Les arrêtés « anti burkini » adoptés cet été par 31 communes côtières de France ont été soigneusement rédigés de façon à permettre l’interdiction sur les plages concernées du port du voile, quel qu’il soit – cette « dérive » était en fait inscrite dans leur logique même [1]. Ainsi, sur la base de l’arrêté de Cannes, trois policiers municipaux ont pu verbaliser sur la plage de La Bocca, une femme vêtue d’un legging, d’une tunique et d’un simple foulard : il s’agissait, selon le maire, de bannir les « tenues ostentatoires » [2]. Avec ou sans verbalisation, il en fut de même dans d’autres municipalités qui semblent s’être passé le mot, jusqu’à la fameuse vidéo de Nice où les « forces de l’ordre » obligent une musulmane à se dévêtir partiellement.
Ce sont de tels arrêtés que Nicolas Sarkozy a soutenus (ainsi d’ailleurs que le Premier ministre Manuel Valls) et dont il prône la généralisation à tout le pays, pour en faire une véritable politique nationale.
La décision du Conseil d’Etat concernant lesdits arrêtés « anti burkini » (une appellation par trop restrictive) est clarifiante à plus d’un titre [3]. Elle met tout d’abord un important point sur les « i » : les arrêtés en question sont contraires aux lois qui régissent la laïcité en France, la laïcité « à la française ». [4].
La réponse de Sarkozy a été tout aussi éclairante : si les lois en vigueur n’autorisent pas de telles mesures, il faut les changer ! Quitte pour cela à modifier la Constitution : « Si le Conseil constitutionnel s’y oppose, on peut réformer la Constitution, ou même interroger directement les Français. On a révisé de très nombreuses fois la Constitution depuis 1958, je ne vois pas pourquoi on nous explique aujourd’hui qu’on ne pourrait pas le faire sur des sujets aussi importants qui touchent à nos valeurs. » [5]
Dont acte : un ex-président de la République (postulant à la redevenir) s’oppose aux fondements de la laïcité en France au point de vouloir enterrer la loi de 1905 et modifier la Constitution. Ce n’est pas un détail de l’histoire ; cependant, cela ne devrait pas être une surprise tant il en a rompu les règles de ladite laïcité lors de son premier (et espérons dernier) quinquennat présidentiel.
Nicolas Sarkozy ne cherche pas seulement à ratisser l’électorat du Front national ; il n’est pas seulement fasciné par la place du religieux dans la vie politique des Etats-Unis (jusqu’au Saint des Saints présidentiel à l’époque de Bush). Il identifie indûment civilisation et religion en affirmant que la civilisation française est avant tout de matrice chrétienne – quid alors des influences fondatrices gréco-romaines (philosophie, droit…), des Lumières et de la pensée scientifique, de la révolution industrielle et du capitalisme, de l’histoire sociale (dont 1789 !) ou coloniale… ?
Pour Sarkozy, « la foi chrétienne a pénétré en profondeur la société française, sa culture, ses paysages, sa façon de vivre, son architecture, sa littérature », mais il porte un regard angélique sur ce passé, omettant, comme le note Bernard Girard, de « signaler que les plus belles œuvres de l’Eglise sont contemporaines de ses pires turpitudes. Le siècle de Vézelay est aussi celui des croisades, on brûlait les hérétiques alors que se construisaient les cathédrales gothiques, et les superbes motets et les Te Deum chantés à la chapelle royale ne font pas oublier les galères et les dragonnades de Louis XIV. Ce que l’historien Jacques Le Goff, qu’on aurait du mal à suspecter d’anticléricalisme, définit comme un « véritable racisme religieux » […] Les « racines chrétiennes » de la France ne sont finalement qu’un nouvel avatar de la réécriture de l’histoire à laquelle Sarkozy s’est attelé. « Arracher la racine, c’est perdre la signification, c’est affaiblir le ciment de l’identité nationale », dit-il encore dans son discours de Latran. Afin de ne pas déstabiliser une identité nationale elle-même bien hypothétique, on travestit alors l’histoire de la chrétienté, qui ne fut jamais un long fleuve tranquille, en un récit édifiant, mais fictif, imaginaire. » [6]. Sarkozy note cette fois Christian Terrase, maniant la litote, « n’est pas un intellectuel, c’est un pragmatique. Et sur la question religieuse, il en est à la religion de son enfance. Il n’y a pas d’évolution dans son intelligence de la foi par rapport à ce qu’on lui a transmis quand il était jeune. » [7].
