L’apport de la santé publique dans la gestion de la crise sanitaire due au Covid-19 mérite d’être questionné. La fin de la crise n’est pas pour demain. Interrogé récemment à ce sujet, le président du conseil scientifique ne l’envisageait pas avant 2022. Il n’est donc sans doute pas trop tard pour considérer l’épidémie comme une véritable crise sanitaire globale et pas uniquement une pandémie infectieuse. La gestion de l’aspect infectieux de la crise a pu prêter à critiques, sur les masques, les stratégies vaccinales et de dépistage. Mais, globalement, les résultats de la France ne semblent ni pires ni meilleurs que dans d’autres pays.
La focalisation du système de santé sur l’aspect viral masque pourtant d’autres réalités (santé mentale, retards et renoncements aux soins et à la prévention, violences, inégalités sociales de santé…). Cette situation impose de prendre en compte l’ensemble des dimensions de santé publique et de lancer un débat sur des priorités de santé, qui dépassent largement l’aspect infectieux. Derrière l’unanimité qui peut se dégager de l’impératif de protéger la santé des populations à risque se cachent en réalité des choix qui n’ont rien d’évident et méritent d’être clarifiés pour être débattus publiquement.
Le débat centré sur le SARS-CoV-2 a imposé l’idée que les critères de santé étaient l’incidence, les capacités hospitalières et la mortalité liés au nouveau coronavirus. L’émotion, compréhensible, suscitée par le seuil atteint des 100 000 décès liés au Covid-19 a accrédité cette idée. En réalité, au fil des mois, ce qui était prévisible en avril 2020 et avait été écrit dans un rapport du Haut Conseil de la santé publique d’avril 2020 se confirme, l’épidémie de SARS-CoV-2 a un impact majeur dans d’autres domaines de la santé.
Des horizons temporels différents
L’ampleur des soins repoussés est impressionnante : entre la mi-mars et la mi-mai, 2,2 millions de séjours hospitaliers annulés ou reportés, selon la Fédération hospitalière de France ; alors que, pour quatre semaines de retard, la mortalité peut augmenter de près de 10 % pour certains cancers. La répercussion sur la santé mentale semble avoir atteint tous les groupes de population, depuis l’anxiété jusqu’aux dépressions sévères ou au stress post-traumatique voire aux tentatives de suicide. Une augmentation des violences intrafamiliales a été notée. Le creusement des inégalités sociales de santé, de prévisible qu’il était, a été confirmé par les chiffres à mesure que les études produisaient des résultats. La lutte contre les conséquences du SARS-CoV-2 est donc une stratégie multifront que ne permet pas de gagner le seul arsenal anti-Covid-19.
Depuis la mise en place de la stratégie vaccinale, la protection des populations à risque est une approche légitime. Encore faut-il préciser de quels risques il s’agit. Les enfants sont l’illustration de cette question. Certes, ils sont relativement à l’abri des formes graves du SARS-CoV-2, et ne constituent pas une population à risque de ce point de vue. Mais les données s’accumulent pour montrer que d’autres problèmes de santé les concernent en fréquence et en intensité. Violences, accidents domestiques sévères, atteintes en matière de santé mentale, reports de soins et de vaccinations sont autant de problèmes urgents que notre dispositif de surveillance épidémiologique peine à objectiver.
Les stratégies sanitaires – dépistage, confinement, vaccination – appellent une évaluation après un délai qui est, dans cette crise généralement, de l’ordre de quelques semaines. L’impact non infectieux de l’épidémie et de ses moyens de contrôle (confinement, couvre-feu, distanciation physique et sociale) se joue dans des horizons temporels différents.
Si l’augmentation de 50 % des hospitalisations pour violences sur des enfants a pu être mesurée rapidement, l’effet d’autres conséquences peut atteindre des décennies, ce qui est aussi difficile à modéliser que facile à omettre. Les reports de soins et de dépistage des cancers ont des conséquences réelles mais pour partie différées, de même que pour les maladies cardiovasculaires ou les vaccinations reportées des enfants. Sans allonger la liste, l’enjeu de la fermeture des écoles porte sur l’apprentissage et les inégalités scolaires d’une génération.
Prioriser les enjeux de santé publique
Malgré les mesures de protection sociale, chômage partiel et fonds de solidarité, la baisse des plus bas revenus a été marquée et, là aussi, ce sont des familles qui s’enfoncent dans la pauvreté, alors qu’un enfant sur cinq avant la crise vivait déjà sous le seuil de pauvreté. La difficulté de faire face aux vagues d’hospitalisation et de réanimation est largement connue. Elle s’accompagne d’un profond sentiment de manque de reconnaissance chez les soignants alors que les conditions d’emploi et de travail ont été trop longtemps négligées et qu’une usure douloureusement ressentie risque de priver l’hôpital public de sa richesse première : un personnel dévoué et compétent.
L’ensemble de ces problèmes a été mis à l’agenda au fur et à mesure des mobilisations, par des associations de malades, des professionnels, des sociétés savantes et certaines agences régionales de santé. Ils méritent d’être évalués plus précisément pour détailler leurs effets, à court et long terme.
Tous ces enjeux de santé publique appellent une mobilisation et un débat sur leur priorisation. Toutes les stratégies ne sont sans doute pas équivalentes lorsque les décisions pour un aspect de santé sont mises en balance avec d’autres. Raisonner en silo sur une seule maladie, infectieuse, de surcroît inconnue, n’est déjà pas facile, on le voit pour cette épidémie. Mais prendre en compte l’impact des stratégies choisies et l’ensemble des conséquences est un impératif. Sans ce point de vue global, cette crise serait une défaite de plus pour la santé publique dans notre pays. Il est encore temps d’en débattre et de faire vivre une démocratie sanitaire qui n’a pas été jusqu’à présent considérée comme une ressource.
Isabelle Grémy
Directrice de l’Observatoire régional de santé d’Ile-de-France
Thierry Lang
Professeur émérite de santé publique, université de Toulouse
Pierre Lombrail
Professeur de santé publique, université Sorbonne-Paris-Nord