fut destituée par le Kremlin et le PCI se présenta aux élections de 1952.
L’épisode du Telangana, au carrefour des luttes d’indépendance et des luttes agraires, est aujourd’hui revendiqué aussi bien par les communistes « historiques », mais très minoritaires du PCI, les électoralistes du PCI (M) et les différents groupements qui constituent la nébuleuse « marxiste-léniniste », dont la principale organisation est le PCI (maoïste). Ce dernier, avec le PCI (marxiste-léniniste)–Libération, ainsi qu’une poignée de petits groupes de même obédience [4] représentent le naxalisme, aujourd’hui synonyme indien de maoïsme.
L’insurrection de Naxalbari
Les débats internes concernant les choix stratégiques allaient se poursuivre dans le PCI, sans nécessairement que la clarification progresse beaucoup. L’évolution du mouvement communiste international et des relations internationales allaient le mettre au pied du mur. Si jusqu’en 1962, le PCI avait semblé pouvoir ménager la chèvre et le chou et ne pas choisir vraiment, dans le mouvement communiste, entre l’URSS et la Chine, le déclenchement de la guerre sino-indienne en 1962 allait l’obliger à trancher. La majorité du PCI fit le choix d’un soutien à la position de l’Inde et à ses troupes, alors qu’une forte minorité – majoritaire dans les bastions communistes du Kerala et du Bengale-Occidental – refusait de suivre sans autre une ligne considérée comme nationaliste et opportuniste. En 1964, le PCI comptait 108 000 membres et le PCI (M) 119 000 [M, pour marxiste, qualificatif de l’aile internationaliste]. En 1966, le PCI rassemblait 173 000 membres, alors que PCI (M), affaibli par les scissions de sa gauche, passait de 83 000 membres en 1967 à 76 000 en 1968.
Située au milieu des plantations de thé de Darjeeling, la région de Naxalbari était le fief d’une aile particulièrement militante du PCI (M) qui avait su organiser les petits paysans, les ouvriers agricoles et les travailleurs des plantations de thé. Ceux-ci, se distinguant nettement de la population bengalie, appartenaient majoritairement aux castes inférieures (scheduled castes, dont font partie les intouchables, les dalit) et aux populations aborigènes dites tribales (adivasi, ou scheduled tribes). La concentration de la propriété foncière était forte et pour survivre, 94,4 % des petits paysans avaient une deuxième occupation. La direction locale du PCI(M), qui formera la tête de la future organisation marxiste-léniniste, cultivait un style d’action assez peu légaliste, comme le séquestre des récoltes pour appuyer les revendications des comités paysans. En octobre 1966, les comités paysans lancèrent, à l’initiative des cadres du PCI(M) inspirés par la Révolution culturelle chinoise, un appel à la réforme agraire et à la formation de milices armées. Et en 1967, le 3 mars, commençait à Naxalbari une insurrection paysanne, relativement restreinte comparée à celle du Telangana, mais qui allait faire rentrer la gauche du PCI (M) dans des décennies de lutte armée. Car le paradoxe est que cette lutte commence alors que le PCI(M) gouverne le Bengale-Occidental, dans le cadre d’un front de gauche. La majorité du PCI(M) est donc confrontée à un choix cornélien : soit soutenir ceux qui sont encore ses membres dans la région de Naxalbari, soit les réprimer et avec eux, les paysans et travailleurs agricoles qui le soutiennent. C’est la deuxième voie que choisira le PCI(M), instaurant l’état d’urgence et lançant l’armée et la police aux trousses de la rébellion. Bien que défaite militairement, ses leaders emprisonnés – ils seront amnistiés à l’occasion de la victoire du PCI(M) aux élections de 1969 – la rébellion armée de Naxalbari et la brève période de guérilla qui suivit devint l’étendard que brandirent tous les partisan·e·s de la lutte armée dans les campagnes en Inde.