Rien de conjoncturel dans ces propos. « Il serait erroné », relève Antoine Vitkine, « de penser que ses récentes déclarations, à Latran, à Riyad, et devant le Crif [Conseil représentatif des institutions juives de France, ndlr], les petites phrases distillées par son entourage, […] et la mise sur la sellette de la Miviludes [Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires] ne relèvent que de la stratégie et de la communication […] [S]ur ces sujets-là, Nicolas Sarkozy a le mérite de la constance, de l’ancienneté et de la conviction. Ce qui n’en est pas moins préoccupant.. ». En 2006, il reçut en grande pompe, au ministère des Finances, l’acteur Tom Cruise, « dont personne n’ignorait alors qu’il était le porte-parole de la scientologie ». Dans son ouvrage la République, les Religions, l’Espérance (2004), il explicite déjà :« La place de la religion dans la France de ce début de troisième millénaire est centrale. » C’est à cette aune que l’on doit considérer ses critiques de la loi de 1905 ou, jadis, la création du CFCM (Conseil français du culte musulman) qui n’est, dans le fond, que la confusion volontaire entre croyants musulmans et personnes d’origine arabo-maghrébine [8].
La posture de l’Européen (blanc) et du chrétien vont de pair, comme en témoignent deux discours phares de son quinquennat.
Le discours de Dakar ou la suprématie blanche. Le 26 juillet 2007, Nicolas Sarkozy a prononcé à Dakar un discours qui s’est révélé un monument d’hypocrisie, de prétention et de clichés réactionnaires [9] Invité à l’université Cheikh-Anta-Diop, il parle à un parterre d’étudiants, d’enseignants et de personnalités politiques. Etrange allocution d’un lyrisme pesant où il s’affirme l’ami des Africains, (« J’aime l’Afrique, je respecte et j’aime les Africains. »), parle des crimes de la colonisation (et aussi de ses apports) en récusant cependant toute repentance : ce n’est pas aux générations présentes de se repentir, dit-il, des actes commis dans le passé, fusse par le pays qu’il dit représenter. L’affaire est donc close. Les maux de l’Afrique sont dorénavant africains – et seulement africains. La France offre son aide bienveillante – si du moins elle est souhaitée – pour aider à les résoudre.
Son discours est une insulte à l’intelligence de son auditoire. Sarkozy candidat a annoncé qu’avec lui s’en serait terminé de la FrançAfrique, que des relations économiques « normales » seront dorénavant la règle. On attend la présentation d’un programme, mais il s’attache aux « mystères » de l’Afrique. Il veut s’adresser aux jeunes qui se sont « tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs », mais restent « frères à travers cette foi mystérieuse qui vous rattache à la terre africaine, foi qui se transmet de génération en génération et que l’exil lui-même ne peut effacer. »
La « mystérieuse » Afrique. Le premier cliché est lâché dès le quatrième paragraphe.
Les clichés coloniaux vont se succéder tout au long de l’allocution. Sarkozy est venu traiter du contrôle des migrations. Il chante la volonté de la jeunesse de partir à la conquête du monde. Cependant, sans crainte de se contredire, il affirme que « [l]e drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire.
Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.
Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès.
Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne, mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable ou tout semble être écrit d’avance.
Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin.
Le problème de l’Afrique et permettez à un ami de l’Afrique de le dire, il est là.
Le défi de l’Afrique, c’est d’entrer davantage dans l’histoire. C’est de puiser en elle l’énergie, la force, l’envie, la volonté d’écouter et d’épouser sa propre histoire.
