Depuis la mort de George Floyd à Minneapolis, le 25 mai, un mouvement international relance le combat antiraciste. Black Lives Matter résonne dans le monde entier. On aurait pu craindre que la pandémie, qui incite au repli domestique, n’étouffe tout désir de politique ; c’est le contraire. Il est vrai que les populations les plus touchées par le virus, y compris parmi le personnel soignant, recoupent celles qui sont le plus frappées par les violences policières : les classes populaires, en particulier noires ou arabes.
De façon inattendue, le comité Adama réussit à mobiliser le 2 juin devant le tribunal judiciaire de Paris, puis le 13 juin, place de la République. Des années de militantisme dans les quartiers populaires débouchent aujourd’hui sur un véritable mouvement social : la jeunesse se mobilise pour l’égalité des droits et la démocratie. Il faudrait s’en réjouir : en donnant à la colère une forme politique, la mobilisation épargne au pays les révoltes que peuvent déclencher les violences policières.
Indifférence et hostilité
Or le président de la République n’a jamais eu un mot pour George Floyd, ni prononcé publiquement le nom d’Adama Traoré. Et il s’agit d’hostilité, pas seulement d’indifférence. A l’en croire, la jeunesse serait détournée du droit chemin républicain. Il avait commencé par tenir « en privé » des propos relayés dans Le Monde contre « l’intersectionnalité » et les « discours racisés » (sic) : « Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux. »
Bref, la jeunesse serait corrompue par ses professeurs. Que nos travaux portent sur ces questions ou pas, l’honnêteté nous oblige à le déclarer : nous ne sommes pas à l’instigation de ce mouvement social ; en revanche, il est pour nous une inspiration.
« Le président de la République a semblé n’avoir rien vu, rien entendu, rien compris de ce qui est en train de se passer »
C’est qu’il donne l’espoir d’un renouveau démocratique. Alors que les discours qu’on entend dans l’espace public semblent si souvent déconnectés de la réalité, le mouvement actuel est né de l’expérience des quartiers populaires : le travail militant de terrain redonne sens à l’action politique en ouvrant des espaces pour celles et ceux qui habitent les quartiers populaires, et pour toute cette jeunesse, qu’elle soit liée ou pas à l’histoire de l’immigration.
Pourtant, dans son allocution du 14 juin, le président de la République a semblé n’avoir rien vu, rien entendu, rien compris de ce qui est en train de se passer. Sans doute annonce-t-il : « Nous serons intraitables face au racisme, à l’antisémitisme et aux discriminations, et de nouvelles décisions fortes seront prises. » Mais l’adjectif sonne creux.
« La Marseillaise » place de la République
En fait de lutter contre le racisme, le chef de l’Etat juge « dévoyée » la mobilisation antiraciste actuelle et la taxe de « communautarisme ». « Ce combat est inacceptable lorsqu’il est récupéré par les séparatistes. » Il ne parle pas ici des provocations des suprémacistes blancs identitaires, mais des antiracistes ! Pourtant, place de la République, la foule chantait La Marseillaise à tue-tête et toutes les couleurs se mêlaient. Assa Traoré le soulignait pendant la manifestation : « On est tous chrétiens, on est tous juifs, on est tous musulmans, on est tous toutes les religions, on est tous français. »
Quand le président s’en prend à la « réécriture haineuse ou fausse du passé », ce n’est pas une attaque contre ceux qui, tel Eric Zemmour, osent dire que « Pétain a sauvé les juifs français ». Et qu’importent les massacres du gouverneur général Gallieni à Madagascar [à la fin du XIXe siècle] ou les « enfumades » du général Bugeaud en Algérie [dans les années 1840, les militaires français enfumaient les grottes où se cachaient les résistants indépendantistes algériens] ! Refuser de « revisiter » l’histoire revient à éviter qu’en retour le passé colonial n’éclaire notre actualité post-coloniale. Les contrôles d’identité à répétition, réservés aux personnes racisées, ne gardent-ils pas la trace du code de l’Indigénat ?
La responsabilité des pouvoirs publics
C’est précisément ce que le président refuse d’admettre. Il est prêt à reconnaître des discriminations dans la société (les diplômes et les emplois), mais il n’est pas question pour lui de reconnaître la responsabilité des pouvoirs publics. Rien n’a été fait après la condamnation de l’Etat par la justice française pour « faute lourde » en matière de contrôles au faciès (vingt fois plus nombreux pour les jeunes hommes arabes ou noirs), et le gouvernement ignore les avis réitérés du Défenseur des droits sur les violences policières, en particulier contre les lanceurs de balles de défense.
Au contraire, le chef de l’Etat garantit aux policiers et aux gendarmes, de manière inconditionnelle, « le soutien de la puissance publique et la reconnaissance de la nation ». Mais pourquoi opposer « l’ordre républicain », identifié à la police, au « désordre », associé aux mobilisations antiracistes pour la défense de l’égalité des droits ? La plus grande cause de désordre républicain, aujourd’hui, ne sont-ce pas, avec la ségrégation et les discriminations ordinaires, les abus policiers qui rendent illégitime, aux yeux d’une part croissante de la population, le monopole de la violence exercée par l’Etat ?
Le président engage le combat, non pas contre le racisme, mais contre l’antiracisme. Il ne suffit pas d’invoquer la République comme un mantra pour mener une politique républicaine. On pourrait pasticher le général de Gaulle en 1965 : « On peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant : “la République, la République”, mais ça n’aboutit à rien, et ça ne signifie rien. » Si la République est vivante aujourd’hui, c’est dans la rue, pour réclamer « justice et vérité » ; elle se mobilise au nom de l’égalité, sans distinction de race. Telle est la place de la République, aux couleurs de l’antiracisme : le cœur vibrant de la démocratie.
Etienne Balibar, philosophe, université Paris-Nanterre ; Hourya Bentouhami, philosophe, université Toulouse-Jean-Jaurès ; Sonia Dayan-Herzbrun, sociologue, université Paris-Diderot ; Souleymane Bachir Diagne, philosophe, université Columbia (Etats-Unis) ; Eric Fassin, sociologue, université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis ; Nacira Guénif, sociologue, université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis ; Bertrand Guillarme, philosophe, université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis ; Catherine Larrère, philosophe, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne ; Sandra Laugier, philosophe, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne ; Nadia Marzouki, politiste, CNRS ; Sarah Mazouz, sociologue, CNRS ; Achille Mbembe, politiste, université du Witwatersrand (Afrique du Sud) ; Pap Ndiaye, historien, Sciences Po ; Olivier Roy, politiste, CNRS.
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