Les élections sont à la taille d’un sous-continent : 815 millions d’électeurs, 1600 candidats, 930 000 bureaux de votes, 100 millions de nouveaux votants depuis 2009. Le processus électoral a commencé le 7 avril dans les 28 états et 7 territoires que compte l’Union indienne se termine le 12 mai afin d’élire une chambre de 543 députés. Les résultats seront proclamés le 16 mai.
Selon The Economist, le principal problème serait que la croissance actuelle de l’économie ne permettrait pas de donner du travail aux millions d’Indiens qui arrivent sur le marché du travail chaque année. En cause : les réformes (libérales biens sûr !) qui n’auraient toujours pas été réalisées. Pourtant ce même journal doit bien reconnaître que les inégalités continuent à ravager ce pays : les routes et l’électricité restent indisponibles pour la majorité de la population, des enfants restent sans accès à l’éducation, la malnutrition comme la mortalité infantile continuent à faire des ravages parmi les 400 millions les plus pauvres qui doivent survivre avec 1 dollar par jour. Selon une étude du cabinet McKinsey parue en février, 680 millions de personnes - soit plus d’un Indien sur deux - manquent d’eau potable, de soins, et d’une éducation de qualité.
L’affrontement entre deux principaux partis
Le Parti du Congrès et le BJP sont à la tête de 2 grandes coalitions nationales, auxquelles s’adjoignent des partis régionaux. Le Congrès, parti laïque, n’est pas seulement le parti historique de l’indépendance indienne : il apparaît désormais de plus en plus comme le parti d’une dynastie, les descendants de Nehru et de sa fille Indira Gandhi. Il a gouverné pendant 54 ans durant les 67 années qui se sont écoulées depuis l’indépendance et c’est lui qui a mis en place les réformes de libéralisation économique à partir de 1991 avant de poursuivre dans cette voie au cours de ces dernières années sous la direction de Manmohan Singh. Son image est ternie par la corruption alors que son adversaire se présente comme non corrompu.
La campagne du BJP ou Parti du peuple indien s’appuie sur le succès du développement économique de l’Etat du Gujarat avec à sa tête Narendra Modi. C’est le parti d’une droite nationaliste hindouiste, en lien avec la droite fascisante du RSS qui avait lancé une véritable campagne en 1992 pour la reconstruction d’un temple sur l’emplacement d’une mosquée à Ayodha. Une provocation qui avait engendré de nombreux massacres. Lors des procès censés rendre justice aux familles des victimes des émeutes communautaires de 2002 dans l’Etat du Gujarat, le premier ministre de cet Etat - et chef actuel du BJP - non seulement n’a pas été condamné, mais il n’a eu ni excuses ni regret. C’est pourtant lui qui devrait gouverner l’Union indienne dans quelques semaines, si on en croit les sondages !
Le positionnement des milieux d’affaires
Les milieux d’affaires, indiens comme internationaux, sont partagés quant au soutien de deux partis qui au final n’ont qu’une seule politique pour l’Inde : le libéralisme. La plupart des journaux (The Economist, le magazine indien Outlook) veulent que les intérêts des milieux d’affaire soient préservé, mais refusent le sectarisme du BJP, et s’ils font le choix du Congrès, c’est surtout par défaut, en lui reprochant son manque de résultats et la corruption. Le fondateur du groupe informatique Infosys est candidat pour le Congrès à Bangalore. Par contre des financiers internationaux comme la banque Goldman Sachs font ouvertement le choix du BJP et de la « bonne gouvernance » du Gujarat. Les Etats-Unis et les pays de l’Union européenne semblent s’adapter et se préparent à avoir des relations économiques avec Modi dans le cas où il serait élu, alors même qu’après 2002 ils l’avaient privé de visa ou boycotté à la suite de 2002.
Plus marqué à gauche, le magazine Frontline, lui, dénonce la trajectoire néolibérale de l’Inde. Il ne voit pas de différences dans les politiques économiques des différents candidats du Congrès, du BJP ou des Partis Communistes . Le Congrès a mis en place les réformes au début des années 1990 qui ont permis le développement du BJP. Ce dernier à la tête du gouvernement fédéral entre 1998 et 2004 s’est fait le défenseur de l’Inde « qui brille », hommage à ceux qui « réussissent ». Mais dans l’Etat du Gujarat qu’il administre sans discontinuité depuis de nombreuses années, le développement est une fiction pour les habitants pauvres. Cela n’a pas empêché les autres Etats de s’engager dans la même voie, y compris les Etats gouvernés par des Partis communistes (comme au Bengale) qui privatisent la terre en mettant tous leurs espoirs sur des Zones Economiques Spéciales au profit des industriels et au détriment des paysans.
