Karachi ? Il suffit de prononcer le nom de cette ville pour qu’une image obligée, tyrannique même, fuse : le chaos. Le cliché n’est certainement pas usurpé. Karachi est un volcan en éruption permanente. La capitale économique du Pakistan, port léché par la mer d’Arabie, est un champ de bataille baroque et furieux où milices ethniques, soldats du djihad et mafias de tout poil se disputent leurs fiefs au kalachnikov.
Au cœur de cette farouche mêlée, il y a aussi Perween Rahman. Ah, si tout Karachi pouvait lui ressembler ! Echarpe de soie jaune passée au cou, Perween Rahman n’a pour armes que sa voie douce et son sourire radieux mais cela suffit à désarçonner des légions de nervis. La preuve, elle a creusé - et fait prospérer - sa niche de paix au cœur même d’Orangi, l’un des quartiers les plus violents de la cité. C’est un îlot de bienveillance dans un océan de rage.
Perween est une figure de la mouvance des organisations non gouvernementales (ONG) de Karachi. Elle est l’une des animatrices d’Orangi Pilot Project (OPP), une association mobilisée sur le terrain sanitaire et éducatif. L’accès à son siège est un peu rude. Il faut traverser un quartier d’Orangi aux trottoirs parsemés de monticules de détritus ou de carcasses de véhicules désossés. Les venelles adjacentes à la rue principale ne sont que des chemins cabossés. La circulation est un concert pétaradant et enfumé de tuk-tuk et de camions grimés d’enluminures.
Sur les immeubles claquent fièrement des drapeaux de couleur rouge, l’emblème de l’Awami National Party (ANP), le parti défendant la cause des Pachtounes. Orangi est un fief des immigrés pachtounes arrivés depuis des décennies de leur frontière avec l’Afghanistan. Les Sindis (autochtones) et les Mohajirs (réfugiés d’Inde lors de la partition de 1947) se sont taillé leurs bastions ailleurs.
On arrive enfin à un portail ouvrant sur une courette, laquelle donne sur un bâtiment aux salles spacieuses. Aux murs s’étalent des plans détaillés de la ville, véritables cartes d’état-major des projets en cours. Perween se restaure dans une pièce faisant office de cafétéria. Elle trempe sa galette dans un plat de haricots tout en refaisant le monde. En compagnie d’Anwar, expert de la micro-entreprise, et Selim, architecte, elle discute de la gravissime crise des inondations qui ont frappé le pays durant l’été. Quel impact à long terme sur la société rurale ? Et sur la société urbaine, confrontée à l’afflux de millions de paysans déplacés ? Les trois compères savent de quoi ils parlent. Ils étaient aux avant-postes des secours.
Voilà environ vingt-cinq ans que Perween s’active au profit des déshérités. Elle a commencé avec l’assainissement d’Orangi. Elle se déploie maintenant sur bien d’autres terrains. Qu’est-ce qui la fait ainsi courir ? Perween est fille de la bonne société - son père était un haut fonctionnaire - et, diplômée d’architecture, aurait « pu gagner des millions en dessinant les maisons des riches de Karachi ». Or, elle s’y est refusée, préférant l’action sociale aux affaires florissantes. Sa résolution puise dans un vieux traumatisme d’enfance. En 1972, sa famille avait dû fuir le Bangladesh, qui venait de se séparer du Pakistan au prix d’une sanglante guerre, pour se réfugier à Karachi, ruinée. La brutale déchéance a laissé des traces. « Après avoir grandi dans la richesse, nous échappons de peu à la mort et nous perdons tout », raconte-t-elle. La fragilité du destin ne pouvait mieux lui être enseignée. Perween était mûre pour toiser les vanités et s’enrôler au service des autres.
Alors, qu’importe le chaos environnant à Orangi ! Situé aux confins nord-ouest de Karachi, le faubourg est le lieu de transit habituel de tous les fuyards - terroristes ou brigands - s’échappant vers la province du Baloutchistan, toute proche. Il est surtout le théâtre d’une guerre sans fin entre les Pachtounes, maîtres du quartier, et les Mohajirs qui, contrôlant la municipalité de Karachi, n’apprécient pas cette nouvelle concurrence locale.
Le cocktail est explosif. A intervalles réguliers, de sanglantes escarmouches éclatent entre les deux camps, nourries par une implacable rivalité autour de la maîtrise du foncier. Chaque partie installe les siens dans des « colonies » - il en existe 113 à Orangi - afin de conforter son pouvoir politique.
Une telle surenchère démographique fait du quartier et, au-delà, de Karachi, un dangereux chaudron. « Nous sommes souvent coincés au milieu de la bataille », dit Perween. Dans ce cas, il vaut mieux rester terrés dans les bureaux et attendre l’accalmie. En dépit du péril permanent, rien n’a pu pousser l’association à quitter Orangi. Ni la crainte des balles perdues ni même les pressions la visant plus directement.
Une fois, c’est un dirigeant Mohajir qui intervient - menaces à l’appui - pour arracher un microcrédit au profit de l’un de ses supporteurs. Perween a tenu tête. Une autre fois, c’est un groupe pachtoune qui occupe les locaux, revendiquant une pièce pour en faire une salle de karaté.
Là encore, Perween et ses amis ne cèdent pas. « Ils peuvent nous tuer, s’ils le veulent, mais nous ne partirons pas car la population nous soutient », sourit-elle.
Face à la grâce entêtée de Perween, les nervis mollissent et s’esquivent. Tout n’est pas perdu au Pakistan.
Frédéric Bobin
Journaliste au Monde