Le problème de l’Afrique, c’est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l’éternel retour, c’est de prendre conscience que l’âge d’or qu’elle ne cesse de regretter, ne reviendra pas pour la raison qu’il n’a jamais existé.
Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance. […]
Les civilisations sont grandes à la mesure de leur participation au grand métissage de l’esprit humain.
La faiblesse de l’Afrique qui a connu sur son sol tant de civilisations brillantes, ce fut longtemps de ne pas participer assez à ce grand métissage. Elle a payé cher, l’Afrique, ce désengagement du monde qui l’a rendue si vulnérable. Mais, de ses malheurs, l’Afrique a tiré une force nouvelle en se métissant à son tour. […]
La civilisation musulmane, la chrétienté, la colonisation, au-delà des crimes et des fautes qui furent commises en leur nom et qui ne sont pas excusables, ont ouvert les cœurs et les mentalités africaines à l’universel et à l’histoire. […]
Dès lors que vous reconnaîtrez dans la sagesse universelle une part de la sagesse que vous tenez de vos pères et que vous aurez la volonté de la faire fructifier, alors commencera ce que j’appelle de mes vœux, la Renaissance africaine. […] »
« Alors, mes chers Amis, alors seulement, l’enfant noir de Camara Laye, à genoux dans le silence de la nuit africaine, saura et comprendra qu’il peut lever la tête et regarder avec confiance l’avenir. Et cet enfant noir de Camara Laye, il sentira réconciliées en lui les deux parts de lui-même. Et il se sentira enfin un homme comme tous les autres hommes de l’humanité. »
Ce discours a évidemment provoqué un tôlé, en Afrique tout d’abord [10] et en France aussi.
Le discours du Latran ou la suprématie chrétienne. De tradition, le Vatican accorde aux chefs d’Etat de la France, cette « fille aînée de l’Eglise », le titre d’« unique chanoine honoraire » de la basilique de Saint-Jean-de-Latran. Les présidents français, toutes couleurs politiques confondues, se sont bien gardé d’endosser ce rôle, jusqu’à Sarkozy qui s’est rendu sur place et y a prononcé un discours devenu fameux [11].
Laissons Christian Terrase, de la revue Goliath, présenter ce qu’a d’unique cette visite vaticane en répondant à la question « C’est le premier chef d’Etat français qui prend cette position… »
« Absolument. Dans la tradition radicale socialiste, Chirac qui était un président de droite restait frappé du bon sens de la culture traditionnelle laïque française. Même de Gaulle qui était un catholique très pratiquant ne s’était jamais risqué avec les autorités pontificales romaines ou autres autorités hexagonales à un tel mélange de genre. Jamais. De Gaulle refusait de communier par exemple parce qu’il incarnait la France dans toutes ses composantes et qu’il ne pouvait pas donner un signe ostentatoire d’adhésion à une philosophie à un credo, fusse-t-il catholique, à la nation. Il le faisait en privé. Alors que Sarkozy s’exhibe. Tout en revendiquant, dans le même discours, « la liberté ne pas être heurté dans sa conscience par des pratiques ostentatoires ». Il fait allusion à l’islam et au voile islamique. Mais on pourrait se poser des questions sur ses pratiques ostentatoires présidentielles et sa vision sur la religion. Le sommet, c’est la concurrence entre l’instituteur et le curé. Je cite : « dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et la charisme d’un engagement porté par l’espérance ». C’est inimaginable d’entendre ça dans la bouche d’un président de la République. Les enseignants, les pédagos de la laïque, engagés dans les écoles difficiles par exemple dans la banlieue où ils donnent de leur vie, de leur temps, de leur exigence familiale, vont apprécier. C’est un discours qu’il n’a pas écrit. Pas plus qu’Henri Guaino. D’après notre enquête, c’est un dominicain qui s’appelle Philippe Verlin. Il pose une vision fondamentaliste et intransigeante du catholicisme dans son rapport au monde. Au final, Nicolas Sarkozy nous en fait une religion à l’américaine. Les communautés avant la citoyenneté, au risque de favoriser le communautarisme. »