Le clientélisme confronté aux évolutions de la société
La presse indienne insiste beaucoup aujourd’hui sur le poids d’un nouvel électorat qui pourrait faire la différence lors de ses élections : la jeunesse. Il est vrai que la moitié des 1,2 milliards d’indiens a moins de 26 ans et ne se souvient guère des conditions dans lesquelles les réformes libérales ont été mises en place dans les années 1990. 100 millions d’électeurs ne votaient pas en 2009. 40% des votants auraient moins de 35 ans avec comme préoccupation de trouver un travail, sans avoir forcément beaucoup de recul sur ce que valent les promesses électorales.
Les 2/3 des circonscriptions sont rurales (la même proportion que pour la population) alors que les villes réalisent les 2/3 du revenu national. Ce qui génère de nombreuses tensions : l’absence de perspectives pour la population restée à la campagne qui n’a pas encore migré, tout en étant confrontée à une « classe moyenne » urbaine qui les considèrent de plus en plus comme un fardeau.
Dans le passé, les campagnes électorales du Congrès étaient sensées lui permettre d’avoir le soutien des pauvres dans les campagnes en promettant la sécurité économique grâce notamment aux subventions sur le riz et sur le blé, et la création d’emplois. Mais l’échec est patent : les subventions sont incompatibles avec la nouvelle politique économique, et les créations d’emplois dans le secteur formel sont très insuffisantes. Des millions de jeunes ont quitté les champs pour devenir conducteurs de camions, travailleurs de la construction, tout en étant influencés par la culture urbaine au travers de l’accès à la télévision , le téléphone ou internet. Le lien semble distendu désormais avec le parti du Congrès et sa pratique traditionnelle fondée sur le clientélisme.
Les journaux indiens soulignent que l’électorat traditionnel est intéressé par plus de protection sociale, un statut préférentiel pour une sous- caste ou des emplois gouvernementaux. C’est d’ailleurs l’argument des partis régionaux qui utilisent avec plus de succès que le Congrès l’argument d’avoir la représentation de « l’un d’entre nous » en choisissant un créneau spécifique (les castes inférieures, les intouchables ou dalits, les musulmans…). A l’inverse le BJP se présente davantage comme un parti modernisateur, désireux de surmonter les archaïsmes et particularismes hérités du passé, même s’il joue à fond la carte de l’hindouisme censé unir toute la nation indienne.
Le vote des femmes
En décembre 2012 la mobilisation de la classe moyenne suite au viol d’une jeune femme dans un bus avait entraîné des manifestions monstres et un débat public à l’échelle nationale. Malheureusement cette mobilisation spectaculaire a surtout caché depuis l’ampleur du harcèlement sexuel, des violences faites aux femmes ou le viol comme instrument de domination destiné à rappeler aux femmes des basses castes leur infériorité, ou pour affirmer un ordre social sur injonction d’un conseil de village, en punition d’une relation interdite par la communauté ou la caste, ou encore pour s’opposer tout simplement aux femmes qui affirment leur liberté dans la société. La société conservatrice a encore de beaux jours devant elle, encouragée en cela par les nationalistes hindous du BJP qui ne sont pas seulement une menace pour les musulmans, mais également pour les femmes.
Les femmes votent depuis 1952. Elles représentent 388 des 815 millions d’électeurs, soit 47,6 % du corps électoral. Leur vote compte, alors qu’elles sont peu représentées à la Chambre Basse. Lors des précédentes élections de 2009 : 59 femmes avaient été élues. Paradoxalement, des femmes dirigent des partis régionaux ou exercent (ou ont exercé) des fonctions dans les gouvernements locaux ou fédéral : Jayalalithaa Jayaram, dans l’Etat du Tamil Nadu, Mamata Banerjee, au Bengale Occidental, ou Mayawati Kumari, dans l’Uttar Pradesh. Au jeu ultime des alliances, ces femmes politiques pourraient décider du prochain gouvernement. Ces symboles participent à leur manière d’une certaine évolution. Mais n’oublions pas que le Pakistan voisin a été dirigé par une femme (Benazir Bhutto), c’est aussi le cas au Bengladesh, sans que le sort de millions d’autres femmes s’améliore.
Le nouveau venu : le Parti anticorruption
Les élections de 2009 avaient surtout montré l’espoir qu’une nouvelle majorité avec Manmohan Singh allait créer de la croissance et des emplois, et diminuer l’inflation. Depuis, il a été accusé d’avoir touché de l’argent en échange de concessions minières, et des ministres – représentants du Congrès ou de son « alliance » – ont été éclaboussés par des scandales liés à l’organisation des Jeux du Commonwealth de 2010 ou aux contrats de licences de téléphonie mobile.