Les limites d’une première expérience
Tirant la conclusion logique de leurs affrontements avec leurs anciens camarades du PCI(M), les partisans d’une mobilisation radicale et armée à la campagne forment en avril 1969 le Parti communiste indien marxiste-léniniste (PCI-ML). Dirigé par un des cadres de la révolte de Naxalbari, Charu Mazdumar, il va défendre une vision plutôt sommaire de la lutte armée dans les campagnes, accordant beaucoup de poids aux éliminations individuelles des « opposants de classe » et sous—estimant complètement le fait que l’insurrection de Naxalbari avait été précédée d’un long travail de masse. L’écrivaine Arundathi Roy, dans son compte-rendu des quelques semaines passées avec la guérilla en 2010 ? [5]. Lal Salaam est la formule de salutation usuelle des naxalistes et signifie à peu près « Salut rouge ».]], évoquera la « rhétorique acerbe » de Mazdumar, qui « fétichise la violence, le sang et le martyre, et emploie souvent un langage tellement dru qu’il est presque génocidaire ». Plus prosaïquement, lors de la réunification qui débouchera sur la formation du PCI(ML) (War People), une des composantes du futur PCI (maoïste), le mouvement publiera une critique rétrospective en six points de l’action de Mazdumar : a) il avait fait une mauvaise estimation de l’époque et une évaluation erronée de la situation nationale et internationale – fondamentalement il surestimait les conditions objectives qui avaient conduit à des erreurs gauchistes dans le choix de ses tactiques ? ; b) il évaluait de façon tout aussi erronée les forces subjectives : il existait une tendance à se lancer sans arrêt dans des actions sans préparation suffisante de la force subjective ? ; c) il lançait des appels et des slogans impossibles à appliquer ? ; d) il niait le besoin de construire des organisations de masse et le besoin d’adopter des formes variées de lutte ? ; e) il adoptait des tactiques aventureuses dans les villes ? ; f) il adoptait des méthodes bureaucratiques dans le fonctionnement du Parti [6].
Ces faiblesses, combinées à une répression sévère et à un factionnalisme incessant, où chaque divergence débouchait sur la formation d’une nouvelle organisation – non sans violences meurtrières entre militant·e·s – provoquèrent un repli du mouvement dans des zones reculées de l’Andhra Pradesh, du Maharashtra et dans le sud du Bihar. L’organisation clandestine dans le Bengale occidentale avait quasiment disparu. La mort en prison de Mazumar en 1972 met fin à cette première phase du naxalisme. S’en suivirent des années des stagnation, de conflits de personnes et de débats incessants. En 1995, alors que le processus de réorganisation du naxalisme avait déjà progressé, on comptait encore une quarantaine d’organisations distinctes.
Que chaque divergence d’analyse débouche sur une scission renvoie évidemment à un manque de démocratie interne et de pratique du pluralisme. Même si certains débats, répondant à l’un ou l’autre tournant de la politique du Parti communiste chinois, semblent aujourd’hui ésotériques, ils n’étaient pas tous secondaires. Pour une part, ils reflétaient des discussions existantes dans les milieux cultivés et académiques indiens, comme le rappelle Joël Cabalion. [7] La nature de la démocratie indienne, le caractère féodal ou non de la structure sociale du pays, la nécessité ou non de recourir à la lutte armée sont des débats théoriques aux conséquences politiques concrètes. Par ailleurs, tout mouvement révolutionnaire choisissant la voie de l’action armée est confronté à une série de questions portant sur les rapports entre action clandestine et publique, noyaux armés et organisation de masse, choix du développement économique dans les « zones libérées », stratégie et tactique du mouvement dans les villes, etc.
L’analyse de l’Inde comme une société féodale ou semi-féodale enserrée dans les rets du néo-colonialisme a, par exemple, pour effet possible de conforter la stratégie maoïste de « Nouvelle démocratie », appuyée sur un « bloc des quatre classes » : « Le principe des campagnes encerclant les villes repose sur l’analyse maoïste comme quoi l’Inde est un pays semi-féodal et nécessite une révolution agraire, qui ne peut être guidée que par la classe la plus révolutionnaire : la classe ouvrière. Une fois celle-ci lancée, elle s’agrège à d’autres classes ayant intérêt à la révolution, comme une partie de la bourgeoisie nationale, pour libérer tout le pays (donc les villes y compris), liquidant le caractère semi-colonial du pays. C’est le principe de la ‹ révolution de nouvelle démocratie ›, c’est la conception naxalite. » (Lal Salaam, p. 29). D’autres éléments de discussion peuvent porter sur des alliances ou des compromis plus ou moins durables avec les notables locaux, la présence armée des naxalites ayant alors pour effet la simple application de lois fédérales restées inertes au niveau régional. Paradoxalement, le naxalisme devient alors un facteur d’ordre de la société.
Au milieu des années 70 et au début des années 80, personne n’aurait parié sur l’avenir du naxalisme en Inde. Fractionné et frappé par la répression, le mouvement semblait sur le point de disparaître comme mouvement de masse.