« C’est Le Pen en plus soft. Mais cela rappelle historiquement Charles Maurras. Maurras ne croyait pas, mais il trouvait dans l’église catholique le système parachevé qui pouvait permettre à un Etat de trouver le sens de sa destinée sur terre, par rapport aux missions de Dieu, pour que les responsables politiques puissent vivre en bonne intelligence. Pour moi, Sarkozy emprunte au système maurassien. De l’utilité du système ecclésiastique pour cimenter la cohésion sociale. Je vous donne, je vous délègue, je décentralise la question du sens et cela me permet de gérer les affaires en fonction de mon programme politique. Cela veut dire aussi j’abdique ce que la République en elle-même porte comme sens. La dangerosité de ce discours, c’est quelque chose qui est passé complètement sous silence pendant la campagne présidentielle. Nicolas Sarkozy ne pouvait engager un débat sur la laïcité au moment des élections : cela mettait le feu aux poudres. Il ne peut le faire qu’en le distillant. C’est sa conception de la laïcité. Même s’il affirme ne pas vouloir remettre en cause 1905, le projet de Sarkozy violera 1905. » [12]
C’est bien ce que fait aujourd’hui Sarkozy : il viole la loi de 1905, de Séparation de l’Eglise et de l’Etat.
A l’époque, j’avais pour ma part émis le souhait, qu’il ne se trompe plus de vocation : « Est-ce par erreur que notre président s’est fait élire homme d’Etat, lui qui se voit si bien homme d’Eglise ? Allez, faisons un vœux pour 2008 : que Nicolas Sarkozy se consacre à son nouveau sacerdoce, — chanoine de Saint Jean de Latran —, et qu’il exerce ses talents au Vatican auprès de Benoît XVI dont il dit partager tant de convictions. Et nous, nous resterons sur les terres de la laïcité qui sont parfois si jolies. » [13]
Le « viol de 1905 » ne se limite pas à des retouches, à une inflexion, à un ajustement. C’est un enterrement. Il suffit pour s’en convaincre de se référer au texte du Conseil d’Etat concernant les arrêtés « anti burkini ». Pour rendre légale une telle politique, il faudrait réviser la Constitution (notamment le Préambule et l’article 1) ; quitter la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; mettre sous le boisseau la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ; modifier le code général des collectivités territoriales et le code de justice administrative – sans même évoquer la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.
Dans un intéressant article, Etienne Balibar s’inquiète d’une « laïcité identitaire » qui fonderait un « communautarisme d’Etat » [14]. Je préfère la formule utiliser en titre : « Laïcité ou identité ? » – tout simplement parce que ce communautarisme identitaire prendrait un contenu religieux, en rupture avec la laïcité.
Balibar insiste à raison sur la différence entre intégration et assimilation, que la « laïcité identitaire » prône. « Obsédée par la nécessité de faire barrage au « communautarisme », elle en vient donc à construire (au moyen de « valeurs », mais aussi de normes et d’interdits culturels) un communautarisme d’Etat. Mais il y a plus grave, surtout dans la conjoncture actuelle : le symétrique, ou le synonyme inversé, de l’assimilation, c’est l’acculturation. Or cette notion est le fer de lance de l’offensive idéologique du fondamentalisme islamique qui dénonce l’emprise de la civilisation « chrétienne » et « séculière » sur les communautés musulmanes en Europe (et sur les sociétés arabo-musulmanes « modernisées »), en tirant même à l’occasion une légitimation du jihad, comme on peut le lire sur différents sites internet. a construction de la laïcité comme identité collective, nationale, sous-tendue par l’idée que la République implique l’assimilation (et non pas seulement l’intégration à la vie sociale et l’accomplissement des obligations civiques), est ainsi attirée dans un scénario de rivalité mimétique avec le discours totalitaire dont, dans le même temps, la politique française prétend se prémunir. Le moins qu’on puisse dire est qu’une telle construction ne servira ni à comprendre la nature des périls, ni, puisque « nous sommes en guerre », à forger la solidarité des citoyens. »