La corruption se manifeste à tous les niveaux de la société : de celle pour emporter un marché que la corruption ordinaire qui touche l’homme de la rue. Elle coûterait entre 4 et 12 milliards de dollars chaque année. Du point de vue des intérêts généraux de la bourgeoisie, c’est clairement un frein et une « complication » pour les investissements. A la corruption s’ajoute également diverses formes d’archaïsme et de clientélisme dont le Congrès n’a en réalité pas le monopole. Un candidat « typique » d’une campagne électorale « à l’ancienne » dépenserait selon un journaliste 40 à 50 millions de roupies lors de sa campagne pour s’acheter des figurants dans ses meetings, et des électeurs : avec de l’argent, des saris, des boissons alcoolisées…
C’est dans ce contexte que sont apparues des manifestations anti-corruption en 2011 qui ont mobilisé en premier la classe moyenne, mais en réalité bien plus largement, autour d’un personnage hors norme : Ana Hazare . Le mouvement parti de la ville de Delhi a influencé les petites villes et la campagne. Il s’est créé à partir du besoin de sécurité des femmes et contre la corruption. C’est le Parti de l’homme du peuple (Aadmi Party, AAP), fondé fin 2012. C’est le nouveau venu et l’outsider des élections. Son leader Arvind Kejriwal a gagné les élections régionales de Delhi en décembre dernier et a gouverné 50 jours pour ensuite démissionner, au motif que c’était peine perdue pour réaliser son programme au niveau local : le BJP et le Congrès s’étant ligués contre son projet de renforcement de la Commission Anti-Corruption. Il présente 400 candidats dans le pays, choisi sans considération de caste ou de religion. Ce serait en réalité la seule surprise de ce scrutin si ce phénomène devait être confirmé, sans que le programme économique de ce parti ne soit non plus bien défini.
Quelques enjeux régionaux
Les partis régionaux sont les pièces vitales du puzzle des résultats des élections indiennes. Ils ont émergé avec l’essor d’intérêts privés, le développement capitaliste qui bénéficie à certains au détriment d’autres parties du pays. Ces partis sont basés sur des identités, de castes, de langue, de communautés, de régions, de développement inégal d’un capitalisme régional. La plupart ont un programme libéral et sont opportunistes vis-à-vis du BJP. Mais au niveau national, ils peuvent se retrouver en opposition, entre les différents partis régionaux : chacun défendant le développement de « son » capitalisme régional, de son Etat. Deux exemples significatifs : l’un autour de la scission d’un état lié au développement inégal : l’Andhra Pradesh, l’autre autour des castes et du danger communautaire : l’Uttar Pradesh. Quant à une alternative à gauche, elle est discréditée même dans ses implantations traditionnelles.
Au niveau national, les partis communistes et ses alliés du Front de Gauche n’ont pas réussi en 2014 à faire d’alliance sur la base « ni BJP, ni Congrès » pour ces élections. Ils se présenteront au Tripura, au Bengale et au Kerala. Il faut dire que de 2004 à 2008, les partis communistes ont soutenu l’Alliance du Congrès et ont fait l’expérience du gouvernement fédéral. Selon le secrétaire du PCI(M), ils y ont fait pression pour des mesures en faveur de la population avec les lois sur le droit à l’information, le droit aux ressources de la forêt, la garantie d’un emploi rural national. Ils sont sortis du gouvernement parce que sa politique (augmentation du prix du riz, corruption,…) les discréditait. En 2011, aux élections régionales au Bengale c’est Mamata Banerjee qui a gagné les élections en réaction à la politique de privatisation des terres par le gouvernement PCI(M).
Dans l’Etat de l’Andhra Pradesh, le gouvernement fédéral a donné son feu vert à la création d’un nouvel Etat en séparant deux régions : l’une qui possède les ressources en eau et le développement économique, autour de la capitale Hyderabad, en lien avec l’industrie informatique tandis que l’autre région, le Telangana, est une région aride, avec très peu de développement.
Dans l’Etat de l’Uttar Pradesh, le Samajvadi Party, autour d’une femme Mayawati, est au pouvoir depuis 2011. Elle avait réussi à former une coalition formée de castes traditionnellement opposées : dalit et brahmin avec le soutien de la minorité musulmane. Cette alliance a éclaté. Suite aux émeutes communautaires de septembre 2013 dans différentes régions de l’Etat, les segments des hautes castes ne la soutiennent plus tandis que les musulmans craignent le BJP qui a joué un rôle certain avec les associations fascistes de l’Hindutva dans les émeutes. Et c’est dans une circonscription de cet Etat que le leader du BJP, Modi a choisi de se présenter.
Christine Schneider