Les effets de la modernisation de l’Inde
C’est pourtant les répercussions de la « révolution verte » et l’insertion progressive de l’Inde dans le marché mondial qui vont faciliter la relance de l’influence du naxalisme. Dans les régions traditionnellement agricoles, où dominait une agriculture de subsistance, la production pour un marché régional, national, voire international, entraîne un accroissement des couches et classes intermédiaires (marchand, prêteurs, etc.) ; la différenciation sociale à l’intérieur de la paysannerie va ébranler l’ancien système de domination qui reposait encore largement sur l’organisation en castes. Un auteur indien, B. N. Prasad résume ainsi cette prolétarisation des classes agraires inférieures : « le développement capitaliste organisé va affaiblir la situation des anciennes castes dominantes et les castes moyennes vont consolider leur position. En même temps, toutefois, une polarisation se déroule à l’intérieur des castes intermédiaires. Seule une petite partie de leurs membres est parvenue au bien-être, alors que la majorité a été paupérisée et prolétarisée. Bien que le processus de paupérisation concerne toutes les castes, il est plus aigu dans le cas des scheduled castes et des scheduled tribes ainsi que des backward castes [castes arriérées, réd] et des communautés tribales qui en font partie. » [8]
Mais cette modernisation de l’Inde des six cent mille villages ne va pas réduire les castes à une simple survivance du passé mise au service de la division du prolétariat, contrairement à ce que pensait traditionnellement le communisme indien. Sous certains aspects, elle va les réanimer. En principe, la Constitution indienne interdit les discriminations et donc aussi celles qui reposeraient sur la notion d’intouchables (dalit) ; toutefois, elle n’abolit pas les castes, qui sont censées ne pas exister. Au vu de l’échec social patent de cette politique de négation silencieuse, une série de lois instaurent une discrimination positive pour certaines castes et catégories de la population, comme les dalit et les adivasi, à travers une politique de quota. Celles-ci peuvent donc avoir intérêt – même matériellement – à revendiquer leur appartenance. Ce phénomène, que Raphaël Gutmann [9] appelle la « castéisation », s’exprime aussi politiquement, amenant au pouvoir des politiciennes populistes, comme Mamata Banerjee au Bengale-Occidental ou encore Mayawati Kumati en Uttar Pradesh.
A cette première réorganisation politico-sociale déstabilisatrice sont venus s’ajouter les effets de l’option gouvernementale en faveur de l’industrialisation – particulièrement par le biais de l’industrie d’extraction – du pays. Le capitalisme indien, avec l’aide des Etats de l’Union ou du gouvernement fédéral, s’y lance, ouvrant grand la porte aux consortiums étrangers et aux co-entreprises. Les grands barrages nécessaires à ce « développement » chassent les habitant·e·s de leur terres, et une bonne partie des ressources recherchées (minerais et charbon) se trouvent dans les forêts du pays, où vivent les adivasi.
Malgré une loi leur reconnaissant un contrôle sur les ressources forestières secondaires (comme les feuilles de tendu utilisées pour la fabrication des bidees, les cigarettes indiennes, ou le bambou et les fleurs de mahua dont on tire l’alcool traditionnel), les adivasi font régulièrement l’objet de harcèlement de la part de l’administration forestière plus soucieuse de son cadastre que de la propriété collective des adivasi. Comme les communautés adivasi ne sont pas dépourvues de leur propre tradition de lutte (chez les Santhals ou les Murias p. ex.), on peut comprendre leur appui aux naxalites armés. En leur présence, le prix des feuilles de tendu double.
La question des relations entre les naxalites et les communautés dans lesquelles ils s’implantent est largement débattue. Dans son recensement de la littérature récente consacrée aux naxalites, John Harriss [10] place en regard deux citations d’auteurs, l’une de Gautam Navlakha parlant d’une rébellion légitime de gens qui se battent pour sauver leur terre, l’autre de Dilip Simeon (un ancien naxalite), considérant que le mouvement naxalite est un imposteur imposant ses propres objectifs au mouvement. Arundathi Roy ne met pas en cause l’identification entre les populations tribales et les naxalites et réfute vigoureusement la « théorie du sandwich » où les communautés sont prises, impuissantes, entre les forces de répression et les naxalites. Lutz Getzschmann dresse plutôt le tableau d’une congruence, où les deux parties trouveraient un intérêt mutuel à la collaboration, sans exclure qu’elle puisse parfois conduire à des heurts. Par exemple lorsque la politique égalitaire des naxalites vient heurter les hiérarchies sociales de ces communautés. Ces contradictions et ces difficultés expliqueraient partiellement l’embrigadement de certains aborigènes dans les milices antinaxalites. Il rappelle que la milice Salwa Judum, dans le Chhattisgahr, dérive d’un affrontement entre maoïstes et adivasi, les premiers bloquant le développement d’une infrastructure publique que les seconds estimaient nécessaire. Ailleurs, toutefois, ces milices sont l’œuvre directe des propriétaires terriens, comme la Ranvir Sena du Bihar, qui multiplie les enlèvements, les assassinats et les viols.
La « chasse verte »
Ni les gouvernements des Etats ni le gouvernement central de l’Union ne vont rester sans réagir devant l’emprise croissante du naxalisme dans les campagnes et les forêts. A côté de tentative de mise en place de milices locales chargées d’interdire l’accès aux villages aux naxalites, une vaste opération militaro-policière a été lancée dans cinq Etats depuis plusieurs années. Dirigée par un ministre de l’Intérieur ancien dirigeant du groupe minier Vedanta, l’opération chasse verte (Green Hunt) regroupe des dizaines de milliers d’hommes armés, provenant de différents corps d’armes, des gardes-frontières aux troupes spéciales, en passant par la police militaire, les commandos et des supplétifs locaux (les SPO, special police officer).