Ce qui est en cause, ce sont des droits fondamentaux, ce que ne comprennent pas les personnes pour qui la laïcité n’est en France qu’une « religion d’Etat » [15], sans vouloir admettre le caractère progressiste et protecteur de la loi de 1905. La « religion d’Etat » que veut imposer Sarkozy n’est pas laïque, mais « catho-chrétienne ». L’un des aspects les plus étranges des débats suscités en Europe par la laïcité « à la française », c’est que les critiques semblent indifférents au fait que bien souvent, dans leur propre pays, religion d’Etat il y a, qui peut être « anglico-chrétienne » ou autres variantes, mais toujours chrétienne. L’Europe occidentale compte douze monarchies, cet archaïsme : la Grande-Bretagne, Andorre, la Belgique, le Danemark, le Liechtenstein, le Luxembourg, Monaco, les Pays-Bas, la Norvège, l’Espagne, la Suède et le Saint-Siège. Dans d’autres pays (tel l’Italie), il y a encore des crucifix dans les classes. Des lois contre le blasphème existent toujours dans des pays comme l’Allemagne, le Danemark, l’Italie, l’Irlande et la Grèce – effectivement appliqué dans ce dernier (orthodoxe). Tout cela valorise en permanence l’affirmation d’une identité nationale chrétienne.
Manuel Valls et l’étatisation de l’espace public
Le Premier ministre Valls ne se réfère pas à une identité religieuse comme le fait Sarkozy. Il n’en a pas moins « ajouté de la tension au grotesque » en apportant son soutien total aux arrêtés anti burkini, comme le relève la LDH : « Quel que soit le jugement que l’on porte sur le signifiant du port de ce vêtement, rien n’autorise à faire de l’espace public un espace réglementé selon certains codes et à ignorer la liberté de choix de chacun qui doit être respectée. Après le « burkini » quel autre attribut vestimentaire, quelle attitude, seront transformé en objet de réprobation au gré des préjugés de tel ou tel maire ? »
Ces manifestations d’autoritarisme n’empêcheront rien, mais elles constituent un dévoiement de la laïcité. Et assurément, elles renforcent le sentiment d’exclusion et contribuent à légitimer ceux et celles qui regardent les Français musulmans comme un corps étranger à la nation. » [16]
Manuel Valls évoque le combat contre le fondamentalisme religieux (islamique) pour justifier sa position – et son rejet assez incroyable de la part d’un Premier ministre de la décision du Conseil d’Etat. Il doit pourtant bien savoir que la blogosphère djihadiste et salafiste a reçu les arrêtés « anti burkini » comme un véritable « don de Dieu » : les vidéos de policiers harcelant sur les plages des femmes voilées ont fait plus pour leur cause que des années de propagande intégriste [17].
Comment expliquer cet apparent paradoxe ? Pour combattre le fondamentalisme (tous les fondamentalismes), il faudrait laisser la société agir solidairement : faire la fête, lutter ensemble. C’est précisément ce que la présidence Hollande ne veut pas. L’état d’urgence a été utilisé contre les mobilisations citoyennes (climat…) et syndicales (loi El Khomri…). La priorité des priorités du régime est de casser radicalement les capacités de résistances sociales pour imposer l’ordre néolibéral. Dans ces conditions, la réponse du pouvoir ne peut être que sécuritaire et liberticide.
L’espace public est traité comme s’il pouvait être librement régi par l’autorité publique (l’Etat) [18]. En ce domaine aussi, la décision du Conseil d’Etat est très importante. Invoquer un hypothétique danger de troubles à l’ordre public ne permet pas aux maires d’imposer leur arbitraire.
Pour Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public à l’université Paris-Ouest-Nanterre et directrice du Centre d’études et de recherches sur les droits fondamentaux (Crédof) : « Le Conseil d’Etat donne une définition de l’ordre public précise et éloignée en tout point de celle qui découlait des arrêtés municipaux en cause […] [P]lus la notion de l’ordre public est vaste, plus on permet à l’autorité administrative des restrictions des libertés. Il y a donc un enjeu crucial dans le fait de contenir la notion d’ordre public dans des limites bien précises. C’est une des grandes qualités de cet arrêt, qui revient à une conception très précise de la notion d’ordre public » [19].
Un coup de frein est ainsi donné à l’extension perpétuelle de la logique de l’état d’urgence qui conduit tout droit à l’Etat d’exception.
Nous vivons un moment très dangereux
Ce coup de frein n’est cependant temporaire. Certes, même si bon nombre des maires concernés ont refusé d’appliquer la décision du Conseil d’Etat (le ministère de l’Intérieur se refusant pour sa part à les y forcer), la plupart des arrêtés « anti burkini » sont limités à la période des vacances (fin août-début septembre). Cependant, la question de fond va se retrouver immanquablement posée durant la campagne présidentielle [20]
Plus profondément, nous glissons progressivement vers un changement radical de régime. Depuis longtemps déjà, la démocratie politique a été vidée de son contenu, les assemblées élues n’ayant plus le droit d’adopter librement les lois (obligées qu’elles sont d’introduire les régulations décidées à l’OMC ou contraintes de respecter un entrelacs de traités qui sanctuarisent l’ordre néolibéral). Ce sont maintenant les libertés civiques qui deviennent conditionnelles, dépendantes du bon vouloir gouvernemental.
Il est particulièrement troublant de voir, en de telles circonstances, des personnes se réclamant du féminisme applaudir à des mesures d’exception, liberticides et discriminatoires. La sociologue Nathalie Heinich note à raison que nous ne sommes plus dans les années post-68 et que la question « vestimentaire » doit s’analyser dans le contexte présent. Elle en conclut, à tort cette fois, que le combat contre le burkini n’est que politique, son port exprimant une « opinion délictueuse » que le Conseil d’Etat aurait dû valider « en vertu de la légitime limitation du droit à la liberté d’expression ». « Il faut donc choisir son camp », celui des partisans « d’un islam respectueux des lois et valeurs de notre pays. » Et lâche, s’adressant ironiquement aux post-soixante-huitards, le « slogan politique » : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » [21].
Notre sociologue prône la mise en contexte historique. Quand Louis Antoine Saint-Just lança « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », l’affrontement entre révolution et contre-révolution était à son comble. Il précisa : « Répétons donc en ce jour et cette heure qu’il n’y a pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! ». Cela annonçait la Terreur, « cette arme terrible », « étrangère à la nature de la révolution » (je souligne). Une arme donc de dernier recours. [22]
Nathalie Heinich fanfaronne, mais souffle sur les braises. Jusqu’à maintenant, la population a encaissé de façon remarquable une redoutable succession de chocs terroristes [23] Janvier 2015 (Charlie, Hypercasher), novembre 2015 (Bataclan, stade de France…), mars 2016 (Bruxelles), juillet 2016 (Nice), août 2016 (Saint-Etienne-du-Rouvray) et bien d’autres « incidents » morbides (la tête d’un petit patron coupée et plantée sur un grillage d’usine…) et d’agressions antisémites. Dans les années 70 encore, les ratonnades faisaient de nombreux morts chez les travailleurs immigrés. Ce n’est pas le cas aujourd’hui ; mais la meute peut être lâchée demain.
On note une « radicalisation » des milieux catholiques pratiquants, en majorité très à droite. [24]. La classe politique française joue l’hystérie et la surenchère, jusqu’à exiger un « Guantanamo à la française », des camps de rétention préventifs, etc. Elle construit un climat favorisant une résurgence des ratonnades meurtrières d’antan. On pourrait dire que cette résurgence est programmée pour les lendemains de la présidentielle en 2017 ; mais un basculement partiel de la situation peut se produire avant, en particulier s’il y a un nouvel attentat (lui aussi « programmé »).
Invoquer aujourd’hui, même ironiquement, le slogan « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », c’est vraiment jouer avec le feu. L’esprit de l’état d’urgence fait des ravages. Ce n’est pas parce qu’on définit une question de « politique » que l’on peut fouler aux pieds les lois garantes de libertés fondamentales !