Si l’éradication promise du mouvement naxalite se fait toujours attendre, la « chasse verte » a déjà permis la centralisation d’une série de pouvoirs au niveau du ministère de l’intérieur. Surtout, elle a été l’occasion d’un déchaînement de violences inouïes contre les populations civiles. L’opération recourt à la tactique des « hameaux stratégiques » de sinistre mémoire. Conçue par le général Briggs lors de la lutte des Britanniques contre les communistes malais (1950), elle fut remise au goût du jour par les Américains au Vietnam. Elle implique le regroupement – forcé – des populations dans des camps ? ; ceux qui refusent de s’y rendre sont considérés comme des « maoïstes ». Ce sont non seulement ces populations qui sont les véritables victimes de l’opération, mais aussi tous ceux et toutes celles qui défendent les droits humains face aux forces de répression, sans taire pour autant les exactions des naxalites. Les cas les plus médiatisés furent ceux du pédiatre Binayak Sen et d’Arun Ferreira. Le premier a été libéré en 2011 sous caution, après que la Cour suprême a cassé un premier jugement prononcé sans l’ombre d’une preuve. Le second a passé cinq ans en prison avant d’être libéré, la cour ayant abandonné 10 chefs d’accusation sur 11. Il a été battu, drogué et torturé (par injection de pétrole dans le rectum). Le militant des droits humains qui rapporte ces faits, Anand Teltumbde [11], évoque tous les « autres anonymes » qui ont subi le même traitement dans le silence de l’opinion publique et souligne que ces arrestations longues et illégales sont devenues le modus operandi de la police pour s’en prendre à qui elle veut. L’accusation de « maoïsme », sans contenu légal, sert alors de prétexte bienvenu.
Problèmes stratégiques
Malgré l’énorme dispositif paramilitaire de la répression, regroupant jusqu’à 1,4 million d’hommes dans ce qui ressemble fort à une armée intérieure, rien n’indique que les forces naxalites seront mise en déroute. L’histoire a déjà montré leurs capacités de résistance. Elles continueront donc à exprimer, sous différentes formes, la volonté d’émancipation des classes rurales inférieures. Mais cette guerre de position dans les campagnes et les forêts ne permet pas d’enclencher le mouvement qui reste au cœur de la stratégie maoïste : l’encerclement des villes par les campagnes. Non seulement nulle cité indienne importante n’a jamais été prise par la révolution naxalite, mais l’évolution socio-économique actuelle, avec son déplacement massif des populations rurales vers les villes et l’urbanisation galopante qui en résulte fonctionnent certes dans la même direction, mais dans un autre sens. Elle rend caduque la conception naxalite du travail politique dans les villes, où la population urbaine, principalement estudiantine d’ailleurs, est prioritairement considérée comme un vivier de recrutement pour la lutte à la campagne. Le développement d’un immense secteur économique informel pose d’urgentes questions d’organisation ; son poids économique rend anachronique l’analyse de l’Inde comme société semi-féodale et son corollaire, la subordination de la lutte dans les villes à la révolution agraire.
Ces contradictions, une organisation naxalite semble les avoir senties et tente d’y répondre. Le PCI(ML)-Liberation, présente dans le Bihar et le Jahrkhand continue de se revendiquer du naxalisme, tout en mettant sur pied des actions de masses légales quoique radicales et se présente désormais aux élections. Sortie de la clandestinité, l’organisation conserve une aile armée, qui se consacre désormais à l’autodéfense du mouvement, de ses actions et de ses membres.
Il y a là le signe d’une rupture non seulement avec un maoïsme figé – le PCI (ML)—Liberation réfute l’appellation – mais peut-être aussi avec un travers important du naxalisme. Vu le rôle de l’appareil militaire dans une lutte de guérilla et la conception qui veut que les unités militaires agissent « au nom des masses », la tentation de se substituer à ces masses est permanente. En Inde, elle se double d’un certain paternalisme à l’égard des basses castes et des adivasi. Les cadres du mouvement communiste – qu’il soit légal et historique ou maoïste – sont très souvent issus des hautes castes cultivées. L’avant-gardisme peut alors servir de paravent à la reproduction d’une distance sociale peu compatible avec l’égalitarisme affiché.
Fruit de la modernisation des campagnes indiennes et de l’insertion du sous—continent dans la mondialisation, le naxalisme n’est pas une survivance anachronique ; il est partie prenante de la modernité de l’Inde. L’histoire dira jusqu’où et jusqu’à quand.
Daniel Süri