L’évolution de la situation en France s’inscrit dans une dynamique mondiale marquée par la prédominance des lois sécuritaires, la généralisation de régimes autoritaires, les attaques urbi et orbi contre la laïcité ou le « sécularisme » (le « modèle français » est loin d’être le seul sous le feu des nationalismes et fondamentalismes religieux), le déclin des mouvements progressistes laïques en diverses régions...
Tout cela n’est pas un « problème français », même s’il prend évidemment en France des formes spécifiques. L’heure est suffisamment grave pour que l’on dépasse le climat de polémique circulaires pour définir plus avant des lignes de défense communes contre cette montée de la réaction.
Vive la mixité !
Si Manuel Valls, l’homme qui ne sourit jamais, reste droit dans ses bottes et si la droite « dure » radicalise sa mise en cause de la laïcité, le malaise politique est perceptible tant les enjeux sont explosifs. Alain Juppé s’oppose à une « loi de circonstance » sur le burkini. « « Dans l’état de tension et de souffrance dans lequel se trouve la société française, nous serions tous bien inspirés d’arrêter de jeter de l’huile sur le feu. » [25]. Caroline Fourest ne veut pas non plus d’une telle loi [26]. Au sein du gouvernement, les ministres de la Santé, Marisol Touraine et de l’Education nationale Nadja Vallaud-Belcacem ont pris le contre-pied de leur Premier ministre [27].
Sur la question du burkini, Oser le féminisme défend une position qui me paraît raisonnable [28] :
« […] Nous rappelons que l’association a depuis sa création une position très nette sur la question des religions et des droits des femmes. Les religions, toutes les religions, parce qu’elles ont été pensées, construites et dirigées par des hommes, sont le reflet du patriarcat. Les femmes y sont très souvent reléguées au second plan, considérées comme étant “impures”, et devant donc “payer” pour leur soi-disante “impureté”. C’est là qu’apparaissent des mesures visant à restaurer la “pudeur” des femmes, et le voile en est un des instruments. Nous ne pouvons pas passer sous silence le combat de ces femmes iraniennes, saoudiennes, et de bien d’autres pays, qui réclament simplement le droit de se balader les cheveux au vent, dans l’espace public. Nous ne pouvons pas passer sous silence le fait qu’en France, certaines femmes vivent une oppression religieuse, qui va à l’encontre de leurs libertés fondamentales.
Pour autant, nous condamnons ces arrêtés anti-burkini. Où sont les droits des femmes quand on fait justement d’une catégorie de femmes les responsables du “désordre public”, voire pour certains du terrorisme ? Quel est le lien entre une femme voilée à la plage et des meurtres de masse commis par des djihadistes ? Est-ce en combattant ces femmes qu’on combat l’intégrisme et l’obscurantisme ? Dans ce cas, pourquoi ne pas sanctionner TOUS les signes ostentatoires religieux et non pas uniquement celui-ci porté exclusivement par des femmes ?
Une double manipulation est donc à l’œuvre, qui stigmatise les femmes voilées.
Manipulation des fabricants de vêtements de mode dite “pudique”, qui se frottent les mains, mais aussi de ceux pour qui le voile devrait être obligatoire pour les femmes musulmanes.
Mais aussi manipulation de ces édiles locaux (dont certains visiblement en manque de notoriété), qui, à défaut de faire des politiques sociales aptes à endiguer l’exclusion que vivent certains et certaines (l’exclusion sociale étant une trappe vers un repli sur soi communautaire), préfèrent s’attaquer à une catégorie de femmes, livrées à la vindicte raciste. […] »
Si nous sommes ainsi obligés de répondre à des « manipulations multiples », c’est notamment dû au fait que nous ne vivons pas un grand mouvement émancipateur international qui, à l’instar des années 60-70, offre un horizon commun aux luttes. La montée de la réaction, religieuse ou non, se fait durement sentir au Nord comme au Sud. Les femmes en paient le prix avec la remise en question de droits conquis (attaques idéologiques et restrictions financières pour le droit à l’avortement en Europe…) – et, dans une grande partie du monde musulman, un recul dramatique de la condition féminine. Il faut se garder des fausses symétries. Le droit de se couvrir aujourd’hui n’est pas l’équivalent du droit de se dévêtir quelques décennies auparavant – si du moins on ne fait pas sien les conceptions néolibérales de la « responsabilité individuelle » et du « libre choix » faisant abstraction des contextes réels et contraignants, identifiant aussi consentement et choix libre.
Sans identification à un espoir commun, l’expérience collective se fragmente, et les identités avec. Il est particulièrement délicat dans ces conditions de parler de « communautés » en assignant d’autorité à des secteurs de la population une identité homogène qui n’existe pas dans la réalité. C’est précisément ce que font les racistes et ce n’est pas la peine de leur emboiter le pas. Il en va ainsi des « musulmans » quand tout arabe est labellisé tel comme dans un récent article de Jacobin [29]. Il y aurait en France cinq millions de musulmans ; en fait, l’auteur se contente de choisir l’estimation haute de la population d’origine nord-africaine et de la désigner par sa supposée religion. Il ne prend pas en compte la grande diversité des expériences vécues par les membres de cette immigration sans laquelle on ne peut pas analyser la situation présente [30]
De même, on ne peut invoquer les « non blancs » comme s’ils vivaient une expérience unifiante, alors que les conflits entre « subalternes » arabes, noirs, chinois… peuvent être très vifs [31] et que les formes d’organisation dont les sans-papiers se sont dotés au fil des luttes ont été très variées et souvent sans connotation religieuse : par exemple les collectifs de sans-papiers par régions d’origines ou les comités de grève sous protection syndicale (CGT) [32].
Cette question se pose en bien des domaines. L’expérience des LGBTI en Europe est très diversifiée. L’homonationalisme est un problème majeur pour la convergence des luttes des opprimé.e.s ; ainsi d’ailleurs que l’hétéronaltionalisme. Pour Peter Drucker, la solidarité doit pour contribuer à « briser le cercle vicieux de l’homonationalisme et de l’hétéronationalisme ». A savoir, un « activisme queer en défense des droits civiques, pour la paix, contre toutes les formes de discrimination, pour la justice sociale. Ce qui, à mon sens, implique le militantisme queer contre le néolibéralisme qui est une cause majeure de l’injustice sociale. » [33].
Certains semblent penser que le combat peut se mener par étapes : d’abord la lutte propre des arabo-Maghrébins (ou « non blancs ») ; ensuite seulement (quand ?), ce sera l’heure de la a lutte des classes « tous ensemble ».
Les classes dominantes ne mènent cependant pas leur offensive par étape ! Elles visent à briser maintenant, toutes les résistances sociales. Demain, il sera trop tard pour toutes et tous. Comment ne pas voir que la division est l’un des moyens privilégiés que les grands possédants utilisent pour imposer leur loi ? Il en va de même de la réaction religieuse, y compris islamiste [34]
Les extrêmes droites « européennes » et islamistes œuvrent à la séparation. Tout devient occasion de séparation : culture, religion, origine, sexe… Elles tentent de faire de cette politique un fait accompli. On ne répond à une telle entreprise qu’en valorisation la mixité. Une mixité inscrite dans les réalités de notre société qui connaît un grand nombre de couples mixtes et peu de territoires réellement « homogènes ». Luttons contre les logiques de ghettoïsations. Faisons vivre les espaces de convivialité partagée. Soutenons les luttes les uns des autres – et menons des combats communs. La solidarité dans l’égalité.
Bloquer l’offensive tous azimuts à laquelle nous devons faire face ne se fera pas sans tenir pleinement compte des exigences des plus opprimé.e.s et exploité.e.s, mais pas non plus sans luttes communes. En défense et pour la promotion des droits sociaux. En défense et pour la promotion des libertés civiques. Pour la démocratie réelle maintenant ; pour l’égalité réelle maintenant. Contre l’ordre néolibéral.
Pierre Rousset